L’ambition d’être le Premier

Il a des chances d’occuper le 16, rue de la Loi, en 2014. Il s’en défend, bien sûr. Aujourd’hui, avec la réforme bancaire, le ministre des Finances joue son va-tout politique. Portrait d’un habitué des cimes, catholique flamand pur jus, confédéraliste positif, à l’humour  » british « .

Le fauteuil de Premier ministre l’intéresse-t-il ? Il éclate d’un rire un peu forcé. Puis, ses épais sourcils se froncent. Ses mains se croisent.  » Pour le CD&V, ce fauteuil fédéral n’est plus l’essentiel, répond-il d’une voix volontairement calme. C’est le poste de ministre-président flamand qui est primordial. Si celui-ci revient à notre parti, il y aura certainement de meilleurs candidats que moi pour l’assumer.  »

La pirouette est habile vis-à-vis de son ami Kris Peeters qui rêve d’un troisième mandat à la tête de la Région flamande. Quant au 16, Koen Geens préfère taire ses ambitions derrière un sourire à la fois cordial et énigmatique, entretenant ainsi une image à la Herman Van Rompuy. Celle du sage qui, dans un esprit de sacrifice, se plie aux exigences de son parti.  » Regardez où se trouve Van Rompuy aujourd’hui !  » relève Dave Sinardet, politologue à la VUB.

En fonction des résultats du scrutin de mai, qui se profile plus que jamais comme une pochette surprise, le sage de 55 ans, six fois grand-père, pourrait bien se révéler un précieux joker.  » Ne sous-estimez pas les ambitions personnelles de cet homme « , nous souffle-t-on à la N-VA.  » C’est indubitablement un candidat Premier ministre, si le CD&V fait un bon score aux élections. Il en a la carrure « , analyse Sinardet. D’une certaine manière, le ministre des Finances a dévoilé ses cartes en acceptant de figurer en tête de liste de son parti pour la Chambre, dans la nouvelle circonscription du Brabant flamand.

Un véritable défi. Il sera opposé à Maggie De Block (Open VLD), la diva des sondages. Au président du SP.A Bruno Tobback, un nom populaire à Louvain. A la N-VA surtout, qui ne manquera pas de vanter son propre rôle d’éperon (d’or) dans la scission de l’arrondissement Bruxelles-Hal-Vilvorde à un électorat, voisin de Bruxelles, particulièrement chatouilleux sur les questions linguistiques.  » En outre, Geens aura du mal à revendiquer la victoire de BHV, car il n’était pas dans le gouvernement lorsque cela s’est négocié. Il n’a pas participé à la bataille « , relève perfidement l’Open-VLD Luk Van Biesen qui se présentera dans la même circonscription.

L’ambition du pinacle

Mais l’actuel grand argentier est un gagneur. Fils unique d’une maman veuve qui l’a élevé seule à Brasschaat, au nord d’Anvers (son père est mort alors qu’il n’avait pas un an), il a grandi avec cette force de caractère : ne jamais se lancer dans une aventure sans viser le sommet. Docteur en droit, il est devenu l’un des trois ou quatre meilleurs avocats d’affaires de Flandre, en fondant le cabinet international Eubelius. Professeur en droit fiscal et droit des sociétés à la KUL, où il enseigne toujours trois heures par semaine, il jouit, dans le monde universitaire, d’une réputation imposante : il a d’ailleurs raté le rectorat de quelques voix, en 2009. Il ne peut envisager son nouveau challenge autrement qu’avec l’ambition du pinacle.

Inconnu du grand public il y a neuf mois, ce quinquagénaire souriant n’est pas non plus un bleu en politique. Entre 2007 et 2009, il a été le chef de cabinet de Peeters qu’il connaît depuis vingt ans.  » C’est un CD&V pur jus « , souligne Rik Van Cauwelaert, éditorialiste au Tijd. Le virus est familial. Son beau-père, Jos Dupré, ancien bourgmestre CVP de Westerlo, a été secrétaire d’Etat aux Réformes institutionnelles dans le gouvernement Martens VIII. Son fils aîné, Aart, a travaillé aux cabinets d’Yves Leterme et de Steven Vanackere (lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères), avant de rejoindre le secrétaire d’Etat à l’Energie Melchior Wathelet (CDH).

Ce n’est pas un hasard si Koen Geens a été désigné, en mars dernier, pour reprendre les Finances, alors que Steven Vanackere venait de chuter dans le bourbier de l’ACW (autour des relations entre le mouvement ouvrier chrétien flamand et Belfius). Il présente un solide CV. Sa maîtrise des matières techniques est hors du commun. A la N-VA, on continue de murmurer qu’il a été mobilisé, dans la panique, parce qu’Eubelius était le conseiller fiscal de tous les organismes de la mouvance catholique flamande, non seulement l’ACW, mais aussi le VKW (patrons catholiques) ou la Christelijke Mutualiteit. Il en connaîtrait donc tous les secrets. Il semble pourtant que Geens ait déjà été approché, un an plus tôt, lorsque Vanackere avait montré ses premiers signes de faiblesse, bien avant que n’éclate l’affaire ACW.

En tout cas, il a su finement gérer la transition, malgré quelques couacs de communication au démarrage. Pas mal de parlementaires affirment même qu’on y a gagné au change.  » Il fait preuve de plus d’assurance, de flegme, il ne s’énerve jamais, entend-on à la Chambre. Alors que Vanackere se fermait ou était sur la défensive dès qu’on le contrariait un peu.  » Même au gouvernement :  » Sur ses dossiers, il est plus difficile de le contredire que Vanackere « , reconnaît un collègue de l’équipe papillon.

Quant à sa sortie maladroite sur les carnets d’épargne qu’il suggérait de ne plus privilégier fiscalement, il a digéré les critiques violentes.  » Cela ne m’a empêché de dormir « , assure-t-il. Ni de continuer à chanter dans sa voiture quand il est seul au volant.  » Entre-temps, je fais tout pour élargir l’exemption du carnet d’épargne à d’autres formes d’épargne à plus long terme « , ajoute-t-il. Il en a néanmoins tiré les leçons vis-à-vis des médias. Dès le début de l’entretien avec Le Vif/L’Express, il enclenche son dictaphone personnel pour garder une trace de la conversation. Un journaliste averti…

Le test crucial : la réforme bancaire

Pour briller aux élections et se tailler un costume de Premier, Koen Geens devra néanmoins aligner des faits d’armes. Or, nommé pour un peu plus d’un an, il aura manqué de temps.  » C’est son plus gros handicap « , assure Dave Sinardet. Dès lors, la réforme bancaire sera le test crucial de son mandat.  » C’est là-dessus qu’il sera jugé politiquement « , explique Carl Devos, de l’université de Gand.  » Une réforme mammouth qui accouche d’une souris « , a déjà critiqué vertement Georges Gilkinet (Ecolo). Il est vrai que le ministre des Finances fait preuve d’une prudence de Sioux dans ce dossier phare.

 » Une prudence excessive, selon l’économiste Paul De Grauwe. Est-il sensible aux sirènes du lobby bancaire ? Je ne sais pas. Je remarque seulement qu’il vient d’un milieu ayant beaucoup de réseaux dans le monde économique et de la finance.  » A cet égard, l’arrivée au cabinet Geens de Jan Van Dyck, ancien rédacteur en chef de l’infolettre Le Fiscologue, souvent pointée pour ses positions peu favorables au fisc, en avait inquiété plus d’un dans les rangs de la gauche, en mars dernier.  » Mais, pour l’instant, je ne vois aucun dossier où Geens pourrait être pris en défaut de servir les intérêts d’un groupe de pression « , constate le sénateur Ahmed Laaouej (PS).

Le ministre est même loué pour son ouverture d’esprit.  » J’ai déjà eu davantage d’occasions de dialoguer avec lui qu’avec ses deux prédécesseurs « , témoigne Dirk Wouters, directeur général de Van Breda et représentant, au sein de Febelfin, des petites banques qui n’ont pas le même point de vue que les grandes sur la réforme bancaire. Gilkinet reconnaît lui-même cette qualité :  » Dès son entrée en fonction, il m’a invité à déjeuner au cabinet en tant que président de la commission Finances de la Chambre. Ce n’est pas Vanackere et encore moins Reynders qui auraient fait ça…  »

Cela dit, Koen Geens présente un profil CD&V traditionnel, rompu au compromis à la belge (il cite Dehaene comme modèle politique), plus proche des libéraux que des socialistes.  » Il sait qu’aux yeux des Flamands, il ne peut toucher aux intérêts de la KBC qui est une banque universelle opposée à la scission des métiers bancaires « , souligne un économiste francophone. Donner un grand coup de pied dans la fourmilière n’est pas le style de cet amateur de musique baroque et romantique.  » Tout ce qui est excessif est insignifiant « , sourit d’ailleurs l’intéressé en citant Talleyrand pour justifier sa volonté de trouver un équilibre entre la protection des consommateurs et la rentabilité des banques. Et d’ajouter :  » Nous recadrons le secteur financier plus sévèrement que la plupart de nos voisins. Je ne trouve pas qu’il s’agisse là d’un manque d’ambition…  »

Pour améliorer son tableau de performances d’ici aux élections, Koen Geens va aussi essayer d’avancer une proposition de réforme fiscale avant mai 2014. L’idée est de laisser un projet pour son successeur. Les autres partis du gouvernement semblent d’accord pour y arriver.

Autre point sensible, moins médiatisé, sur lequel le ministre des Finances pourrait trébucher : la réforme Coperfin, censée changer la configuration de l’administration fiscale. En chantier depuis dix ans, celle-ci est récemment entrée dans sa phase concrète.  » Cela se fait dans la douleur, affirme Ahmed Laaouej en écho aux syndicats du secteur. Les agents du fisc se sentent déresponsabilisés par la centralisation informatisée des contrôles et sont donc démotivés.  » Le CD&V, qui avait fort critiqué Reynders quand il était aux Finances, pourrait faire les frais de ce ras-le-bol qui monte.

Un confédéraliste positif

Si c’est réellement le poste de Premier ministre qu’il brigue, Koen Geens devra aussi montrer des qualités d’équilibriste sur le terrain communautaire, pour séduire son électorat tout en donnant des gages aux francophones.  » Er zit geen belgicist in mij, maar een realist « , a l’habitude de dire, de manière jésuitique, cet habitant de Loonbeek, une verte bourgade entre Overijse et Louvain.  » En réalité, il fait partie de ce qu’on appelle au CD&V les confédéralistes positifs, qui se situent entre le confédéralisme froid de la N-VA et le fédéralisme du SP-A et de l’Open VLD. C’est un Flamand convaincu « , observe Carl Devos.

On savait que ce parfait bilingue qui pratique la langue de Voltaire quasi sans accent (un atout pour un Premier !) avait animé Vlaanderen in actie, le projet qui vise à faire de la Flandre la meilleure région d’Europe d’ici à 2020. On sait beaucoup moins qu’il a signé, en 2006, aux côtés d’illustres nationalistes (Bart Maddens, Philippe Muyters, Danny Pieters…), le Lente Manifest, le petit frère moins radical du Warande Manifest, qui propose tout de même un fédéralisme poussé à l’extrême. Il ne semble pas trop aimer qu’on le lui rappelle, explique que c’est le recteur de la KUL de l’époque, Roger Dillemans, qui l’a invité à le faire.  » Je n’ai rien d’un flamingant, assure Koen Geens. Je constate juste que nous fonctionnons mieux avec davantage d’autonomie régionale.  »

Il n’en demeure pas moins attaché aux résolutions votées par le parlement flamand en 1999, cette feuille de route capitale pour une très large autonomie de la Flandre.  » On n’en est pas loin, dit-il. On a déjà régionalisé les allocations familiales. On se rapproche de l’autonomie fiscale. Un jour, on pourra peut-être arriver au même résultat avec les soins de santé.  » Pour lui, on n’en a pas fini avec les réformes de l’Etat. Il veut tout de même qu’on digère celle-ci pendant cinq ans. Lui qui a sillonné en famille la Croatie, la Bosnie et le Monténégro en voiture, l’été dernier, veut cultiver la paix acquise.

La force de Koen Geens est son didactisme hérité de son métier de prof et ce brin d’humour british qui le distingue de la mêlée politique. Des qualités qui en font un  » bon client  » des plateaux télés en Flandre.  » Il ne faut pas se prendre trop au sérieux, nous mourrons tous un jour « , sourit ce grand admirateur de l’écrivain flamand Willem Elsschot, connu pour son humour froid. Même s’il n’est, a priori, pas le favori dans la course, Geens a vraiment tout d’un futur Premier ministre. Sans en avoir l’air, il rassemble patiemment toutes les pièces de son oeuvre. Une technique sans doute inspirée par son épouse céramiste…

Par Thierry Denoël; Th.D.

 » Il ne se lance jamais dans une aventure sans viser le sommet  »

 » Il fera une proposition de réforme fiscale avant les élections  »

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