Le déni de Saint-Pierre

Ouverture attendue, le 11 mars, du procès pour faits de moeurs de quatre instituteurs et de deux anciens directeurs du collège Saint-Pierre, à Uccle. Un dossier délicat, une instruction sous pression. Et les enfants dans tout ça ?

C’est l’un des établissements scolaires les plus huppés de la capitale. Sa devise, Ambulans recto itinere suivre le droit chemin, ne laisse aucun doute sur son ambition pédagogique. Ses enseignants peuvent se targuer de former ceux qui, demain, seront ingénieurs, médecins, architectes, avocats ou chefs d’entreprise: ce sont les professions les plus représentées dans l’annuaire de la très active association royale des anciens élèves. Ses rhétoriciens font régulièrement partie des finalistes de la joute télévisée Génies en herbe. Sa chorale, les Petits Chanteurs, exporte fièrement ses talents en Europe et jusqu’au Canada. Et, même s’ils se défendent de tout élitisme, les responsables du collège Saint-Pierre, à Uccle, veillent jalousement sur le prestige de leur institution, bientôt centenaire, que certaines familles bruxelloises fréquentent de génération en génération.

La volonté affichée par la direction de l’école catholique de préserver à tout prix sa renommée pourrait, aujourd’hui, se retourner contre elle. Ce lundi 11 mars, quatre instituteurs et deux anciens directeurs du collège ucclois comparaîtront devant la 54e chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, pour des faits de viols sur des mineurs de moins de 10 ans, d’attentats à la pudeur, de coups et blessures, et d’association de malfaiteurs. Ces faits se seraient produits entre 1992 et 1996 et six enfants en auraient été victimes. Tous les prévenus clament leur innocence, affirmant que les accusations de pédophilie ont été montées de toutes pièces par certains parents suite à un conflit avec des responsables du collège.

Le cardinal à la barre

Les débats s’annoncent plutôt coriaces. D’autant que l’avocat d’une des parties civiles, Jean-Paul Tieleman, compte citer directement le cardinal Godfried Danneels à la barre des témoins, évoquant un climat de protection autour de l’établissement, qui dépend de l’archidiocèse de Malines-Bruxelles. Les autorités ecclésiastiques ont-elles voulu étouffer l’affaire ? Certains avocats, dont Michel Graindorge, tenteront de le démontrer au cours du procès. Protection ou non, force est, en tout cas, de constater que l’instruction judiciaire, ouverte à la fin de 1995, n’a pu être menée sereinement.

En cause ? Surtout l’attitude des responsables de l’école. Dans les attendus de son ordonnance, en mars 2001, la chambre du conseil soulignait l' »opposition forte » qu’a rencontrée, au cours de son enquête, le juge Damien Vandermeersch de la part du collège. « Le magistrat parle pratiquement de rébellion dans le chef de la direction », disait encore l’ordonnance. Plus inquiétant: en novembre 1999, lors d’une perquisition dans les locaux de l’Athletic Saint-Pierre, l’ASBL qui organise les activités sportives au sein de l’école, les enquêteurs ont constaté que des archives avaient été volontairement déplacées, juste avant leur arrivée. Comme si le collège avait été prévenu de leur visite…

De son côté, le directeur général de l’enseignement primaire en Communauté française notait, le 23 décembre 1996, dans un rapport destiné à la ministre-présidente de l’époque, Laurette Onkelinx: « L’impression des enquêteurs est qu’une véritable chape recouvre cette école et que les informations parviennent difficilement à l’extérieur. » Dans un courrier adressé, quelques mois plus tard, à Claude Lelièvre, délégué général aux droits de l’enfant, le même haut fonctionnaire faisait observer: « Ce n’est pas la première fois que nos inspecteurs se heurtent au mutisme des autorités scolaires de Saint-Pierre et à leur détermination de ne pas coopérer. » Eloquent !

Outre le terrible mur de silence érigé par le collège, le parquet a dû aussi affronter l’entêtement parfois excessif des plaignants et de leurs avocats. Convaincus que l’instruction allait démontrer l’existence d’un véritable réseau pédophile au sein de l’établissement, certains parents ont été déçus par l’évolution de l’enquête: sur 14 inculpés au départ, 6 ont finalement été renvoyés devant le tribunal correctionnel. Certes, la prévention d’association de malfaiteurs a été retenue à l’encontre de quatre prévenus. Mais peut-on parler de réseau pour autant ? Bref, des familles dépitées ont été jusqu’à accuser le juge Vandermeersch, qui se dit agnostique, d’être proche de l’Opus Dei et ont cherché, en vain, des accointances entre le substitut en charge du dossier et l’école d’Uccle.

Mais c’est, surtout, la rapide et importante médiatisation du dossier, à partir d’un débat télévisé, qui s’est avérée malsaine. En effet, si les premières plaintes datent de 1995, l’affaire du collège Saint-Pierre a éclaté au grand jour, un dimanche de décembre 1996, sur le plateau de l’émission Controverse de RTL-TVi. Ce jour-là, la confrontation entre des parents d’élèves, accompagnés de leurs avocats, et Daniel Pinte, alors directeur général de l’établissement, a tourné au pugilat. Michel Graindorge, avocat d’une des familles, a également mis en cause l’impartialité du parquet. Suite à ce débat, de nouvelles constitutions de parties civiles ont été enregistrées par la justice. De nouvelles inculpations sont tombées. C’était justement le but recherché par les parents qui ont médiatisé le dossier.

« Tout cela se passait quelques mois après la découverte des corps de Julie Lejeune et de Mélissa Russo, rappelle Bruno Dayez, avocat d’un des prévenus. Dans le climat de suspicion suscité par les événements de Sars-la-Buissière, l’émission télévisée Controverse de 1996 a fait un tort considérable à l’instruction en cours et a entraîné de graves amalgames. Je pense que certains parents se sont institués chevaliers blancs. Et, aujourd’hui, piégés par leur propre jeu, ils sont prêts à tout pour avoir raison. »

Initiative peu courante dans une affaire judiciaire: prévenu de viols et d’attentats à la pudeur, le client de Me Dayez, professeur d’éducation physique, depuis plus de vingt ans, dans la section primaire du collège, a fait appel aux médias, avant l’ouverture du procès, pour plaider son droit à la présomption d’innocence. Une lettre ouverte a été adressée à plusieurs quotidiens. L’enseignant justifie son geste par la « condamnation sans jugement » dont il a été victime dans certains journaux.

Amalgame ? Calomnie ? Le tribunal tranchera. Mais, si les parents ont eu des réactions extrêmes, qui en lançant de futiles suspicions, qui réclamant de multiples devoirs d’enquête n’aboutissant à rien, on ne peut, pour autant, les accuser de mauvaise foi. Leur révolte face aux témoignages de leur fille ou de leur garçon a visiblement été attisée par l’obstruction systématique des responsables du collège, plus soucieux de la réputation de leur institution que du bon fonctionnement de la justice. Résultat: entre oies blanches et chevaliers blancs, le juge Vandermeersch a eu bien du mal à démêler l’écheveau de ce dossier délicat et l’instruction s’est éternisée. Quant aux enfants, l’un d’eux a tenté de se suicider, un autre refuse d’encore mettre les pieds dans une école et poursuit sa scolarité par correspondance. Le collège Saint-Pierre, lui, aurait perdu 500 élèves, après que le scandale a éclaté. Un beau gâchis.

La 54e chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, heureusement habituée aux dossiers de moeurs, devra faire preuve de beaucoup de sérénité pour mener les débats de manière constructive. Les rapports des experts psychiatres, qui ont entendu les enfants, devraient l’y aider. « Je voudrais que ce procès soit un procès comme les autres, confie Anne Krywin, qui défend les intérêts d’une des familles. En 1995, j’ai reçu dans mon bureau un petit garçon de 7 ans, avec ses parents. C’était très pénible d’écouter ce qu’il avait à raconter. Il a, aujourd’hui, presque 15 ans ! »

Dans un dossier similaire qui touche un autre établissement réputé de la capitale, le collège Saint-Michel, la direction est aussi montrée du doigt. L’instituteur Luc T. a été arrêté, au mois d’août dernier, pour des faits de viols sur mineur. Certains professeurs ont déclaré avoir tiré la sonnette d’alarme, il y a deux ans déjà. De son côté, le parquet de Bruxelles a fustigé le non-respect de la déontologie dans le chef de certains journaux, qui ont divulgué l’information judiciaire ouverte à l’encontre d’un autre instituteur du collège jésuite. Une fuite qui pourrait hypothéquer la suite de l’enquête. Aucune leçon ne semble avoir été tirée des péripéties de l' »affaire du collège Saint-Pierre ».

Thierry Denoël

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