Le sourire de l’Oncle Tim

Publié en 1995, Le Dilemme de Jackson est le dernier livre de la romancière anglaise Iris Murdoch, quatre ans avant sa mort. On sait que c’est à cette époque aussi qu’elle fut atteinte de la maladie d’Alzheimer. On doit d’ailleurs à son mari, le critique John Bayley, un portrait de l’écrivain à travers un demi-siècle de vie commune ( Elégie pour Iris, dont on a rendu compte naguère dans ces colonnes), où il relate également avec beaucoup de finesse et de vaillant humour ces dernières années de délitement d’une des plus brillantes personnalités philosophiques et littéraires d’outre-Manche. Quand elle achève d’écrire ce Dilemme, Iris Murdoch subit déjà les premiers assauts de la maladie et elle ne pourra jamais en relire le manuscrit. Paix à ses cendres: cette calamiteuse Alzheimer ne semble avoir eu aucune prise sur un roman qui conclut, toujours avec la même maîtrise, une oeuvre à la fois singulière et remarquable.

En refermant ce livre, on se demande une fois de plus quel est le secret des écrivains anglais (le terme recouvre davantage le génie de la langue que l’aire géographique puisque aussi bien Iris Murdoch, née à Dublin, est sans nul doute un « écrivain anglais »). Comment font-ils donc pour imposer avec autant d’aisance et de talent des rapports, des sentiments et des fantasmes qui devraient nous paraître hautement singuliers, voire extravagants, et qui nous ravissent et nous touchent à l’âme, alors qu’on aurait plus de mal à les accepter, à s’en émouvoir ou même à les concevoir dans le sérail de la tradition française? Comment imaginer Les Enchantements de Glastonbury de Powys, La Sphère et La Croix de Chesterton ou les romans de Murdoch – et celui-ci, entre autres -, sous une plume française? Il ne s’agit évidemment pas d’un jugement de valeur, mais d’un constat dont la source doit couler quelque part du côté des grandes légendes celtiques, dont la Grande-Bretagne n’a certes pas l’héritage exclusif, mais dont elle a gardé l’empreinte et entretenu l’esprit avec le plus de ferveur. Ne ressent-on pas la plupart du temps dans l’imaginaire du roman « anglais », dans les situations et jusque dans la psychologie des personnages, quelles qu’en soient les espèces et si voilés qu’ils apparaissent, le miroitement du Graal et les diableries de l’envoûtement? Expression « celto-gothique » et vaguement déterministe du débat universel entre la conscience morale et les pulsions naturelles que le roman français maintient davantage dans les voies et dans la tradition analytique du « psychologisme ». Et il est vrai aussi que cette immersion dans l’étrange n’altère en rien, mais, au contraire, amplifie les interrogations et les « enchantements » comme les scrupules et les sentiments de culpabilité. Peut-être le réalisme magique « à la belge » jette-t-il une des passerelles possibles par-dessus la Manche.

Dans ce roman d’Iris Murdoch, pas de souci d’argent: tout se passe dans le milieu d’une aristocratie fortunée qui se partage entre ses terres et Londres. Toutefois survient une impasse majeure lorsque, la veille même de son mariage et en présence des familiers déjà réunis, un jeune aristocrate est avisé par un billet de sa fiancée qu’elle ne l’épousera pas. De cette circonstance découle une suite d’événements divers marqués par des malentendus, des hésitations et des aspirations contradictoires. L’ex-futur marié et son ex-fiancée sont pris dans les filets de leurs passés respectifs alourdis par le mensonge et le remords. Cette autre aime qui ne l’aime pas et qui, lui-même, est déchiré entre religion et mysticisme, entre obsession expiatoire et sensualité. Pour une autre encore, le débat se situe entre sa passion pour tout ce qui touche au divin et son affection pour un vieux peintre homosexuel. Quant à Bennet – l’homme qui joue dans ce microcosme le rôle central d’un ami attentif et paternel, toujours en proie au doute sur le bien-fondé de ses actes – il ne se résout pas à choisir entre la philosophie (il peine sur un début d’essai consacré à Heidegger) et la poésie qui lui donne tout autant de souci. Et puis, il y a les deux figures les plus singulières du roman. Celle de l’Oncle Tim, qu’on ne voit jamais puisqu’il est mort avant que ne débute le récit, mais auquel chacun se réfère à tout propos et qui a laissé le souvenir d’un être mystérieux et original, mais d’une grande bonté et féru de sagesses orientales acquises lors de ses voyages. L’autre qui, à certains égards, relève des mêmes charismes, c’est Jackson, un inconnu dont les apparitions soudaines et successives dans les rues de Londres troublent profondément Bennet, qui accepte finalement de prendre pour domestique cet homme qui lui inspire à la fois aversion et fascination. Tout le monde fera appel à Jackson « qui sait tout faire ». Et qui fait d’ailleurs si bien que ses interventions dénoueront « comme par enchantement » des problèmes et des situations qui paraissaient sans issue.

On reconnaît dans ce roman l’aptitude incomparable d’Iris Murdoch à fouiller, sous le couvert d’une fable sainement irrationnelle, au plus profond des détours et des contradictions de l’âme humaine. Avec, pourtant, une foi dans la vie, dans l’amour et dans la sensualité qui pourrait rejoindre l’extase des grands mystiques. Quant au sourire de Jackson qui clôt le récit, il semble se calquer sur celui du bon Oncle Tim et sur celui d’une vieille dame parvenue aux portes de la mort avec son bagage de sagesse.

Le Dilemme de Jackson, par Iris Murdoch. Traduit de l’anglais par Paule Guivarch. Gallimard, 360 p.

DE GHISLAIN COTTON

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