Le nouveau oscillateur de Zenith: régulateur en une pièce.

Le grand chambardement

Le secteur horloger connaît actuellement de profonds bouleversements. Le contrôle du temps n’est donc pas immuable, et son commerce non plus. Certainement pas depuis cette année. Bilan.

Si tout ce qui concernait le temps changeait plutôt lentement jusqu’à présent, nous assistons à une transformation à vitesse grand V. On en veut pour preuves l’apparition des montres connectées et des boutiques de marques, les nouvelles matières pour les composants, les  » laboratoires  » d’inventions horlogères, la vogue de l’hybride mécanique-électronique, les nouveaux modes de production, l’âge des dirigeants et des clients, les nouveaux canaux de distribution et de vente, la rationalisation des collections et des points de vente, la gestion des stocks, les nouvelles marques, le financement participatif, les prix, les salons, la culture…

Depuis le début du troisième millénaire, la montre mécanique avait fait de la gonflette et, forte de ses succès, avait commencé à exhiber ses organes, pris des couleurs… Elle était devenue ostentatoire avec une inflation de tourbillons qui s’accumulaient parfois jusqu’à 4 par cadran. Les prix ont pris de la hauteur et, avec l’engouement des pays du BRIC dont l’émergence a été toute passagère, tout semblait soudain possible.

On en revient, désormais, à plus de sobriété. Les millennials raffolent du rétro-futurisme ou néo-vintage, les tailles diminuent, l’élégance revient. Mais le désir de nouveauté et de contenu demeure. À ce propos, les discours marketing semblent souvent dépassés et manquent cruellement de contenu culturel horloger. La révolution numérique réclame une adaptation rapide des mentalités et des attitudes d’achat et de vente, alors qu’il devient plus difficile pour certains de faire le distinguo entre des blogueurs brillants et des influenceurs sans expertise horlogère aucune, dont la provenance des hordes de suiveurs reste parfois mystérieuse.

Tout cela bouleverse complètement les certitudes d’une industrie qui n’a pas vu arriver le tsunami du changement à temps. Alors, même si en raison des acquis – notamment financiers – de ces dernières années, la situation n’est pas vraiment dramatique, on rame quelque peu en horlogerie.

La question de la Chine

On parle essentiellement de l’horlogerie suisse, puisqu’en Occident ce sont les marques helvètes qui sont les plus connues. Ceci dit, les montres françaises, allemandes, anglaises ou japonaises ne sont pas immunisées contre cette tourmente.

Le secteur horloger est traditionnellement avare en données. Mais on sait que la Chine est le plus grand producteur mondial de montres. Faute de statistiques précises, on ignore cependant comment son marché évolue actuellement. Selon Time Busines en ligne, la Chine a exporté 652 millions de montres bracelet en 2016. Et selon le très respecté quotidien suisse Le Temps, le pays est devenu le premier fournisseur étranger de composants pour l’horlogerie suisse, notamment pour des cadrans sur lesquels on peut lire la mention  » Swiss Made  » …

Certes, le Swiss Made est sévèrement contrôlé et son nombre de composants étrangers ne peut pas dépasser 40 % de la valeur de la montre. Mais le détail est croustillant.

Autre signal : on ne semble plus associer  » automatiquement  » la Chine à un pays de contrefaçon. Pour un nouveau projet horloger en financement participatif, à l’heure où nous écrivions ces lignes, deux Français espéraient récolter 27.844 ? via Kickstarter afin de financer la production d’une montre mécanique Atelier Wen à environ 425 ? l’unité, dotée d’un cadran en porcelaine, entièrement produite en Chine avec une expertise, des matériaux et des machines qu’ils prétendent identiques à ce qu’on trouve en Suisse. Le monde à l’envers ! À 20 jours de l’échéance, le projet était déjà financé à 267 %.

Internet horloger

La révolution numérique a favorisé l’éclosion de start-up horlogères et les initiatives se sont multipliées, pour le meilleur, souvent, et pour le pire, aussi. Mais l’horlogerie traditionnelle ( ! ) réagit, et plutôt bien. Nombre de marques se sont, par exemple, lancées dans l’hybride, notamment Piaget, Parmigiani, F.P. Journe, sans oublier notre compatriote Ressence.

Le secteur horloger du groupe Richemont a, quant à lui, annoncé l’ouverture d’un centre de recherche rassemblant une cinquantaine de ses ingénieurs au sein d’un pôle d’innovation à Neuchâtel, Microcity, qui rassemble déjà une antenne de l’École Polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), l’Université de Neuchâtel, et d’autres institutions. Au programme : des axes de recherche portant sur les matériaux, les nouveaux processus de fabrication, le développement de nouvelles spécialités mécaniques, le micro-usinage, la connectivité… Ceci ne veut pas dire que les marques du groupe ne poursuivent pas individuellement leurs recherches, comme c’est le cas pour Panerai par exemple avec son Laboratorio di Idee.

Rolex Learning Center.
Rolex Learning Center.

Il faut dire que de grandes marques comme Rolex, Ulysse Nardin et Patek Philippe, ainsi que le Swatch group s’étaient déjà associés pour réaliser des composants en silicium, il y a plusieurs années déjà.

De son côté, le groupe LVMH lance un Institut de recherche de la division Montres, dirigé par Guy Sémon, celui-là même sous la houlette duquel a été réalisé le nouveau régulateur d’une seule pièce dont s’est équipé la Defy Lab, présentée en début d’année par Zenith, et qui doit connaître un début de commercialisation l’an prochain. Cet oscillateur réunit les quelque 31 pièces du régulateur classique en vigueur dans la plupart des garde-temps depuis 1675. De plus, cet oscillateur est insensible à la gravité, au magnétisme et à la température. Atouts non négligeables : ni assemblage, ni réglage, ni lubrification ne sont plus nécessaires.

À travers trois divisions, le Swatch Group a, de son côté, verticalisé la recherche et le développement depuis 2005, en se penchant à la fois sur la mécanique et l’électronique. Ici, l’intégration étroite entre conception et fabrication a notamment permis de réaliser le mouvement robotisé Sistem51, désormais monté en gamme chez Tissot, et qui devrait bientôt être adjoint de complications. Ce Sistem51 ouvre assurément de nouvelles perspectives à la production de masse robotisée de mouvements mécaniques.

Relève des troupes

Tout cela pour dire que l’horlogerie suisse a bien fait de se secouer ces derniers mois. À la direction des marques, on trouve désormais le plus souvent une nouvelle génération de jeunes quadragénaires (Baume & Mercier, IWC, Vacheron Constantin, Panerai, Zenith…), et de plus en plus de femmes, comme chez Piaget ou Jaeger-LeCoultre. Et si on débauchait volontiers des experts actifs dans d’autres marques de luxe par le passé, on n’hésite plus à aller pêcher dans d’autres viviers comme celui d’Apple par exemple. Ce fut notamment le cas chez Ulysse Nardin et Girard-Perregaux, des marques de tradition faisant partie du groupe Kering, avec Patrick Pruniaux, leur nouveau CEO qui, dans son emploi précédent, a participé au développement de l’Apple Watch.

Concept Piaget Altiplano Ultimate.
Concept Piaget Altiplano Ultimate.

Un vent nouveau souffle assurément dans les couloirs des ateliers horlogers suisses. Le Groupe Richemont vient de créer une nouvelle marque, Baume, clairement orientée  » jeune  » et  » millennials  » en particulier, qui ne sera en vente que via Internet. Dirigé par une jeune femme branchée, Marie-Emmanuelle Chassot (42), Baume (indépendant de la Maison Baume & Mercier) offre un produit unisexe personnalisable, soucieux de durabilité. Lors d’un lancement à Malibu en Californie, on y côtoyait Sarah Bahbah, la photographe du nouveau jus Gucci Guilty Asbolute, la star de YouTube Roy Purdy avec ses 2 millions de followers, ou encore la rappeuse et modèle Tommy Genesis. Baume propose une montre à mouvement Ronda à partir de 470 ?. Une série limitée conçue par les skateurs Erik Ellington et Dennis Martin pour le chausseur Human Recreational Services (HRS) est également en production. La mode  » jeune  » séduit l’ensemble du secteur.

Patrick Pruniaux (ex-Apple) : le nouveau CEO de Ulysse Nardin.
Patrick Pruniaux (ex-Apple) : le nouveau CEO de Ulysse Nardin.

En communication publicitaire, la marque plutôt pointue et très haut de gamme – aussi au niveau des tarifs – Vacheron Constantin, n’hésite pas, de son côté, à vanter ses montres sous l’image d’une icône parmi les auteurs-compositeurs cotés du moment : Benjamin Clementine. Audemars Piguet va encore plus loin en sollicitant le basketteur LeBron James déclamant un texte accompagné d’un DJ tout en esquissant quelques pas de danse.

Les détaillants en danger

Comme un certain nombre d’autres marques, toujours plus nombreuses, Audemars Piguet s’éloigne des circuits traditionnels de contact avec le monde extérieur et des circuits de vente d’antan. Et comme d’autres, cette Maison familiale indépendante ne participera plus au traditionnel salon annuel de la Haute Horlogerie à Genève lors de sa prochaine édition en janvier 2019 (l’hémorragie est plus grave encore au salon Baselworld à Bâle. Audemars Piguet figura, par ailleurs, parmi les premières Maisons à éliminer les intermédiaires entre producteur et détaillant. Après ses boutiques propres, la marque franchit un nouveau cap en s’adressant désormais de manière privée au consommateur final avec une formule AP House. Le client y est reçu dans un véritable appartement de la marque.

Baume et la montre connectée : à la recherche d'une jeune clientèle.
Baume et la montre connectée : à la recherche d’une jeune clientèle.

Si tous les labels ne poussent pas l’individualisation aussi loin, la multiplication des boutiques propres ou en franchise, ainsi que les ventes via le site de la marque ou via l’un ou l’autre site appartenant au même groupe, a de quoi inquiéter les détaillants, qui pour certains n’ont pas cherché à offrir une plus-value ou un service original et chaleureux dans l’expérience d’achat de leur clientèle de jadis. Car les marques sont de plus en plus nombreuses à vouloir réduire le nombre de détaillants proposant leurs produits. Ils se sont, pour certains, enfin rendu compte que la vente (parfois un peu forcée) au détaillant ne signifiait pas pour autant vente au consommateur. L’an dernier, plusieurs Maisons – et pas des moindres – ont, dès lors, procédé au rachat de stocks d’invendus. Un invendu prend de la place chez le détaillant, et n’en laisse pas pour d’autres modèles. Forcément, s’il y a moins de détaillants, les grands salons de Bâle et de Genève seront de moins en moins susceptibles de les accueillir, tout comme les agents et autres importateurs. Il va donc de soi que certaines marques déclarent donc déjà forfait.

Baume et la montre connectée : à la recherche d'une jeune clientèle.
Baume et la montre connectée : à la recherche d’une jeune clientèle.

Paradoxalement, on en retrouve certaines dans un salon d’un autre secteur : l’automobile, particulièrement à Genève où, lors de la dernière édition, Zenith se présentait avec Range Rover, Hublot avec Ferrari, Bulgari avec Maserati, Tissot avec Alpine, Parmigiani avec Bugatti, Richard Mille avec McLaren, Tag Heuer avec Aston Martin et autres Roger Dubuis avec Lamborghini.

Connectée vs traditionnelle

Si le milieu horloger traditionnel, montres mécaniques et montres à quartz confondues, continue à clamer que la montre connectée est un produit qui n’a rien à voir avec son secteur, il ne peut toutefois ignorer que les hommes et les femmes ne disposent que d’un seul poignet gauche, et que si l’achat d’une montre connectée n’empêchera jamais un amateur d’acheter une montre mécanique ou à quartz, le coût, pouvant aller jusqu’à 2000 ? et plus, reportera souvent celui d’une montre traditionnelle. Multiplier ce report par quelques millions de montres par an permet de se faire une idée des dégâts. On estime qu’Apple a vendu 18 millions de montres connectées l’an dernier. Ajoutez-y celles des autres marques : de quoi freiner l’élan pour les montres dites  » ordinaires « .

Swiss Made (Moser) : on ne peut plus vraiment parler de
Swiss Made (Moser) : on ne peut plus vraiment parler de  » crise  » pour l’horlogerie suisse.

C’est la raison pour laquelle certaines marques suisses se sont quand même lancées dans la montre connectée : Tag Heuer, Montblanc, Frederique Constant, Alpina… Même s’il est vrai que ces outils deviennent très vite obsolètes, et qu’une Smart Watch est rarement ou jamais indépendante d’un smartphone, ces marques ont néanmoins attiré une partie de la clientèle jeune à qui elle offrira – quand son pouvoir d’achat le permettra – une ligne traditionnelle à prix concurrentiel. Parmi les marques citées, saluons notamment les efforts tarifaires consentis par Tag qui propose déjà un chronographe Tourbillon à moins de 15.000 ?. Du jamais vu pour une marque suisse. Et un exemple à suivre afin de garantir la qualité par la concurrence, en stimulant la valeur perçue par rapport au prix payé.

D’ailleurs, pour Jean-Claude Biver, le boss des montres chez LVMH (Tag Heuer, Zenith, Hublot), et le vétéran des responsables horlogers (qui vient de mettre un petit pas sur le côté pour des raisons de santé), cela n’empêchera jamais le tout haut de gamme de se distinguer car  » plus il y aura de luxe accessible en montres, plus il y aura d’amateurs d’inaccessible pour s’en différencier « .

Des chiffres

Avec un montant de 19,9 milliards de CHF (1 CHF = 0,87 ?) à l’exportation pour l’année 2017, on ne peut plus vraiment parler de  » crise  » pour l’horlogerie suisse. Le montant de ces exportations avait doublé en valeur entre 2000 et 2015, nous revoilà revenus au niveau de 2011, année jugée alors  » exceptionnelle « .

Selon la Fédération de l’industrie horlogère suisse, les exportations ont enregistré, en septembre dernier, leur première baisse mensuelle depuis le mois d’avril 2017. Leur valeur a reculé de 6,9 % par rapport à septembre 2017, à 1,7 milliard de CHF. Cette variation s’explique, partiellement, par le fait que la période a compté un jour ouvrable de moins que l’année passée. Mais selon la FH,  » Il est toutefois trop tôt pour y voir un changement de tendance important. Après 9 mois, la croissance reste à un niveau élevé (+7,5 %), en ligne avec les prévisions.  »

Même si les changements se révèlent profonds, la situation est donc loin d’être dramatique. Après tout, le secteur horloger vit lui aussi des bouleversements de conception, de fabrication, de distribution, de communication et de consommation touchant le monde du luxe dans son ensemble. Traditionnellement conservateurs, les horlogers figurent cependant dans le peloton de tête de ceux qui opèrent des changements. Mais ce n’est qu’un début.

Le néo-vintage de l'IWC Portugieser.
Le néo-vintage de l’IWC Portugieser.

Et le style dans tout ça

Sur le plan du style, le néo-vintage ou rétro-futurisme a poursuivi son petit bonhomme de chemin en 2018. Il rassure et semble apporter réconfort face à la nostalgie des  » Trente Glorieuses « . Chez Vacheron Constantin, il est présent avec la nouvelle ligne Fifty Six, chez Tag Heuer avec l’Autavia, la Monaco ou la Carrera. Jaeger-LeCoultre a mis le paquet, cette année, avec sa collection Polaris, tandis que Cartier lance sa Santos pour une troisième fois depuis 1904. Chez Girard-Perregaux, c’est la ligne Laureato qui prend les devants, sans oublier IWC et ses 27 montres de la collection Jubilee rendant un superbe hommage à 150 ans de patrimoine. Bell & Ross, de son côté, met en avant sa nouvelle collection Heritage en soulignant que « le meilleur du passé a inspiré le présent », Bulgari remet le couvert avec ses Serpenti nées dans les années 40 et Longines ressort des déclinaisons nouvelles très réussies de ses Conquest V.H.P. (Very High Precision) nées en 1984.

Question de sous

Les prix dans le secteur horloger se sont littéralement envolés depuis le début du dernier millénaire. Et on a peine à croire que c’était toujours justifié, notamment avec des éditions limitées, déclinaisons faciles de modèles existants. On a expliqué ces tarifs par la hausse des salaires, par l’amélioration des matériaux et de la qualité. Mais on oublie de citer les marges. Si les premiers rôles de l’industrie horlogère suisse estiment que le marché chinois s’est montré plus que florissant, jusqu’au moment où Pékin a introduit des réglementations anticorruption ayant touché un marché horloger très prisé, comme source de cadeaux à travers tout le pays, certains grands responsables, plus terre à terre, font remarquer que ce sont moins les mesures anticorruption que les exigences d’une nouvelle génération Internet en Chine qui – même si elle dispose d’un pouvoir d’achat imposant – n’est plus prête à payer n’importe quel prix pour l’objet de leur désir. Tant le produit que son prix doivent correspondre à une perception juste.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire