Le salut par la fuite

Nos démocraties sont marquées au sceau d’un paradoxe. Alors que marchandises et capitaux y circulent librement, les hommes s’y déplacent avec difficulté. Dans l’Union européenne, les ressortissants d’un Etat membre qui s’installent dans un autre dont ils n’ont pas la nationalité n’y jouissent que de droits civils et politiques restreints. Et que dire de ceux qui immigrent d’un pays extra-communautaire ? Surtout quand leur séjour n’est pas juridiquement reconnu? Tout cela interpelle durement notre régime politique humaniste.

Depuis son aube, en effet, l’être humain lève le camp et se met en marche quand il juge qu’il y a davantage de bien-être à trouver ailleurs que là où l’a établi le hasard de sa naissance. La formation historique des nations à l’intérieur de frontières calcifiées a peu à peu privé notre espèce de cette prérogative ancestrale du salut par la fuite. Mais, à l’heure où les moyens de communication et de transport modernes offrent des perspectives et des possibilités de mobilité sans précédent, ces démarcations juridiques et policières du monde se chargent d’une violence symbolique d’autant plus intense que de multiples facteurs, comme la montée des inégalités ou les déséquilibres démographiques, exacerbent aujourd’hui les pressions migratoires.

Dans ce contexte, l’Europe des droits de l’homme peut-elle sans ciller se replier frileusement à l’abri de ses lisières comme elle le fait depuis 1975 ?

Après la Libération, pour se reconstruire, le Vieux Continent ravagé avait, sans trop d’états d’âme, opéré des transferts de populations pour pallier les pénuries de sa maind’oeuvre saignée par la mitraille et les camps. Plus tard, ceux qui fuyaient les spasmes de la décolonisation ou les pouvoirs dictatoriaux avaient, de même, été tolérés sans difficulté, voire reçus à bras ouverts. Mais quand le capitalisme est entré en crise, il y a un quart de siècle, quand les nouvelles technologies, les délocalisations d’entreprises, le déclin de l’industrie et la montée des services ont mis un terme aux trente glorieuses et fait exploser le chômage, la rhétorique s’est faite moins accueillante et la politique plus restrictive. Au point de déboucher sur un objectif mythique, certes, mais explicite et révélateur : l’immigration zéro !

Depuis, les choses n’ont guère évolué. Sans être comparables à la militarisation de la frontière des Etats-Unis avec le Mexique, les mesures mises en oeuvre en matière d’immigration par les Etats européens, notamment avec l’accord de Schengen, demeurent très limitatives. Au point notamment de favoriser le développement de filières clandestines. Surmédiatisés, leurs trafics sporadiquement découverts alimentent à leur tour une surdramatisation ravageuse. Mafias, drogues, prostitution : dans l’imaginaire collectif, les immigrés sont aujourd’hui regardés comme la source d’innombrables horreurs accréditant, de surcroît, le racisme de l’extrême droite. Ces croyances dissimulent malheureusement d’autres réalités qui, telle l’exploitation économique des clandestins dans l’économie parallèle, ne peuvent pas être ignorées. Une réflexion clairvoyante s’impose donc plus que jamais.

Dans La Nouvelle Europe migratoire, Marco Martiniello (1) nous y invite. Entre l’angélisme des frontières ouvertes et l’égoïsme de l’immigration zéro, il plaide pour une politique proactive de l’immigration, à savoir une attitude libérale mais non utilitariste et non ethnique basée sur des critères clairs et démocratiques tenant compte des désirs et des besoins de tous. Reposant sur le principe de la liberté individuelle de rechercher le bonheur ailleurs sur la planète, le projet qu’il esquisse sans naïveté se refuse à faire de celui qui vient d’ailleurs quelqu’un que l’on accepte seulement s’il sert nos intérêts. Et à ne voir, comme certains patrons, dans la libre circulation des personnes qu’un privilège réservé à ceux qui nous rapportent. Ce faisant, ce qu’il nous propose, c’est de faire du droit de choisir son État et sa nationalité un nouveau droit de l’homme. Utopique ?

(1) Editions Labor, 2001. Collection Quartier libre, 90 p. Chercheur du FNRS, l’auteur enseigne la science politique à l’université de Liège. Il dirige le Centre d’études de l’ethnicité et des migrations.

de Jean Sloover

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