» Je trouve ma force dans la solitude « 

Jacqueline Bir se livre au Vif/L’Express. Avec pudeur et une sincérité touchante, la grande comédienne évoque la disparition de son fils, sa douleur, ses angoisses, sa nostalgie des jours heureux, sa propre enfance, son théâtre…

La  » Bir  » est un monument vivant. Elle a joué tout Racine, accumulé les prix de théâtre et les ovations. Notamment pour le spectacle Oscar et la dame rose, d’Eric-Emmanuel Schmitt. Après cinquante-cinq ans de scène, elle a choisi de faire un break. Jacqueline Bir a perdu un de ses fils, en 2005. Le comédien et metteur en scène Philippe Volter s’est donné la mort, à Paris. Face à cette épreuve, elle a préféré continuer à travailler, sans relâche pendant trois ans. Aujourd’hui est arrivé  » le temps de la confrontation « , comme elle le dit elle-même.

Ça ne vous agace pas qu’on vous rappelle tout le temps votre âge en évoquant vos cinquante-cinq ans de carrière ?

> Jacqueline Bir : Vous savez, j’ai un miroir dans ma salle de bains qui me confirme que les années ont passé. Il faut savoir l’accepter. En même temps, ça me fait plaisir, car, au-delà de toutes ces années, j’ai tenu bon. Beaucoup de mes amis ont disparu. J’ai de la chance, finalement.

Avez-vous dit adieu au théâtre ?

> C’est plutôt un entracte. En 2010, je remonterai peut-être sur scène, mais je ne peux pas encore en parlerà Pour moi, la scène est un lieu où je trouve mon équilibre. Je vis le théâtre comme un exutoire. Une manière d’échapper à la réalité, qui est souvent sordide. Au théâtre, on réfléchit, on travaille, on construit. C’est sécurisant.

Pourquoi un entracte maintenant ?

> Bon, on ne va pas éluder la questionà J’ai joué, beaucoup joué ces derniers temps, et cela m’a permis de passer au-dessus d’un événement très douloureux que vous connaissez. Mais, à la fin, j’avais l’impression d’être un canard à qui on avait coupé la tête et qui continuait à courir.

Après la disparition de votre fils Philippe, vous avez dit que vous vouliez jouer encore et encore, non pas pour oublier mais pour transcender la souffrance. Y êtes-vous parvenue ?

> Je crois. Jouer m’a aidée à exprimer la souffrance que j’avais en moi. Ce n’est que très récemment que j’ai enfin réussi à pleurerà Donc, si les larmes ne venaient pas, il fallait bien que ça sorte d’une manière ou d’une autre. Merci le théâtre ! Mais je ne veux pas m’apitoyer sur mon sort. Beaucoup de gens vivent des malheurs comme celui-là.

Vous sentez-vous coupable ?

> Forcément, on culpabilise toujours quand on perd son enfantà On se dit qu’on a manqué quelque chose. On se pose un tas de questions. Tant que je travaillais,j’éludais ces questions. Aujourd’hui, j’ai arrêté de courir. Le temps de la confrontation est venu. Ce n’est pas de la tarte ! Mais ça se passe calmement. J’essaie d' » être « , tout simplement. J’ai conscience d’être toujours vivante. Et je suis heureuse d’avoir connu mon fils pendant quarante-six ans. Il faut essayer de voir les choses positivement.

Avez-vous encore besoin du théâtre ?

> Oui, besoin d’y aller et d’en faire. Ces dernières années, je ne parvenais plus à aller voir une pièce, parmi le public. J’avais l’impression d’être regardée. Et je l’étais inévitablement, parce que je suis un personnage public et mon fils aussi. Il y avait de la compassion dans ces regards. Je ne le supportais pas. L’être humain est doté d’une colonne vertébrale, il marche debout sur ses deux jambes. Il faut avoir la force, en toutes circonstances, de tenir debout.

C’est une solitaire qui dit ça ?

> J’ai toujours été seule. Je suis fille unique, donc la solitude ne me pèse pas. Au contraire, j’y trouve ma force. Heureusement, d’ailleurs. Parce que des amis se sont éloignés. Certaines personnes ne supportent pas le malheur des autres.

Est-ce parce que vous êtes une solitaire que vous jouez tant de monologues ?

> J’adore les monologues.Le contact est plus intense avec le public. Il est  » le  » partenaire. Quand on est plusieurs sur scène, ça se passe en triangle. Il y a un mur entre les spectateurs et nous. Mais soyons lucides : cela coûte moins cher de monter un spectacle avec une seule comédienne. L’époque des distributions à dix ou douze sur scène est révolue.

Etes-vous nostalgique ?

> Bien sûr. Cela n’a rien de tragique. J’ai la nostalgie des jours heureux. Ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir connu des instants de bonheur. Savoir que, dans un coin de ma vie, il y a eu de la douceur, de la joie, de l’espoir, cela m’apaise. De toute façon, la nostalgie est le propre du théâtre.

Ce bonheur, vous n’y avez plus accès ? Vous avez plusieurs petits-enfants, non ?

> Oh, oui. Je suis même arrière-grand-mère. Bientôt pour la deuxième fois. Mais j’ai peur pour eux. Quand je vois un enfant aujourd’hui, je ne peux effacer l’image de mon fils disparu. Pour moi, chaque enfant porte en lui un destin peut-être épouvantable. Peut-être merveilleux aussi. Pour le dire simplement, un enfant, ça m’angoisse.

A cause de votre drame personnel ou du monde tel qu’il va ?

> Les deux. Le destin de mon fils qui avait tout pour être heureux et le désarroi des jeunes d’aujourd’hui. Je me demande où est passé l’espoir. Lorsque j’étais jeune, tout était possible, même pour moi qui venais du bled algérien.

Vos parents s’occupaient d’une ferme près d’Oranà

> Pas loin de la mer, à côté de Mers el-Kébir. Il y avait des vignes. A l’époque, on utilisait encore un téléphone à manivelle. C’était le xixe siècle ! Le curé du village me donnait des cours de latin, une voisine m’enseignait l’arithmétique et j’apprenais l’histoire et la géographie avec mes parents. Lorsque j’ai eu 9 ans, nous sommes partis habiter à Oran pour que je puisse aller à l’école. Je garde beaucoup de souvenirs de la ferme, surtout avec ma mère, puisque mon père a été mobilisé pendant la guerre. Je nous vois toutes les deux, main dans la main, sur le chemin du champ.

Et votre père ?

> Lui était un fou furieux de football. A mon avis, le gène s’est transmis à mes petits-fils qui jouent beaucoup au foot. Je vais les voir sur le terrain. Obligée ! Je n’y comprends rien, mais ce n’est pas graveà

Comment a surgi le déclic du théâtre ?

> Mes parents étaient abonnés à l’Opéra d’Oran. J’ai découvert la scène à travers l’opéra. Ensuite, le directeur du Conservatoire d’Oran, qui était un ancien de la Comédie-Française, m’a repérée lors d’une représentation scolaire. Il m’a poussée à me présenter à Paris. Ce que j’ai fait, après le bac. J’ai été reçue tout de suite au concours d’entrée du Conservatoire de Paris. Je ne suis plus jamais retournée en Algérie.

Vous souvenez-vous de votre premier rôle à Oran ?

> Bien sûr. J’avais 18 ans. J’étais la reine de Ruy Blas, de Victor Hugo, au Grand Théâtre. J’avais un culot terrible. J’ai gardé le collier que je portais pour le rôle.

En 1957, vous avez suivi Claude Volter en Belgique. Ne regrettez-vous pas de ne pas être restée à Paris, où vous auriez sans doute connu une célébrité plus grande encore ?

> Et alors ? C’est vrai que Jean-Paul Belmondo, Jean-Pierre Marielle, Bruno Kremer et Françoise Fabian, qui étaient au Conservatoire en même temps que moi, ont eu une belle carrière. Mais qu’est-ce qu’ils ont de plus que moi à part le pognon ? Je ne regrette pas Paris. Je me sens mieux en Belgique. J’y ai joué tout ce que je pouvais avoir envie de jouer.

Jacqueline Bir lit JacquelineHarpman, à la Foire du livre de Bruxelles, ce samedi 7 mars.

Entretien : Thierry Denoël et Michèle Friche

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