Elio Di Rupo, président du PS, et Bart De Wever, président de la N-VA: l'impossible dialogue. © Didier Lebrun/photo news

Les 8 étapes vers l’indépendance francophone

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Une nouvelle discussion communautaire est inéluctable. Les francophones doivent s’y préparer. Un deal N-VA/PS, un fédéralisme « radical et définitif », voire l’indépendance, une Belgique à 4, le prix à payer par la Flandre… Notre enquête sur un scénario auquel il faut se préparer dès à présent.

La Belgique est en crise. Plus personne ne nie l’évidence. Trois mois après les élections, le blocage reste complet au fédéral. Depuis décembre 2018, le pays est géré par un gouvernement démissionnaire, ultraminoritaire, en affaires courantes, composé par trois partis (MR, Open VLD et CD&V) qui figurent parmi les perdants du dernier scrutin. Les informateurs, Didier Reynders (MR) et Johan Vande Lanotte (SP.A), remettent un nouveau rapport au roi le 9 septembre, mais, de l’avis général, ils n’ont guère avancé. La clé de la solution se trouve du côté francophone, singulièrement au PS. Les nombreux interlocuteurs interviewés par Le Vif/L’Express, tant dans les états-majors des partis que dans les universités, estiment que les francophones doivent tirer les leçons du signal envoyé par les électeurs flamands, le 26 mai. N-VA et Vlaams Belang sont les deux premières formations politiques du nord du pays. Même si leurs électeurs disent ne pas avoir voté pour des raisons strictement communautaires, ils expriment une vision de la société totalement différente de celle du sud du pays. Une réforme de l’Etat est donc inéluctable. Les francophones doivent s’y préparer. Davantage que cela : ils doivent prendre leur destin en main. Sans refuser d’aller loin dans de nouveaux transferts de compétences, en posant leurs conditions et… sans exclure l’indépendance.

Charles Michel et Jean-Luc Crucke : au sommet du MR, on plaide pour une discussion communautaire en marge de la gestion du pays.
Charles Michel et Jean-Luc Crucke : au sommet du MR, on plaide pour une discussion communautaire en marge de la gestion du pays.© Danny Gys/reporters

Voici les étapes du scénario qui pourrait se dessiner.

1. Un dialogue N-VA/ PS

Une certitude : le blocage ne peut pas durer. En 2010-2011, le pays s’était arrêté de tourner durant 541 jours. Cette fois, pas question de battre ce record, d’autant que les données sont plus claires.  » Le risque d’un pourrissement est réel, s’inquiète Hugues Dumont, professeur de droit constitutionnel à l’université Saint-Louis. Or, cela me paraît simple. Bart De Wever a des cartes exceptionnelles entre les mains : il peut dire qu’il est prêt à discuter avec le PS, mais que le PS ne veut pas et que c’est le PS lui-même qui rend ce pays ingouvernable. C’est, pour lui, du pain bénit ! Dès lors, si le CD&V et l’Open VLD pensent que la N-VA est incontournable au fédéral, je ne vois pas comment le PS peut continuer à dire non. Sauf à précipiter une forme de crise plus profonde encore…  » Un dialogue N-VA/PS ne pourrait donc survenir que lorsque le CD&V et l’Open VLD auront clairement formulé leurs intentions. Car au PS et chez Ecolo, il reste toujours l’espoir qu’un gouvernement fédéral sans la N-VA est possible.

Est-ce une forme d’aveuglement de la part des socialistes ?  » Je pense souvent à cette image selon laquelle un âne ne tombe jamais sur la même pierre, prolonge le constitutionnaliste Marc Uyttendaele. En politique belge, j’ai l’impression qu’il tombe dix fois sur la même pierre ! Un des moments clés des rapports récents Nord-Sud, c’est BHV. Entre 2003 et 2010, les Flamands étaient demandeurs d’un dialogue et nous, francophones, refusions de façon arrogante. La crise des 541 jours en a été le produit, avec une radicalisation des partis flamands. Il a fallu reculer. Chaque fois qu’on refuse de parler, on perd du terrain dans un dialogue qui, inévitablement, aura lieu un jour. On reproduit ce schéma absurde en refusant une déclaration de révision de la Constitution, en refusant un dialogue sur la structure de l’Etat alors que la carte électorale de la Flandre impose ce débat à l’ordre du jour. C’est reculer pour moins bien sauter.  »

La justice, malmenée lors de la dernière législature, pourrait basculer vers les Régions.
La justice, malmenée lors de la dernière législature, pourrait basculer vers les Régions.© Nicolas Landemard/isopix

Au sommet du PS, la prudence est de mise. La plupart de nos demandes d’interview sont restées sans réponse. La ligne officielle demeure : pas question de parler avec un parti nationaliste qui incarne tout le contraire de l’idéal socialiste.  » Les partis de gauche francophones se comportent de façon irresponsable depuis des années, peste-t-on au sommet du MR. A force d’ostraciser la N-VA, on bloque tout. On ne peut pas dire en même temps qu’on aime la Belgique et qu’on n’aime pas les Flamands. Un combat se joue en coulisse. Elio Di Rupo a une vision plus pragmatique, considérant qu’on a le choix entre un dialogue avec la N-VA ou des élections anticipées, avec le risque majeur de voir apparaître, en Flandre, une majorité à deux, N-VA – Belang. Mais Di Rupo est coincé par sa stratégie de rejet de la N-VA : pendant cinq ans, nos opposants ont littéralement lavé le cerveau des francophones ! Paul Magnette pense davantage à sa prise de pouvoir à moyen terme. Il doit se présenter en étant pur et, donc, en évitant tout amalgame avec la N-VA. La question est de savoir qui va l’emporter.  »

Les blessures de la législature passée ne sont manifestement pas pansées. De tous côtés.  » Ce qu’a fait le MR en 2014, avec un tel rapport disproportionné au fédéral, a profondément déséquilibré ce pays, regrette Olivier Maingain, président de DéFI. Cela a donné le signal aux Flamands que c’était « Vlaanderen eerst », que l’Etat belge n’était plus que le subordonné de leurs intérêts. Il faut désormais rappeler aux partis du nord du pays qu’il y a une partie francophone dont ils doivent tenir compte.  »

Pour renouer les liens, il faut du temps. Or, notre pays n’en dispose pas, insiste Benoît Bayenet, économiste à l’ULB :  » Faudra-t-il une crise profonde pour que l’on bouge enfin, que ce soient les conséquences du Brexit, du ralentissement économique allemand ou de la guerre commerciale Chine/Etats-Unis ? Beaucoup de gens ne se rendent pas compte que l’on fonctionne aujourd’hui sur la base du budget 2018, avec les douzièmes provisoires pour 2019 et que nous sommes sur la bonne voie pour connaître la même situation en 2020 : c’est inquiétant !  » PS et N-VA devront donc se parler. A l’automne, quand la situation se dégradera.

Dans plusieurs Etats fédéraux, la police est gérée au niveau des entités fédérées.
Dans plusieurs Etats fédéraux, la police est gérée au niveau des entités fédérées.© Jean-Marc Quinet/belgaimage

2.Un gouvernement fédéral transitoire

Si N-VA et PS se parlent, et si une coalition bourguignonne (N-VA, libéraux et socialistes) voyait finalement le jour au fédéral, ce ne serait d’évidence pas pour mener un projet ambitieux pour la Belgique. Mais ces partis pourraient gérer le pays de façon conservatoire, le temps que la situation se décante.  » Entre PS et N-VA, ce ne serait pas du tout évident sur les questions économiques et sociales, relève un leader libéral. Nous pourrions élaborer un programme minimal, mais avec quelques éléments emblématiques pour satisfaire chacun des partis.  »

Paul Magnette, annoncé comme le prochain homme fort du PS, avait émis cette hypothèse dès le début de l’été, mais c’était sans doute trop tôt et on ne l’avait pas compris.  » Ce serait de vraies affaires courantes, mais avec la légitimité démocratique dont le gouvernement actuel ne dispose plus, note Marc Uyttendaele. Du conservatoire, une gestion de l’Etat la moins idéologique possible.  » Au moins, la Belgique ne souffrirait pas d’un vide du pouvoir coupable. Pendant ce temps, l’essentiel se jouerait ailleurs.

Nord et Sud voient d'un regard différent la politique hospitalière : on pourrait la défédéraliser.
Nord et Sud voient d’un regard différent la politique hospitalière : on pourrait la défédéraliser.© Jean-Luc Flémal/belgaimage

3. Un congrès national

Charles Picqué (PS), ancien ministre- président bruxellois, fut le premier à avoir évoqué, cet été, un nécessaire dialogue institutionnel. Au début du mois d’août, il s’en expliquait en primeur au Vif/L’Express :  » La sixième réforme de l’Etat devait retarder le processus de dissolution du pays. Force est de constater que les forces centrifuges se sont remises en place avant même l’échéance de 2025, qui prévoit une responsabilisation accrue des Régions sur le plan financier. Les résultats électoraux de 2019 sont sans appel : une majorité en Flandre veut aller plus loin dans les réformes de l’Etat. N’oublions pas que la N-VA et le Vlaams Belang ont des compagnons de route dans d’autres partis, issus de l’éclatement de la Volksunie. Les Flamands favorables à une évolution confédérale ou séparatiste ont une fenêtre de tir pour déstructurer ce qui reste de l’Etat. Nous n’éviterons pas une discussion institutionnelle, cela me paraît clair. Le plan B n’a jamais été ma préférence. Mais c’est un plan défensif, que l’on doit élaborer au cas où les autres ont la détermination d’aller plus loin.  »

Préparé il y a une dizaine d’années par des universitaires, à la demande des politiques, ce fameux  » plan B  » détermine les scénarios possibles pour les francophones. Il existe sur papier, mais doit être réactualisé.  » La sortie de Picqué a ouvert une brèche, nous confie-t-on dans plusieurs partis. Elio Di Rupo et les régionalistes du PS doivent être soutenus pour oser franchir le pas de ce dialogue institutionnel.  »  » Je suis de ceux qui espèrent que cela arrive, dans l’intérêt même de la Wallonie, et je ne suis pas le seul dans le cas, avance Philippe Destatte, directeur de l’Institut Destrée. Que ce soit en matière budgétaire ou de capacité de gestion, la Wallonie peut encore se dire que l’on peut passer cette législature-ci sans problème majeur. Mais si l’on ne bouge pas, les difficultés seront bien plus grandes en 2024.  »

La gestion de la crise migratoire par des ministres flamands irrite en Wallonie.
La gestion de la crise migratoire par des ministres flamands irrite en Wallonie.© Valentin Bianchi/id photo agency

La thèse du constitutionnaliste Hugues Dumont semble se confirmer : depuis plusieurs années, il insiste sur la nécessité d’une septième réforme de l’Etat et, l’an dernier, il a même proposé avec plusieurs collègues la création d’un cénacle où le dialogue pourrait avoir lieu.  » J’ai toujours dit que tôt ou tard, il faudrait remettre tout à plat, nous commente-t-il. Le lieu idéal pour le faire, ce serait un congrès national, qui retrouverait le pouvoir constituant de 1830. Celui-ci pourrait associer des élus, ceux du Sénat par exemple, et des non-élus. Je crois beaucoup à la pertinence d’une assemblée citoyenne tirée au sort, qui délibérerait en mettant sur la table toutes les hypothèses. Il n’existe pas que celle d’une septième réforme avec des pans entiers qui basculent à nouveau vers les Communautés ou les Régions, on pourrait aussi envisager des refédéralisations.  »

Un ténor libéral de premier plan appuie l’idée :  » Je plaide pour une forme de conférence dépolitisée avec des professeurs d’université, des économistes, des partenaires sociaux… au cours de laquelle, ces cinq prochaines années, on prendrait le temps de réfléchir à un fonctionnement optimal des structures de l’Etat, avec de nouveaux transferts à la clé, mais aussi des refédéralisations. Dans ce cadre, on pourrait revoir la loi de financement (qui détermine les moyens des Régions et Communautés). Il ne s’agirait pas de « confédéralisme », mais la discussion pourrait se faire sur la base du meilleur rapport qualité/prix. Un peu comme cela se fait dans une entreprise privée. On pourrait parfaitement imaginer avoir des institutions recadrées, des équipes gouvernementales ou parlementaires réduites.  » L’idée, murmure-t-on, aurait même déjà été évoquée avec certains partis flamands, singulièrement le CD&V.

Si un tel débat sur l’avenir de la Belgique venait à être posé, peut-être faudrait-il repasser par la case « élections », ne fût-ce que pour s’entendre sur une déclaration de révision de la Constitution. C’est la thèse de Marc Uyttendaele :  » Des élections sont indispensables. Durant la campagne, on poserait le vrai débat sur l’avenir de la Belgique. Il pourrait en découler une majorité N-VA – Belang, c’est vrai, mais si elle existe, cela voudrait dire quelque chose. Les francophones préfèrent-ils être sous le joug d’une politique inadmissible ou préfèrent-ils se réapproprier toute une série de compétences ? Nous avons besoin d’un leadership et d’un parler vrai.  » Au sein des partis francophones, un retour aux urnes ne suscite guère d’enthousiasme. La plupart des formations vivent en effet de profondes transformations : exit Michel et Reynders pour l’Europe au MR ; passation de pouvoir de Di Rupo vers Magnette au PS ; introspection existentielle au CDH ; succession de Maingain chez DéFI… Leur leadership est fragilisé.

Pour Benoît Bayenet, la loi de financement pourrait être revue, notamment pour la SNCB.
Pour Benoît Bayenet, la loi de financement pourrait être revue, notamment pour la SNCB.© Daina Le Lardic/belgaimage

4. Une ultime réforme de l’Etat

Au cours d’une telle discussion institutionnelle, tout devrait être mis sur la table. Y compris la séparation du pays. Même si Charles Picqué n’y croit pas encore :  » Il y des arguments rationnels pour éviter la dissolution du pays, pointe-t-il. Nos économies sont très imbriquées, tant dans la production que la consommation. La Wallonie a des atouts sur le plan démographique et territorial dont la Flandre peut bénéficier. Les Flamands ne peuvent pas se passer de Bruxelles, ni la rendre ingouvernable parce qu’elle perdrait de son attrait pour les investisseurs et les institutions. Enfin, le crédit international de la Flandre souffrirait si elle allait au bout de cette logique.  »

 » Cela dit, nous ne pouvons pas non plus être dans le statu quo, prolonge Charles Picqué. Notre créativité institutionnelle étant sans limites, je pense que l’on va se diriger vers un pseudo-confédéralisme : il ne s’agirait pas de confédéralisme, puisque ce concept évoque l’union d’entités indépendantes, mais de quelque chose qui y ressemble. On pourrait aller loin dans les transferts de compétences : justice, police, certains aspects de la sécurité sociale, politique migratoire – il ne faut pas oublier que ce dernier thème est un des facteurs importants du vote flamand. On revient de facto au plan B parce que les exigences d’adaptation de ce pseudo- confédéralisme imposées aux Wallons et aux Bruxellois seront très proches d’un schéma confédéral. La Belgique ne disparaîtra pas, mais ce sera pratiquement comme si : nous serions amenés à prendre notre sort en main !  »

Charles Picqué (PS) :
Charles Picqué (PS) :  » Nous n’éviterons pas une discussion institutionnelle. « © F. Sierakowski/belgaimage

Au MR, certaines voix s’élèvent en ce sens. Le ministre wallon Jean-Luc Crucke a lui aussi ouvert une brèche.  » Nous insisterons sur la meilleure gestion possible pour ce pays, indique-t-on au MR. Cela peut passer par des transferts de compétences. Nous refusons le confédéralisme parce qu’il s’agit de l’alliance de plusieurs Etats indépendants qui décident ce qu’ils veulent faire ensemble. Par contre, un fédéralisme renforcé, ce n’est pas impossible. Nous pourrions transférer la Justice ou l’Intérieur aux Régions : on peut convaincre les cadres du parti à ce sujet.  »  » Nous allons vers une septième réforme de l’Etat qui pourrait être définitive, acquiesce Philippe Defeyt, ancien secrétaire fédéral d’Ecolo. Quelque chose d’assez radical.  » Une telle ouverture, espère-t-on, convaincra la N-VA. Avec un bras de fer sémantique à la clé pour ne pas lui concéder le terme de  » confédéralisme « .

 » Que l’on parle de confédéralisme ou pas, peu importe, ce sont des querelles de juristes et de communicants, lance Marc Uyttendaele. Quelles sont les données du problème ? Le politique doit éviter que les populations ne s’appauvrissent. Les francophones doivent donc refuser de défédéraliser tout ce qui pourrait rendre la vie moins bonne. Mais il y a tout le reste. Nous subissons une politique fédérale qui n’est pas démocratiquement voulue par une majorité de francophones – la législature qui s’achève l’a démontré à suffisance… -, simplement pour ne pas provoquer de débat institutionnel. En matière de justice, je n’ai plus envie que des impératifs flamands régissent mon métier. Si l’on fédéralise demain cette compétence, j’en serai le premier ravi. Il n’y a pas deux démocraties comme le dit Bart De Wever, mais il y a bien deux sociologies totalement distinctes.  »

Hugues Dumont (Saint-Louis) :
Hugues Dumont (Saint-Louis) :  » Le lieu idéal pour parler : un congrès national. « © C. KETELS/belgaimage

Pourquoi ne pas appeler un chat un chat et admettre le confédéralisme ? enchaîne Philippe Destatte :  » Le mot « fédéralisme » a été exorcisé en 1989, on est même allé jusqu’à le mettre dans la Constitution alors que cela était tabou. Or, il s’agissait d’une question purement sémantique car notre système était fédéral depuis 1970. Il en va de même aujourd’hui avec le confédéralisme. Il y a déjà, dans notre système actuel, un certain nombre d’éléments confédéraux comme l’article 50 bis, la parité au Conseil des ministres… Pourquoi n’osons-nous pas en discuter franchement ? Ce serait un confédéralisme de finition, qui pourrait être un nouveau point d’équilibre.  »  » Il faut aller au bout du modèle, pense, lui aussi, Benoît Bayenet. Ce peut être un fédéralisme très approfondi, à la suisse. Je n’ai pas de tabou pour autant que cela réponde à des exigences d’efficacité des services publics. Si nous allons vers un fédéralisme abouti, il faut développer en retour un fédéralisme coopératif approfondi. Les Régions doivent travailler ensemble à de nombreux niveaux.  »

Seul Olivier Maingain, président de DéFI, qui n’avait déjà pas signé la sixième réforme de l’Etat, émet des réserves :  » Le confédéralisme, ce sont deux Etats au service de la Flandre. Il faut une concertation entre francophones pour déterminer quelles sont les conditions nécessaires pour que l’Etat belge ait encore un sens. Tout d’abord, il faut des solidarités interpersonnelles et interrégionales. Cela signifie que l’on doit maintenir des mécanismes pour la garantir au niveau de la sécurité sociale et de la fiscalité. Ensuite, s’il est vrai que l’on peut envisager de régionaliser la justice ou la police, nous devons maintenir des mécanismes pour que tous les citoyens puissent défendre leurs droits et veiller à ce que la Belgique respecte ses engagements par rapport aux conventions internationales ou au droit européen.  » Rappelons que la crise actuelle découle du refus par la N-VA d’adopter le Pacte des Nations unies sur la migration…

Marc Uyttendaele (ULB) :
Marc Uyttendaele (ULB) :  » Confédéralisme ou non, c’est une querelle de communicants. « © E. LALMAND/belgaimage

5. Une Belgique à 4

Avec l’émergence d’une identité bruxelloise forte, la montée des régionalistes wallons et les velléités autonomistes germanophones, l’hypothèse pour l’avenir d’une Belgique à quatre Régions domine, certainement du côté francophone, mais pas seulement. Les informateurs royaux, Didier Reynders (MR) et Johan Vande Lanotte (SP.A), en sont d’ailleurs des partisans déclarés et ce n’est peut-être pas par hasard que le roi les a choisis pour déminer le terrain.  » La solution passe par l’idée d’avoir quatre Régions fortes dans un pays fort « , appuie Jean-Luc Crucke (MR). Le confédéralisme version N-VA envisage plutôt une Belgique dominée par les deux Communautés, flamande et française. Incompatible ?  » Quand la N-VA propose un Parlement avec une parité entre composantes de l’Etat, la création d’un exécutif associant des représentants des entités fédérées, elle s’inscrit dans cette idée de Belgique à quatre « , nuance Philippe Destatte.

Cela nécessite, encore et toujours, une réforme de l’Etat.  » L’hypothèse d’une Belgique à 4 nécessite une montée en puissance de la Région bruxelloise, argumente Hugues Dumont. Depuis longtemps, je préconise la régionalisation et non la « cocofisation » des matières personnalisables et ça, c’est une réforme qui se discute avec les Flamands. On va dire que nous sommes demandeurs… Mais oui, nous le sommes ! On ne peut pas maintenir le statu quo. Le millefeuille bruxellois est contre-performant. J’ai horreur de cette façon dont nos élus se voilent la face en disant qu’à Bruxelles, on se débrouille. Oui, bien sûr, mais on gère très mal toute une série de matières. Le dysfonctionnement des affaires bruxelloises dépasse la fiction, on a développé un art du bricolage avec des formules illégales que personne ne comprend. Dire que Bruxelles se porte mieux, c’est faux !  »

Marc Uyttendaele, lui, insiste sur la nécessité de préserver les liens entre Wallonie et Bruxelles, au cas où l’aventure déraperait.  » Nous aurons toujours un système compliqué, avec des géométries variables, expose-t-il. Bruxelles est un enjeu important à double titre : on ne peut pas reculer sur son statut de Région, mais il faut aussi éviter qu’elle ne file dans le giron flamand. Dans cette logique-là, la Belgique à deux ne me dérange pas. J’insiste sur la nécessité d’une citoyenneté communautaire. Les moments de vérité impliquent aussi de choisir qui on est et, en réalité, nous sommes Belges francophones. Dans tous les cas de figure – fédéralisme accru, pseudo-confédéralisme ou indépendance -, il faudra choisir. Cela pose mille questions et la Flandre risque de jouer sur le dumping social pour attirer à elle certaines populations de Bruxelles – dont acte. Mais plus que jamais, nous devons renforcer les liens entre francophones.  »

Philippe Defeyt (Ecolo) :
Philippe Defeyt (Ecolo) :  » Ce pourrait être une réforme de l’Etat définitive. « © J.-M. QUINET/reporters

6. Un accord financier avec la Flandre

Le nerf de la guerre est financier. Les francophones ont toujours freiné des quatre fers sur le chemin d’une autonomie radicale en raison de leurs craintes financières. Pour Charles Picqué, il faut mettre le sujet sur la table :  » En allant vers un modèle proche du confédéralisme, nous pourrions obtenir des concessions de la part des Flamands en ce qui concerne le calendrier – comme un recul de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi de financement – mais aussi négocier le coût de cette nouvelle transformation de l’Etat. Il faut que la Flandre sache qu’elle devra prendre en charge certains coûts de ces réformes radicales puisqu’elle est demanderesse.  »

L’économiste Benoît Bayenet estime qu’il est parfaitement possible de revoir en profondeur la gestion des flux financiers.  » On peut revoir la loi de financement, la colonne vertébrale qui organise tout, dit-il. Des mécanismes de péréquation peuvent permettre d’atténuer de trop grandes divergences. Dans tous les pays fédéraux, il existe de telles compensations. Prenons le cas des chemins de fer : au vu des différences territoriales et des distances plus grandes en Wallonie, on peut légitimement remettre en cause la répartition actuelle. En ce qui concerne la sécurité sociale, les différences en matière de dépenses ne sont pas flagrantes d’une Région à l’autre et on peut les objectiver – elles sont parfois plus élevées en Flandre. Objectiver permettrait de relativiser.  »

Une remise à plat du système fédéral impliquerait bel et bien de réclamer une grande partie de la facture à la Flandre… en attendant des jours meilleurs, mais en restant réalistes.  » Lorsque l’on dit que la Région wallonne doit rattraper son retard économique, c’est un non-sens, poursuit Benoît Bayenet. La Flandre est notre principal partenaire, comment peut-on croire que l’on va croître plus vite qu’elle ? Nous sommes désormais dans le moyenne de la croissance européenne, c’est déjà très positif.  »

Philippe Destatte, pourtant, insiste :  » Les francophones doivent cesser d’être sans cesse demandeurs sur le plan financier. On pourrait négocier en disant que la sécurité sociale est un lien intangible. Les transferts de solidarité représentent de six à sept milliards, ce serait fou de prétendre que l’on peut absorber ça. Mais c’est autre chose quand on parle de la loi de financement. Affirmer que l’on veut la renégocier alors que sa confection ne date même pas d’il y a dix ans, ce serait un manque de loyauté. Cet accord coûte 60 millions par an à la Région wallonne sur un budget global de 15 milliards : dire qu’on un problème grave, ce n’est pas sérieux. L’ensemble des aides directes ou indirectes aux entreprises, par exemple, représente deux milliards d’euros. Certains patrons reconnaissent que cela engendre des effets d’aubaine. Il existe des marges pour revoir le budget wallon de façon très différente.  »

Benoît Bayenet (ULB) :
Benoît Bayenet (ULB) :  » Il faut des mécanismes compensatoires. « © dr

7. Une refonte de l’espace Wallonie-Bruxelles

La perspective d’une autonomie renforcée des francophones nécessite dès lors, rapidement, un dialogue intrafrancophone. Pour réorganiser la Fédération Wallonie-Bruxelles, opérer des transferts de compétences vers les Régions, renforcer les liens de solidarité, veiller à une meilleure gestion…  » Il faut construire un front francophone solide, y compris avec le CDH, juge Philippe Defeyt (Ecolo). J’ai testé l’idée d’une union régionale en Wallonie : elle n’est pas si mal reçue que ça par de nombreux interlocuteurs. Le débat ne peut pas se résumer à savoir comment trouver deux milliards pour refinancer la Communauté française en continuant comme avant. Il faut aller plus loin et envisager, par exemple, une fusion des réseaux d’enseignement.  »  » La tripartite PS-MR-Ecolo que nous préparons en Wallonie permettrait précisément d’avoir un socle plus important en vue d’un débat en profondeur sur les structures « , souligne un des négociateurs.

Le régionaliste Philippe Destatte applaudit des deux mains :  » J’ai dit à plusieurs reprises, déjà en 2014, qu’il fallait élargir le plus possible la coalition afin d’avoir un socle suffisant pour mener des réformes structurelles. Cela permettrait d’impliquer davantage d’acteurs et d’avoir une majorité suffisamment large pour faire des transferts de compétences intrafrancophones. Le problème central, c’est la manière dont la Communauté française gère des compétences essentielles pour le redressement wallon comme l’enseignement technique et professionnel, la recherche…  » Pour y arriver, un travail d’apaisement politique s’avèrera nécessaire.  » Le contact entre les partis francophones est renoué au niveau des négociations wallonnes, note un négociateur libéral. Mais la façon dont les socialistes nous ont exclus des négociations pour la formation du gouvernement régional bruxellois laissera des traces. Elle induit une division des francophones, c’est évident.  »

Olivier Maingain (DéFI) :
Olivier Maingain (DéFI) :  » La fuite en avant, c’est la disparition de la Belgique. « © J.-M. QUINET/reporters

8. Une préparation à la fin de l’Etat fédéral

Pratiquement, tous nos interlocuteurs en conviennent : ce grand débat sur l’avenir de la Belgique ne peut donc pas exclure un éclatement pur et simple du pays. C’est bien pour cela que Charles Picqué estime indispensable le dialogue avec la N-VA.  » Si l’on n’entame pas dès à présent une telle discussion, cela risque d’être le déchirement brutal à l’issue des élections de 2024, prédit-il. Il faut faire attention que l’absence de dialogue entre la N-VA et le PS ne soit considéré par les Flamands comme un refus implicite des francophones à vivre encore ensemble. C’est l’éternelle question du Zwarte Piet. Or, je suis très hostile à l’idée de voir la Belgique disparaître. Il faut sauver ce qui peut l’être, mais il faut aussi sauver ce qui doit l’être dans l’intérêt des Flamands, des Bruxellois et des Wallons.  »

Encore faut-il que cela soit possible dans le contexte délicat du moment.  » Si l’on remet tout à plat, il faut évidemment prendre en considération l’hypothèse ultime de l’indépendance, souligne Hugues Dumont. Ce n’est pas mon plan A, mais c’est un plan B que je trouve tout à fait plaidable. Pour les francophones, ce serait gérable, à condition d’avoir Bruxelles. C’est un scénario que l’on doit étudier entre adultes, si la Flandre l’exige.  » Politiquement, cela reste un épouvantail que l’on brandit pour faire pression sur des négociations, même si plus personne ne l’exclut vraiment au cas où les conditions posées par les partis flamands s’avéraient inacceptables.  » Je ne souhaite pas que la Belgique devienne une coquille vide, déclare Olivier Maingain. C’est-à-dire une situation où la Flandre serait en position de dominer l’Etat belge et où Bruxelles serait sous tutelle. La logique de la fuite en avant, on en connaît l’issue, c’est la disparition de l’Etat belge. Je suis d’ailleurs devenu très prospectif à ce sujet…  »

Les francophones ne sont plus aveugles : une majorité N-VA/Vlaams Belang n’étant plus un fantasme au nord du pays, ils doivent se préparer au plan B de l’indépendance. Les prochains mois devraient s’inscrire dans cette logique. Encore faut-il que les partis serrent les rangs, ce qui n’est pas gagné.  » Il faut manifestement se préparer, conclut Marc Uyttendaele. Paradoxalement, j’ai la drôle d’impression que nos politiques se préparent encore moins aujourd’hui que par le passé.  » Or, il y a urgence.

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