La marche de Mendelsohn

Dans L’Etreinte fugitive, l’auteur des Disparus se souvient de sa jeunesse très gay à Chelsea, le Marais new-yorkais. Alors que paraît en France cet itinéraire sexuel et familial, il nous guide en érudit narquois dans son ancien fief.

Au coin de la 23e Rue, le fameux trick building,  » l’immeuble des bons coups « , toise toujours Chelsea, le quartier gay de New York, comme une citadelle étrange. Avec son humour railleur, Daniel Mendelsohn, guide souriant malgré un vent à – 10 degrés, ne se fait pas prier pour décrypter le surnom de ce gratte-ciel grisâtre encombré d’échafaudages, personnage minéral de son roman L’Etreinte fugitive :  » En quatre ans ici, je n’ ai rencontré personne qui ne se soit envoyé en l’ air au moins une fois dans un de ces appartements « , raconte l’écrivain en approchant du carrefour de la 8e Avenue. Un mythique  » croisement du Désir « , lieu des brèves et torrides rencontres entre garçons bodybuildés, que nous traversons au pas de charge, de crainte de finir sous l’un des poids lourds qui foncent vers le Lincoln Tunnel.

Il y a un monde entre le Chelsea nocturne des boîtes et des bars, et son visage matinal de crépi chiffonné, sa foule banale et emmitouflée, en ce glacial lundi matin d’hiver. Mais les temps, aussi, ont changé. Le restaurant Foodbar, épicentre du quartier de tous les excès, a fermé pour d’interminables rénovations. Son voisin, le 18 and 8, est maintenant une succursale de banque. Le bar du ViceRoy, la délirante papeterie Rainbows and Triangles surviventà Au Starbucks Café du coin, la silhouette élégante de Mendelsohn évoque celle d’un aristo exilé revenu incognito sur ses terres. Lissant machinalement son crâne rasé, regard bleu ciel intense distrait par la noria des buveurs de café et des mamans à landau, le vétéran de la bohème new-yorkaise semble par instants perdu dans son ancien fief. Plus narquois et intrigué que vraiment nostalgique.

Amours frénétiques et maigres piges

A 49 ans, le succès de son livre Les Disparus (prix Médicis), publié en français en 2007, et consacré à la quête de sa famille massacrée par les nazis en Ukraine, a fait de lui un auteur reconnu. C’est seulement aujourd’hui qu’est publié en français son premier et déjà ancien récit autobiographique, L’Etreinte fugitive (1999), évoquant la lointaine époque où le jeune docteur en lettres classiques vivait heureux d’ amours frénétiques et de maigres piges. On y voit un gamin des proprettes banlieues de Long Island aux prises avec ses pulsions  » incompréhensibles  » qui font  » que l’on peut rêver de normalité tout en se retrouvant le soir venu à scruter les messageries de mecs à la recherche d’un amant de passage « .

 » L’Etreinte se voulait le premier volet d’un triptyque, dont je commence en ce moment le dernier volume, confie Mendelsohn. En écrivant sur mon initiation sexuelle, j’avais déjà en tête une recherche plus ample sur mes relations avec ma famille.  » Car cette Etreinte fugitive n’est pas seulement une plongée dans le ghetto gay – en helléniste distingué, il préfère d’ ailleurs le terme  » colonie  » : on y trouve déjà la trame et l’ amorce des Disparus, sous les traits de quelques personnages : le grand-père, dont le charme de Barbe-Bleue masque de secrètes fêlures ; un oncle mort sans sépulture en Europe de l’Est et une grand-tante enterrée dans le Queens ; des parents aimants,  » normaux  » mais romanesques. Sans oublier ses chères divinités grecques, qui érigent sa comédie humaine en théâtre de symboles et de mythologies. Bref, cet itinéraire d’un homosexuel est, au-delà des apparences, une réflexion sur la famille, sur l’ amour d’un fils pour son père et d’un père pour son enfant.  » Ma famille ne m’ a jamais été hostile, rappelle Mendelsohn. Mes relations avec mon père se sont même tonifiées depuis la parution de L’Etreinte, qui révélait la complexité de mon identité. C’est un scientifique, un mathématicien, et rien ne le passionne plus qu’un problème… compliqué.  » En revanche, son livre a été sévèrement traité par une certaine presse gay, mécontente de son regard atypique sur la cause et les ambiguïtés de l’identité homosexuelle…

Deux enfants adoptés avec une amie

Mendelsohn, d’un clic sur son iPhone à notre table du Starbucks, fait apparaître la photo d’un ado de 13 ans dont il décrit la naissance dans le chapitre  » Paternité « . S’il n’ a pas été le donneur pour sa grande amie, Rose, qui voulait un bébé, il en est devenu le père avant d’adopter avec elle en Russie un deuxième petit garçon. Sa vie se partage aujourd’hui entre New York, ses cours au prestigieux Bard College, à deux heures au nord de la ville, et la résidence de la mère de ses enfants, dans le New Jersey. Son prochain livre, sur le thème de l’identité dans l’exil, pourrait le mener à séjourner à Paris.

Dehors, Chelsea se meurt, mais Mendelsohn trouve le moyen de croiser par hasard un ancien amant sur la 8e Avenue. Il sourit en filant vers le métro dont la bouche s’ouvre sous  » l’immeuble des bons coups « … l

Philippe Coste

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