Le tango, cette  » pensée triste qui danse « 

A l’honneur de la sixième édition du Festival Pays de danses proposé par le théâtre de Liège : l’Argentine. Placé au coeur des festivités, le spectacle Buenos Aires Tango s’annonce grandiose. Une invitation à remonter aux sources de l’univers fascinant du tango.

Cousu main et sur mesure pour le Festival Pays de danses 2016, Buenos Aires Tango sortira le grand jeu : deux couples de danseurs champions du monde (2012 et 2014) et les célèbres Frères Filipeli (de vrais jumeaux), époustouflants de virtuosité et de précision, seront accompagnés par les sept musiciens de l’orchestre emblématique El Arranque. Un bal populaire (milonga) suivra les deux représentations (vendredi 19 et samedi 20 février).

La nébuleuse tango

Le tango, cette  » pensée triste qui danse « , est une vaste nébuleuse, mariant musique, danse, chant, mais aussi philosophie, littérature, peinture et poésie. Il est né dans les faubourgs de Buenos Aires à la fin du XIXe siècle. Pour assurer son développement économique, l’Argentine (indépendante depuis 1810) doit faire appel à l’immigration européenne. Des millions de personnes débarquent dans le port de Buenos Aires. Les Italiens (surtout les Napolitains) pèsent d’un poids énorme, talonnés par les Espagnols, les Allemands, les Français et les Juifs de l’Europe de l’Est.

Les immigrants se concentrent dans la périphérie sud de la ville, dans un vaste ensemble humain où se côtoient déjà des gauchos (gardiens de bétail), nomades analphabètes chassés de leur pampa et des Noirs, mulâtres et créolesdescendants des anciens esclaves. On s’entasse comme on peut dans ces maisons longilignes, appelées conventillos. Toutes les nationalités s’y mêlent. Brassages linguistiques et culturels. Le soir, on égrène quelques notes de guitare ou de violon. Les payadores (chanteurs itinérants) poussent la chansonnette. Certains esquissent des pas de danses du monde entier. Habanera, mazurka, valse, polka et contredanse française se mélangent aux figures du candombé (danse de couple enlacé dansée par les Noirs). Un incroyable melting-pot! Ce miximprobable donnera naissance vers 1890-1900 au tango porteño (habitant de Buenos Aires).

Les origines noires du tango

L’étymologie du mot déchaîne toujours des polémiques passionnées. Pour simplifier à gros traits, disons que  » tango  » viendrait de plusieurs langues africaines du groupe kongo/bantou. Il signifierait  » lieu fermé « , le lieu dans lequel il faut être initié pour entrer et où l’on pratique des rituels religieux et les tambours. Peu à peu, le tango se structure et de nouvelles chorégraphies, typiques, apparaissent : le corte ( » la coupe « , autrement dit une pause dans l’enchaînement des figures) et la quebrada ( » la cassure  » ou l’inflexion du corps que marquent les danseurs), propres à la danse des Noirs, évoquant la séduction et l’acte sexuel. Les Blancs se moquent des Noirs en singeant leurs figures. Comme le résume l’ethnomusicologue Michel Plisson dans Tango du noir au blanc (éd. Actes Sud) :  » Sans l’énorme impact des cultures afro-américaines et le jeu complexe d’attirance-répulsion-domination-soumission entre Blancs et Noirs, le tango porteño n’aurait pu exister.  »

Cette alchimie subtile se produit dans les bas-fonds, les bals douteux et les bordels de Buenos Aires. C’est un fait incontestable : à ses débuts, le tango est lié aux prostíbulos (maisons closes). A cette époque, il se caractérise par cet aspect provoquant et insolent, gommé au fur et à mesure de son ascension sociale. En attendant, pour les gens respectables – ou qui se prétendent comme tels -, c’est encore une musique et une danse honteuses, interdites. Buenos Aires est une ville très catholique où l’Eglise détient le pouvoir moral et le tango est presque un gros mot. Il ne viendrait même pas à l’esprit des femmes convenables de pratiquer la danse maudite, encore moins d’y autoriser leurs filles. Les hommes, en revanche, encouragent leurs fils à s’y adonner. Pas n’importe où, bien entendu. A l’Armenonville, par exemple, le cabaret le plus luxueux, dit-on, de toute l’Amérique. En ce début du XXe siècle, si le tango connaît un essor exponentiel, il reste cantonné dans les faubourgs louches et dans des guinguettes de mauvaise réputation.

Le tango à Paris

En 1906, lors d’une escale à Marseille, les marins argentins font connaître les premières partitions imprimées de quelques tangos. De son côté, un manager dynamique débarque à Paris pour y développer la production de disques. La Ville Lumière – toujours en mal d’exotisme – a un véritable coup de foudre pour cette musique/danse (surtout la danse !). Le tango argentino ( » qui n’avait sans doute de tango que le nom et la musique « , selon le commentaire ironique d’un témoin) envahit les salons et les cabarets branchés où se frottent princesses, duchesses, industriels et hommes d’affaires, confondus dans un même délire. Puis, le tango  » purifié  » par les salons parisiens et auréolé de leur prestige exceptionnel retraverse l’océan et retourne en Argentine…

C’est alors que les quartiers chics de Buenos Aires découvrent avec stupéfaction que le tango est dansé dans leur ville depuis une bonne dizaine d’années ! Que faire ? Le bannir des salons pour cause d’origines louches ? Ou l’accepter dans sa version parisienne et  » purifiée  » ? C’est le chroniqueur mondain Georges Goursat dit Sem qui trouve la parade, rassurante pour la bonne société :  » Quand il retraversera l’océan, belles madames de Buenos Aires, le tango reviendra paré de toutes les grâces de Paris, adorablement chiffonné, article de la rue de la Paix.  » A partir de 1910, une véritable tangomania s’empare du monde entier. En 2009, l’Unesco l’inscrit parmi les biens culturels immatériels de l’humanité.

Le tango-chanson

Pour commencer, le tango est une musique à danser. En fait, une musique pour hommes. Elle soulage des chagrins qu’un  » homme vrai  » n’avoue jamais. Il ne pleure pas, c’est l’esprit du tango qui pleure pour lui. Or, pour la première fois, un homme, Carlos Gardel, a osé pleurer avec des paroles sur la musique d’un tango. C’est une révolution ! Le tango-chanson est réellement lancé vers 1920. Les spécialistes sont unanimes : aucun chanteur ni aucun musicien n’aura été autant identifié au tango que Carlos Gardel. Sa vie est un véritable roman, raconté dans des dizaines de biographies hagiographiques.

D’origine toulousaine, Charles Gardes (de son vrai nom) est né de père inconnu en 1890. Il débarque avec sa mère à Buenos Aires à l’âge de 3 ans et grandit dans un conventillo, parmi les immigrés et les voyous. Il n’a qu’une obsession : devenir chanteur,  » le chanteur de Buenos Aires « . Travailleur acharné, il parviendra à ses fins et deviendra mondialement connu. Gardel est un mythe, l’une des plus grandes stars de son temps. Une voix indiscutablement exceptionnelle, proche d’un ténor/baryton d’opéra (qu’il adorait !), pas de femme officielle mais une nuée de fiancées, une proximité affective avec sa mère durant toute sa vie, une mort tragique en 1935, dans une mystérieuse et jamais élucidée collision d’avions en Colombie, en pleine gloire. Tous les ingrédients sont là pour nourrir la légende gardélienne qui reste intacte. José van Dam a rendu récemment hommage à Carlos Gardel (1) en enregistrant ses plus beaux succès (dont le sublime Volver), dans une version… jazzy !

(1) A écouter : José van Dam meets Carlos Gardel, 1 CD, Cyprès.

Par Barbara Witkowska

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