» La crise est un moment extraordinaire ! « 

Malgré leurs emplois du temps démentiels, elles sont venues. Ces femmes  » à responsabilités  » nous livrent leur analyse de la crise, et, surtout, réfléchissent à des solutions pour qu’économie et société fonctionnent mieux. Notamment grâce… aux femmes.

Le Vif/L’Express : L’économie – et encore plus la finance – sont dominées par des hommes. Peut-on pour autant aller jusqu’à les considérer comme  » responsables  » de la crise actuelle ?

> Sylvie Irzi, directrice du développement, Microsoft Belgique : Non, ce serait cynique et sectaire. Certes, les décisions ont été prises à 80 ou 90 % par des hommes, mais ce qu’on doit en conclure, c’est que les entreprises doivent miser sur des profils variés, ne pas mettre tous leurs £ufs dans le même panier.

> Corinne Benharrosh, directrice du Selor (service de sélection des fonctionnaires fédéraux) : On lit çà et là que la crise est une chance, pour les femmes, de valoriser leur style de management consensuel et convivial… Je n’y crois pas. Au contraire, il me semble que tant qu’on continuera à  » plaquer  » un style de management sur un sexe, on se trompera. Tout ça est sous-tendu par l’idée que les femmes sont forcément douces, gentilles, portées à se consacrer à la famille… et je ne m’y reconnais pas, je ne crois d’ailleurs pas être la seule ! Ce ne sont que des représentations sociales. Les femmes peuvent prendre des risques et aimer ça. Si elles ne le font pas, une série de portes leur resteront fermées.

> Cristina Vicini, présidente du réseau Professional Women International et administratrice de sociétés : Chaque crise sert de catalyseur pour amener des mutations dans toute la société. Je ne crois pas qu’il faille blâmer un possible excès d’esprit de compétition que l’on considérerait comme  » masculin « . D’abord, toute la société est  » compétitive  » ! Mais en effet, la crise résulte d’une monoculture. C’est connu : l’homogénéité dans les organes de décision des entreprises étouffe les voix divergentes et empêche les remises en question. Les mêmes personnes discutent des mêmes idées, donc les mêmes problèmes se perpétuent… Les femmes aux postes de décision peuvent apporter beaucoup de fraîcheur. L’innovation qu’elles représentent n’est pas tant technologique que sociétale.

> Isabella Lenarduzzi, fondatrice et directrice exécutive de Jump : Effectivement, un seul style de leadership règne partout. Du coup, les hommes qui n’entrent pas dans ce schéma ont, eux aussi, du mal à progresser ! Et, parallèlement, les femmes qui accèdent au pouvoir se conforment au modèle en vigueur. La crise est un moment extraordinaire pour changer cela. Des firmes comme Sodexo le comprennent : chez eux, le seul budget dans lequel on n’a pas taillé, c’est celui dédié à l’augmentation de la diversité.

Pourtant, les femmes souffrent parfois encore plus que les hommes de la crise…

> I. Lenarduzzi : Oui, il existe toujours cette idée ancrée qu’elles sont le  » second salaire  » dans un foyer, donc que c’est  » moins grave  » de se débarrasser d’elles. C’est paradoxal : elles coûtent moins cher, car elles sont moins payées, à travail égal, que les hommes, mais on les sacrifie en premier lieu pour comprimer les coûts !

> Françoise Goffinet, experte à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes : A chaque crise, l’égalité femmes/hommes sort de l’agenda. La situation sert aussi de prétexte à des entreprises pour forcer leurs salariés – et surtout les femmes – à prendre des congés thématiques, sans compensation financière. Ils s’en servent comme d’un  » chômage technique « . Une femme seule avec des enfants ne peut pas se le permettre. Et les plaintes des hommes affluent au sujet du congé de paternité : ils subissent des pressions pour ne pas le prendre. Or tout ce qui empêche l’implication des hommes dans l’éducation des enfants est néfaste pour les femmes.

> Nicole Di Rupo, Operation Manager, Cisco : Et c’est juste au moment où les hommes de la  » nouvelle génération  » arrivent sur le marché du travail avec une demande d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Eux prennent leurs congés de paternité… Aujourd’hui, seuls les plus aisés vont oser les demander. Or l’entreprise doit tenter de voir plus loin que ses résultats trimestriels et intégrer la complexité du monde dans son fonctionnement, d’autant qu’elle est facteur de productivité, une valeur centrale dans l’économie…

Comment trouver cet autre modèle qui permettrait de ne plus retomber dans une telle crise ?

> S. Irzi : Aujourd’hui, nos entreprises sont gérées par objectifs, pas par compétences. C’est notamment pour cela qu’on s’enlise dans une culture à £illères, qui se focalise uniquement sur le résultat d’exploitation ! Alors certes, on ne travaille pas pour un CPAS, mais pourquoi personne n’est-il capable de revenir à des choses moins terre-à-terre que le sexe d’une personne ou son CV ? On robotise, on place les gens dans des cases, pour des tâches définies. Cela ne favorise pas l’équilibre des personnes, des équipes, des entreprises.

> C. Vicini : Cela implique un esprit d’innovation, propice à la flexibilité. Pour que les objectifs à court terme changent, il faut que les priorités à long terme changent aussi. Là, les femmes apportent autre chose, parce qu’elles ont l’habitude de se débrouiller avec moins de moyens, et de réussir ! Et qu’elles ont généralement été éduquées dans un autre système de valeurs, incluant la pérennité, la  » soutenabilité « . Des valeurs qu’il faut de toute urgence inclure dans l’économie.

Par quelles mesures peut-on favoriser la prise de responsabilités des femmes, élément central d’une diversité qui s’avère profondément bénéfique pour les entreprises et organisations ?

> N. Di Rupo : Les quotas ! Il faut forcer le changement, sinon il prendra des siècles.

> I. Lenarduzzi : C’est vrai ! Tous les indicateurs montrent que ce sera bénéfique à tous les niveaux. Une étude de Goldman Sachs estime que si le taux d’emploi des femmes égalait celui des hommes, le PIB de la zone euro augmenterait de 13 %. La diversité (et d’abord la mixité), c’est la performance : les entreprises cotées dont le conseil d’administration (CA) était le plus  » mixte  » ont en moyenne moins chuté en Bourse depuis le début de la crise. Il y a tant d’indicateurs dans ce sens qu’il devient difficile d’attribuer tout cela au hasard. En Belgique, on compte 6 % de femmes dans les CA des entreprises !

> C. Benharrosh : Si on me disait qu’on m’a embauchée parce que je suis une femme, je démissionnerais ! Je suis contre les quotas. Car ils poussent à prendre des décisions fondées sur ce qu’est une personne, pas sur ce qu’elle vaut. Or, pour moi, les compétences doivent primer. D’ailleurs, au Selor, nous veillons à ce que nos tests soient non discriminants culturellement et  » sexuellement « . Au concours diplomatique, il existait une épreuve de connaissance très théorique, sur les accords de Locarno. De telles connaissances ne font certainement pas de vous un bon diplomate, contrairement aux compétences de compréhension, d’organisation, de résolution des problèmes… Nous avons réussi à convaincre le SPF Affaires étrangères de modifier le concours. Et bingo ! Seulement 10 à 12 % de femmes réussissaient le premier test, le taux a atteint 52 % pour le second !

> C. Vicini : Toutes les initiatives libérant le potentiel créatif des femmes sont cruciales. Et puis, la flexibilité pour tous est relativement facile à mettre en £uvre dans de grandes entreprises, mais les PME représentent l’essentiel des emplois ! Si on finançait des consultants spécialisés, qu’on incitait les entreprises à nommer des administrateurs externes, cela pourrait les aider à  » sortir le nez du guidon « . Les femmes auraient là des rôles stratégiques à jouer.

Alors, quels autres moyens de promouvoir un changement durable des mentalités dans les entreprises ?

> N. Di Rupo : Chez Cisco, on évalue les managers sur autre chose que des résultats financiers : leur capacité à casser des barrières, à promouvoir une vraie diversité… Et les salariés évaluent aussi leur management pour cette compétence.

> S. Irzi : C’est formidable, mais je crains que toutes les évaluations adaptées et les mesures de la satisfaction des employés ne fassent jamais le poids face à des résultats financiers. Surtout dans cette période… Cela dit, il me semble que les mesures à prendre sont de quatre ordres. D’abord, l’éducation, et la formation tout au long de la vie. Etre un humain, cela s’apprend, et je crains que beaucoup de gens n’apprennent pas les valeurs de base. Il faut tenter d’y remédier. En deuxième lieu, promouvoir un management en fonction des compétences, qui utilise au mieux les atouts de chacun, c’est une condition de l’épanouissement. Troisième point, il faudrait favoriser, pour tous, la flexibilité, le fait d’avoir des obligations de résultats, pas de  » prestation « , ni de présence. Enfin, diversifier les business models en modifiant la façon dont le travail est évalué, en mesurant la satisfaction des salariés, etc.

> C. Benharrosh : Je crains cependant que promouvoir le temps partiel ne nuise aux femmes. Reconnaissons qu’il est actuellement difficile, voire impossible, d’avoir des responsabilités en étant à temps partiel. En revanche, je pense que des outils comme le microcrédit peuvent permettre l’émergence de nouveaux modèles. Notamment en profitant, en premier lieu, aux femmes, qui manquent souvent de confiance en elles et ne s’imaginent souvent pas que leurs idées pourraient devenir des entreprises !

> C. Vicini : N’oublions pas que trop souvent, quand un couple revient du boulot, le monsieur se relaxe, il a terminé sa journée, alors que la dame en commence une seconde ! Médias et gouvernement doivent contribuer à changer les mentalités à la maison.

> Françoise Goffinet : La Région wallonne et celle de Bruxelles-Capitale financent des conseillers en diversité. Mais la clé de tout, c’est la parité domestique. Et cela passe par l’éducation. Les femmes sont plus diplômées, mais elles choisissent des filières peu porteuses : philologie, histoire de l’art, psycho, socio… Dans une école de Charleroi, une action d’information a été menée auprès des filles de 6e primaire pour les convaincre d’opter pour l’informatique plutôt que la couture. Elles nous ont dit :  » D’accord, mais maintenant, il faut aussi aller convaincre mes parents, à la maison.  » On revient à la sphère privée : la clé est là.

> I. Lenarduzzi : Nous nous sommes battues depuis trente ans pour avoir une vie professionnelle épanouissante. Il est temps que la maternité devienne parentalité. Rappelons que la sociologue Dominique Méda a montré que plus le salaire d’une femme est élevé, plus son compagnon partage les tâches domestiques. Mais on manque de role models à qui s’identifier.

C’est-à-dire ?

> I. Lenarduzzi : Quand je demande aux femmes néerlandophones marraines de Jump de s’impliquer, elles répondent positivement, et ont un carnet d’adresses impressionnant. Quand je sollicite les francophones, c’est une autre paire de manches : elles ne veulent pas participer à des panels, n’aiment pas défendre leurs idées en public, bref, elles préfèrent vivre cachées ! Elles me renvoient même souvent vers des Françaises ! Il nous faut des stars, des femmes qui assument leur réussite, qui ne demandent pas systématiquement à poser avec leur équipe quand on leur consacre un article. Quitte à se faire violence, il faut se mettre en avant !

> C. Benharrosh : Et aussi savoir avancer pas à pas, en se fixant des objectifs chiffrés. En 6 ans, j’ai réussi à intégrer 30 % de femmes dans les jurys de sélection du Selor. Intégrons aussi le gender mainstreaming – cette pratique qui consiste à tenir compte du  » genre  » de façon transversale, dans toutes les politiques, toutes les décisions – partout où c’est possible.

> F. Goffinet : Et notamment en matière de formation. La Belgique n’utilise pas les périodes de chômage pour former les gens. Les femmes ont moins accès au congé d’éducation payé, quel que soit leur niveau de responsabilité. Les statistiques révèlent que 80 % des bénéficiaires sont des hommes. Dans une entreprise, lors d’un plan d’action positive, nous avions constaté que les femmes qui l’obtenaient étaient toutes veuves, séparées ou divorcées, et elles saisissaient le seul moyen d’augmenter leurs ressources. La crise me rend assez pessimiste : je crains que l’égalité ne régresse. Déjà, nos moyens ont été rabotés de 10 %. La Belgique a eu l’audace de voter une loi sur le gender mainstreaming, en janvier 2007, et nos gouvernants ne perdent pas une occasion de s’en vanter à l’ONU… alors qu’on attend toujours les décrets d’application ! Et que la plupart des patrons et directions des ressources humaines ne savent même pas ce que c’est… Depuis 1993, chaque entreprise doit fournir un rapport annuel sur l’égalité en son sein. Elles ne mettent même pas 3 lignes dans leur rapport annuel ! Et l’écart salarial est de 21 % dans le privé (il s’accroît quand on s’élève dans la hiérarchie), et de 5 % dans le public (théoriquement strictement égalitaire), à cause de l’effet des congés thématiques et des temps partiels. Commençons par augmenter la durée du congé paternité, et par le rendre obligatoire, au lieu, comme le veut l’Europe, d’augmenter la durée du congé de maternité. Les associations de femmes souhaitent aussi qu’une loi pénalisant le sexisme soit votée, comme c’est le cas pour le racisme depuis 1983.

Entretien: Ariane Petit; Photos: Frédéric Pauwels

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