La grande pétrification

C’est avec légèreté, mais aussi avec conviction que Viviane Forrester avait dénoncé les ravages du chômage de masse dans L’Horreur économique. Depuis, d’autres auteurs sont venus mettre davantage de chair autour de sa légitime protestation. Mais la  » nouvelle économie  » ne dévaste pas seulement ceux qu’elle condamne à l’inactivité. Elle bouleverse aussi les êtres qui satisfont parfaitement à ses récents critères de sélection. On a fait écho ici même aux travaux de Robert Reich dénonçant l’impact des technologies numériques sur la vie quotidienne. D’autres, comme le sociologue anglais Richard Senett, ont montré comment le capitalisme contemporain corrode les aspects de la personnalité qui fondent le lien social (1). C’est à une démarche comparable que s’est livré Thomas Perilleux, spécialiste de la sociologie clinique du travail à l’UCL (2).

Avec l’avènement de la flexibilité, les méthodes de gestion ont profondément changé de visage depuis un quart de siècle. Ces mutations ne visent pas seulement à tenir compte au mieux des exigences de la clientèle. Elles ambitionnent aussi de répondre à l’intense demande d’autonomie exprimée par les salariés au tournant des années 60, en réaction à l’abrutissement induit par la spécialisation des tâches. Sur le modèle de l’équipe sportive soudée comme les doigts de la main, le management dit  » participatif  » s’est, pour ce faire, attaqué à quelques vieilles lunes : fidélité à l’entreprise, plan de carrière, promotions à l’ancienneté, etc.

Mais le partage par chacun des soucis de la production, s’il donne plus d’indépendance, sollicite aussi de nouvelles facultés : un haut degré d’implication, de la résistance au stress, une importante capacité d’initiative, de grandes facilités relationnelles, etc. De même, si elles offrent d’alléchantes perspectives de réussite, la mobilité continuelle et la promotion au mérite s’obtiennent – notamment du fait de l’inconsistance des modes d’évaluation – au prix de la précarité, de l’incertitude du lendemain, du risque permanent et de la rudesse dans les relations personnelles. Bref, d’une part d’inhumanité aux antipodes des attentes libératrices initiales.

Un chapitre de l’ouvrage focalisé sur le cas vécu d’un technicien pris dans les ruptures de la flexibilité éclaire sa face cachée. Recrutements successifs, arbitraire des petits chefs, injonctions contradictoires, environnements professionnels mouvants : le défilé des matrices où il doit tour à tour se lover met l’homme concerné dans l’impossibilité de construire une trame biographique. Impuissant à échafauder un récit à sa vie, il devient un personnage littéralement sans histoire. Si l’inquiétude identitaire qui le taraude se solde, dans son cas, par une double tentative de suicide, heureusement exceptionnelle, il n’est pas rare cependant que le même processus débouche sur un état de dérèglement – d’anomie, disait déjà Emile Durkheim – qui n’a d’autre perspective que le repli sur soi ou la résistance passive : la docilité face aux chocs professionnels n’arrive plus à déboucher sur une plainte collective ou une action militante. Le travailleur flexible, suggère Thomas Perilleux, apparaît comme le  » grand pétrifié de nos métropoles  » !

Par une étrange inversion, les produits fatals de la modernité industrielle que l’on souhaitait éradiquer – déracinement, désenchantement, solitude, instabilité… – sont ainsi devenus des prérequis des nouvelles organisations productives : l’aptitude à s’accommoder du caractère aléatoire des choses figure désormais au premier rang des conditions d’accès au marché du travail.

Cette étonnante plasticité du capitalisme est-elle le fruit du hasard ou de la nécessité ? Perilleux privilégie d’évidence la seconde hypothèse : selon lui, nous aurions affaire aujourd’hui à une véritable idéologie  » managériale « . Autrement dit, à un corps d’idées savamment élaboré pour légitimer le système d’autorité dans l’entreprise.

Est-ce une coïncidence si la grande transformation du travail s’est opérée dans le contexte général d’un redéploiement en profondeur du capitalisme ? s’interroge l’auteur. Pour lui, il est en tout cas urgent d’en revenir aux sources de l’autonomie afin d’en retrouver les tranchants critiques : refus de l’oppression et exigence de réalisation de soi dans une activité.

(1) Le Travail sans qualités, Albin Michel, 2000.

(2) Les Tensions de la flexibilité, Desclée de Brouwer, 2001.

DE Jean Sloover

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