KB-Lux Le dernier round

A partir du 16 septembre se jouera la manche décisive du procès KB-Lux, devant la cour d’appel de Bruxelles. On s’attend à des débats musclés. L’enjeu : juger sur le fond une méga-fraude estimée à 400 millions d’euros. Mais la défense plaidera à nouveau l’irrecevabilité des poursuites. Les clés pour comprendre ce dossier emblématique.

Ils remontent sur le ring pour un ultime choc. Ils vont asséner les coups avec précision. Tenter d’esquiver les crochets de l’adversaire en montrant les dents. La jouer subtile avec l’arbitre. Le combat s’annonce sans merci… Les avocats des 14 prévenus du procès KB-Lux, qui débutera le 16 septembre devant la 12e chambre de la cour d’appel de Bruxelles, sont prêts à tout pour rééditer leur exploit d’il y a un an : en première instance, le tribunal correctionnel les avait suivis en estimant que les 2 995 pièces à l’origine du dossier étaient entrées illégalement dans la procédure. Le fond de l’affaire n’avait même pas été examiné. Exit toute l’enquête ! Une incroyable victoire pour les onze banquiers de la KB-Lux et de la KB et trois de leurs anciens gros clients, accusés de fraude fiscale, de faux en écriture, d’association de malfaiteurs et, pour certains, de blanchiment d’argent !

Selon l’accusation, plus de 400 millions d’euros ont tout de même échappé au fisc, via des constructions financières sophistiquées. La fraude sans doute la plus énorme de l’histoire belge… Sur le plan administratif, l’Inspection spéciale des impôts (ISI) a d’ailleurs négocié des redressements avec plus de 7 000 clients de la KB-Lux. Bref, même si le ministère public a finalement revu ses prétentions à la baisse – 38 personnes étaient inculpées au départ -, le dossier monté par le juge d’instruction Jean-Claude Leys (aujourd’hui avocat général à Mons) paraît accablant pour les actuels prévenus. Parmi ceux-ci : Remi Vermeiren, ancien président de la KBC, Damien Wigny, ancien patron de la banque s£ur luxembourgeoise, et Etienne Verwilghen, actuellement directeur à la KBC. Des poids lourds du monde de la finance, dans les années 1990.

Malgré cela, l’avocat général Jean-Michel Verhelst et les avocats de l’Etat devront user de leurs biceps pour arracher ce qu’ils ne sont pas parvenus à obtenir lors du précédent affrontement. A savoir, la recevabilité des poursuites et l’examen du fond de l’affaire. Les conseils des banquiers avanceront une argumentation solidement construite pour démontrer que c’est de manière illégale que les enquêteurs sont entrés en possession des documents sur lesquels se fondent les poursuites pénales.

Pour bien comprendre l’enjeu du match, il faut se rappeler qu’en principe des documents volés ne peuvent être pris en compte par la justice. Car il s’agit là d’une pratique déloyale pouvant engendrer toutes sortes d’abus. Or l' » affaire KB-Lux  » démarre par un vol de documents. Début 1994, quatre employés de la banque luxembourgeoise, Giorgio Mioli, Philippe Maillen, Christian Cigada et Antonino Costa, ont été licenciés pour quelques indélicatesses.

Vengeance

Pressentant le coup, ils s’étaient emparés de documents internes à la banque pour négocier de plantureuses indemnités de rupture. Mais la banque finira par porter plainte contre eux pour escroquerie. Mioli se fera arrêter au Grand-Duché.

A l’époque, les compères trinquaient souvent au bistrot Le Buro, à Luxembourg-ville, avec Jean-Pierre Leurquin. Fort en gueule, imposant, cet ancien vétérinaire, interdit de pratiquer, attribuait ses déboires au Boerenbond et noyait son amertume dans l’alcool. Il était aussi devenu un indic de la police judiciaire de Bruxelles. Les documents dérobés à la KB-Lux constituaient, pour lui, l’occasion de se venger contre le Boerenbond, actionnaire principal d’Almanij, la société mère de la KB. Dès mars 1994, il appâte la PJ et l’ISI avec des échantillons de pièces accablantes pour la KB-Lux. Il essaie même, en vain, de les monnayer. En juin, Leurquin organise une rencontre informelle entre Cigada, Maillen et les péjistes, à Bruxelles. Le 7 juillet, les deux ex-employés déposent plainte contre la KB-Lux, auprès de l’inspecteur Raphaël De Saint Martin, et joignent à leur action en justice une série de documents bancaires.

Du côté de la PJ, c’est l’emballement. Six ans avant la réforme des polices, la guerre des polices fait toujours rage. Et la 3e SRC de la gendarmerie vient d’accrocher à son tableau de chasse l’enquête Pineau-Valencienne, du nom de l’ex-grand patron du groupe Schneider. Les documents KB-Lux s’avèrent une opportunité en or pour les péjistes qui veulent redorer leur blason. Mais le parquet se tâte. Le premier substitut Vincent Cambier doute de l’origine licite des documents. En août, Mioli, toujours incarcéré, se constitue partie civile et fait remettre aux enquêteurs de nouveaux documents KB-Lux par son avocate belge. Prudent, Cambier juge à nouveau les pièces irrecevables. Suite à ces deux tentatives infructueuses, il faut trouver une astuce pour faire entrer les documents volés de manière régulière dans la procédure judiciaire. C’est ici que les versions divergent.

Une tentative d’extorsion

L’occasion se présente avec une drôle de lettre que reçoit le ministre de la Justice, le 3 janvier 1995, d’un certain Richard Vandergoten, qui venait d’être incarcéré à la prison de Saint-Hubert pour des faits de stupéfiants. Avant son arrestation, Vandergoten habitait au n°3 de l’avenue Brugmann à Uccle, à la même adresse que Jean-Pierre Leurquin. Dans sa missive de deux pages au ministre, il dénonce le détournement de sa pension d’invalide par Leurquin et Simone Dieudonné, leur logeuse. Sur la deuxième page, il évoque d’autres faits troublants : Leurquin, assisté de policiers, aurait tenté de soutirer 250 millions de francs à Didier Pineau-Valencienne, à Paris, pour lui vendre des listings de la KB-Lux, dans lesquels se trouvait le nom du dénonciateur du patron de Schneider. Vrai ou farfelu ? Le parquet ouvre une information – le fameux dossier 70.97.1071/95 – et le substitut Cambier confie l’enquête à la PJ.

L’inspecteur De Saint Martin entend Leurquin, le 2 mars : celui-ci reconnaît la tentative d’extorsion et promet de remettre les documents litigieux à la police, ce qu’il ne fera que deux semaines plus tard, car ceux-ci sont planqués en France. C’est ainsi que les 2 995 pièces entrent légalement dans la procédure. Par la bande, en quelque sorte. Dans les années 1990, la jurisprudence de la Cour de cassation prévoyait une exception à l’interdiction pour la justice de prendre en compte une pièce volée. Il fallait  » que les enquêteurs n’aient commis aucun acte illicite pour obtenir les documents et qu’il n’existe aucun lien entre leur vol et leur remise entre les mains des enquêteurs « .

Mais la défense des prévenus conteste énergiquement cette version-là des faits. Pour elle, les procès-verbaux d’audition de Jean-Pierre Leurquin par De Saint Martin, les 2 et 16 mars 1995, constituent des faux intellectuels. La lettre de Vandergoten était un prétexte et le dossier 70.97.1071/95 serait un vaste  » trompe-l’£il  » juste destiné à accréditer la remise de documents.

Les avocats des banquiers soutiennent que les inspecteurs de la PJ ont organisé une fausse perquisition le 14 février 1995 au n° 3 de l’avenue Brugmann, chez Leurquin et Dieudonné : c’est là que les documents se trouvaient. Cigada y avait logé pendant un moment et Leurquin en a profité pour photocopier toutes les pièces. Il se serait même servi des photocopieuses de la PJ, ce qu’une analyse de l’encre des copies par la célèbre police scientifique allemande (BKA), à Wiesbaden, a invalidé. Pour étayer leur hypothèse, les avocats se fondent essentiellement sur un témoignage écrit de Simone Dieudonné, datant de juin 1995. Mais la logeuse s’est rétractée lorsqu’elle a été interrogée deux ans plus tard par le juge chargé d’instruire le dossier, Jean-Claude Leys.

Chipotage dans l’enquête ?

Plusieurs plaintes ont été déposées contre les enquêteurs. D’abord devant le comité P, en avril 1998. Dans son rapport, l’instance de contrôle des polices reprochera aux péjistes d’avoir agi sans coordination ni aucun contrôle, mais ne se prononcera pas sur le caractère légal de l’obtention des 2 995 pièces. Une plainte au pénal également, le 8 mars 2003, à l’encontre de trois péjistes : seul De Saint Martin sera finalement inculpé par le juge Lugentz. Le dossier est toujours en cours. Une plainte enfin contre le juge Leys, car celui-ci aurait nettoyé le boulot brouillon des enquêteurs, entre autres en modifiant des PV du dossier 70.97. 1071/95 et en faisant pression sur Dieudonné, lors de son témoignage sous serment, pour qu’elle modifie sa version des faits. Pour les avocats, le dossier KB-Lux devait servir les ambitions du magistrat qui a brigué le poste de gouverneur de Bruxelles puis celui de patron de la Sûreté. Résultat : celui-ci n’a obtenu aucun des deux fauteuils. Et, en 2007, la Cour de cassation a reconnu qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour le poursuivre pénalement, ni lui ni Cambier.

En conclusion : y a-t-il eu chipotage dans l’enquête ? C’est possible. Les policiers ne voulaient pas laisser passer l’aubaine d’un tel dossier, mais leur marge de man£uvre était étroite pour faire entrer, dans la procédure, les 2 995 pièces, dont l’authenticité – soulignons-le – n’a jamais été mise en cause. Ils ont sans doute cafouillé. Au point de rendre la procédure entière irrégulière ? Là est toute la question.

En première instance, le juge Hendrickx s’est montré très sévère vis-à-vis des enquêteurs. Il a préféré défendre l’idée d’une justice irréprochable, voire idéale, bien que, selon les propres termes de son jugement,  » les préventions imputées aux prévenus soient d’une gravité exceptionnelle « . Il n’a pas suivi la jurisprudence plus récente de la Cour de cassation, connue sous le nom de jurisprudence Antigone. Selon celle-ci, le tribunal ne doit pas nécessairement écarter une preuve recueillie de manière irrégulière si la gravité des infractions à sanctionner est bien plus importante.

L' » affaire KB-Lux  » est emblématique des dossiers de grande fraude fiscale inaboutis, qui ont émaillé les années 1980 et 1990 (QFIE, sociétés de liquidités, Beaulieu…), et sur lesquels une commission d’enquête parlementaire s’est penchée en 2009. Ici, pour la première fois, de grands noms de la finance risquent une condamnation pénale. C’est dire si la pression exercée par les avocats – et les prévenus du dossier KB-Lux ont les moyens de se payer les meilleurs – est forte pour obtenir un acquittement.

A l’audience d’introduction, en mars dernier, le président de la cour d’appel Pierre Saint-Rémy a décidé, au grand dam de la défense, qu’il entendrait les parties sur les deux volets du dossier, la procédure et le fond de l’affaire. Cela dit, le combat est loin d’être gagné pour le ministère public. D’autant que, pour aggraver le verdict prononcé en première instance, les trois magistrats qui siégeront – Patrick Mandoux et Michel De Grève seront les juges assesseurs – devront se prononcer à l’unanimité.

Il serait peut-être judicieux que les témoins clés du dossier soient, cette fois, entendus durant le procès. Leurquin, lui, est mort, en février 2003, d’une cirrhose. Leys et De Saint Martin sont toujours vaillants. La défense pourrait d’ailleurs les  » cuisiner  » à sa guise. De toutes les manières, l’établissement de la vérité aurait tout à y gagner.

TH.D.

THIERRY DENOëL

 » les préventions imputées aux prévenus sont d’une gravité exceptionnelle »

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