En général, la pénurie se répercute en fonction des disparités sociales et économiques. © STRINGER/BELGAIMAGE

Coronavirus : l’alimentation, valeur refuge matérielle et symbolique

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La pénurie alimentaire ne nous menace pas, en dépit du coronavirus. Mais cette crise révèle la fragilité de notre chaîne d’approvisionnement et rappelle qu’en matière alimentaire, les humains ne sont pas égaux. Analyse, avec l’historien français de l’alimentation Martin Bruegel.

Y a-t-il systématiquement un lien entre crise sanitaire et crise alimentaire ?

Tout dépend de la nature des crises ! Lorsque la crise sanitaire est une pandémie – et non un scandale sanitaire du type  » sang contaminé  » des années 1980 ou une pollution ponctuelle de cours d’eau -, il y a de bonnes raisons de redouter des effets négatifs sur l’approvisionnement alimentaire à plus ou moins long terme. Encore faut-il bien identifier les lieux et la probabilité qu’ils soient touchés. Les profils des pays sont très différents. Ceux qui disposent d’une agriculture forte, comme la France, s’en sortiront mieux que le Royaume-Uni, dont la consommation alimentaire dépend très largement d’importations. Une pandémie suscite le réflexe de fermer les frontières afin de freiner, sinon d’arrêter, la propagation du pathogène. Le commerce s’en trouve immédiatement perturbé. Les séquelles sont vite visibles pour les produits dont la durée de conservation est relativement courte : ils pourrissent dans les régions productrices, s’ils ont été récoltés. Côté consommation, la pénurie risque de s’installer. Une épidémie réduit aussi la main-d’oeuvre, malade ou retenue au-delà de la frontière, ce qui diminue la production alimentaire et le volume des denrées sur les marchés. Les autorités politiques disposent d’instruments pour soutenir les échanges et garantir la sécurité sanitaire des filières. Leur utilisation dépend de la volonté d’en assumer le coût.

Face à une situation incertaine, on tente de garder la main dans la mesure du possible. Et le possible, ce sont les courses alimentaires.

Comment – du point de vue de l’historien de l’alimentation – se comporte l’humain confronté à une crise sanitaire ?

Il faut bien nuancer. Ces trente dernières années ont vu de nombreuses crises sanitaires : la maladie de la vache folle en 1996 et 2000, la grippe aviaire en 2005. Le scandale de la viande de cheval dans les lasagnes en 2013 et les discussions sur les risques liés aux OGM ont ébranlé la confiance des consommateurs à l’égard de leur alimentation. Il y a donc une méfiance diffuse et les consommateurs attendent des autorités une intervention régulatrice forte pour assurer la sécurité sanitaire des aliments, une intervention qui s’affranchirait de l’influence des lobbies agricoles ou industriels. Lorsqu’il s’agit de crises telles que celle du Covid-19, c’est très vite la peur de manquer qui prend le dessus. Soudainement, tout ce qui allait de soi requiert attention et les ménages s’approvisionnent amplement pour assurer la routine quotidienne de base. D’où la ruée sur les conserves, les pâtes, la farine, le riz – des aliments dont la conservation est longue et la préparation relativement facile.

Coronavirus : l'alimentation, valeur refuge matérielle et symbolique
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Que dit cette crise de notre rapport à la nourriture ou du système de production de notre nourriture ?

Elle montre que l’alimentation est une valeur refuge à la fois matérielle et symbolique. Elle révèle peut-être aussi que nous connaissons relativement mal les chaînes et rouages de notre approvisionnement alimentaire. Nous sommes surpris de découvrir la fragilité du système qui, quand tout va bien, nous fournit à profusion mais se grippe facilement lorsqu’un virus apparaît.

La crise du Covid-19 pourrait-elle déboucher sur une pénurie alimentaire ?

Il n’y aura pas, dans l’immédiat, de pénurie alimentaire aux niveaux nationaux. L’échéance critique arrivera avec les nouvelles récoltes pour les raisons évoquées plus haut. Mais le confinement compromet l’accès à une nourriture saine et suffisante pour certains ménages, dont les revenus se sont brusquement taris et qui n’ont pas d’épargne, par exemple. On risque de voir augmenter ce qu’on appelle la  » pauvreté alimentaire « .

Comment ont évolué les pénuries alimentaires ces derniers siècles ?

Notre niveau de vie a augmenté depuis 1800. L’alimentation y a bien contribué. Dans les pays du nord, notre ration journalière moyenne par tête a augmenté de 2 000 à bien plus de 3 000 kcal ; d’ailleurs, nous avons d’abord grandi puis sommes devenus obèses en cours de route. Cette alimentation a renforcé, entre autres, notre système immunitaire juste au moment où la médecine et l’hygiène faisaient de grands progrès notamment avec les vaccins ou l’évacuation des eaux usées par les canalisations. L’espérance de vie s’en est trouvée allongée : elle se situe autour de 80 ans aujourd’hui alors qu’elle ne dépassait pas 35 ans à l’époque de Napoléon Ier. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de pénuries, par exemple liées aux guerres. Et dans les pays en développement, les disettes restent récurrentes. La faim et la malnutrition affectent toujours plus de 500 millions d’hommes en Asie, plus de 250 millions en Afrique.

Lorsqu’une pénurie survient, frappe-t-elle tout le monde de la même manière ou accentue-t-elle au contraire les inégalités sociales ?

En général, la pénurie se répercute en fonction des disparités sociales et économiques. Plus un ménage est pauvre, plus il aura des difficultés d’accès aux circuits de distribution alimentaire. Après tout, l’alimentation a un prix et c’est le budget du ménage qui détermine ses possibilités d’achat. D’où, d’ailleurs, l’importance du tissu social, des réseaux de solidarité, de la famille au voisinage, ou des aides officielles. Ils aident à diminuer les écarts économiques et sociaux.

Comment une pénurie marque-t-elle une population, sur le plan psychique et sur le plan physique, à court, moyen et long termes ?

Une pénurie générale, accompagnée d’une politique de rationnement, induit souvent un affaiblissement physique de la population et une hausse des maladies d’infection. Elle reste gravée dans la mémoire collective. Elle stimule généralement des politiques sociales dont le but est d’en éviter la répétition. C’est le cas, par exemple, de la Seconde Guerre mondiale. Certains aliments se trouvent stigmatisés après avoir été surconsommés, comme les racines et les bulbes. Au niveau politique, les Etats européens ont lancé leur politique agricole commune à la suite des privations endurées pendant le conflit. Mais rien n’est jamais définitif : on constate le retour du rutabaga et du panais dans les paniers distribués en circuit court aux consommateurs, et l’Etat social devient lui-même la cible de réforme, voire de démantèlement, lorsque le souvenir des privations recule.

Une pénurie, accompagnée d'une politique de rationnement, reste gravée dans la mémoire collective.
Une pénurie, accompagnée d’une politique de rationnement, reste gravée dans la mémoire collective.© BENOIT DOPPAGNE/BELGAIMAGE

On a vu, en Belgique comme en France, des consommateurs se ruer dans les grands magasins à l’annonce des mesures de confinement. Quel est le mécanisme qui les y a poussés alors qu’il n’y avait pas de craintes à avoir quant à l’approvisionnement ?

C’est une réaction tout à fait compréhensible. Les consommateurs veulent s’assurer d’avoir de quoi manger pendant cette période de confinement. Ils anticipent. Face à une situation incertaine et nouvelle, on tente de garder la main dans la mesure du possible. Le possible, ce sont les courses alimentaires.

Ce sont surtout les rayons alimentaires de farine, pâtes, pommes de terre qui ont été dévalisés. Pourquoi spécifiquement ces aliments-là ?

Vous citez des féculents ! Leur caractéristiques se résument facilement : ils se gardent longtemps, leur rapport prix/apport calorique et nutritionnel est très bon, et ils sont roboratifs. Autrement dit, ce sont des glucides bon marché, dits  » lents  » ou complexes, que le corps peut utiliser progressivement. Même si les consommateurs ne connaissent pas l’explication scientifique de ce phénomène, ils savent par expérience qu’une portion de pâtes alimentaires, un morceau de pain ou un bol de riz calment mieux la faim que les aliments raffinés.

Certains aliments, surconsommés en période de guerre, restent frappés d’une image négative des décennies plus tard. Un adolescent, qui a mangé des navets pendant toutes ses années de pensionnat dans les années 1950, peut toujours être incapable d’en manger septante ans plus tard. Comment expliquer la permanence de ce souvenir alimentaire négatif ?

La surconsommation induit souvent une sorte de dégoût. Ma mère ne mangera jamais plus de pommes de terre avec leur pelure : l’idée même la hérisse et elle leur trouverait un goût amer. Peut-être que la manière de préparer ces légumes était rébarbative, ennuyeuse et leur goût fade, si bien qu’il faudra de nouvelles recettes pour les rendre savoureux aux yeux et à la bouche de celles et ceux qui les détestent. Finalement, une nouvelle manière de voir l’alimentation peut être favorable à ces aliments décriés : l’injonction de manger davantage de légumes ou la volonté de s’approvisionner en circuit court remet les produits locaux – consommés en temps de guerre ou de pénurie – à la page. Il suffit alors d’un peu d’imagination pour guider autrement leur préparation.

La crise du Covid-19 induit-elle qu’il faut changer quelque chose dans notre rapport à la nourriture ? Sans parler de la consommation peu recommandée de pangolin…

Ce n’est pas l’historien qui saurait répondre à cette question. Mais le citoyen du monde se découvre une affinité avec une pensée qui établit un lien étroit entre une production agricole intensive et notre vulnérabilité au coronavirus. La distribution mondiale des aliments est inégale et nous, dans les pays développés, stockons la surproduction dans nos corps. Conséquence : obésité galopante et maladies dégénératives aggravées par la pollution et les pesticides, alors que la faim persiste dans l’hémisphère sud. Tous les indicateurs pointent un système déréglé. On n’ose pas penser que cette crise terrible, cette épidémie du coronavirus au coût humain effrayant, soit gaspillée par un retour au statu quo ante. Il va falloir l’utiliser pour réinventer notre mode de vie – et cela peut très bien commencer par une modification de notre alimentation.

(1) Martin Bruegel est attaché à l’Institut national de la recherche agronomique et directeur de recherches au Centre Maurice Halbwachs, en France.

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