» Je suis à l’âge où je veux clamer mes indignations « 

Le dessinateur du Chat explique pourquoi il s’est aventuré dans la publication de deux livres qui secouent, volontairement. A l’heure d’un raidissement des moeurs, il veut retrouver l’esprit de l’humour trash des années 1970-1980. Pour démontrer que oui, définitivement, on doit pouvoir rire de tout. Et de tout le monde.

Le Vif/L’Express : En mars, vous avez arrêté de publier Le Chat dans les journaux. La parution simultanée de l’essai Peut-on rire de tout ? et de La Bible selon Le Chat, c’est le début d’une nouvelle vie ?

Philippe Geluck : Je m’autorise à chasser sur d’autres terrains. En trente ans, je m’étais construit une mécanique : publier Le Chat dans les journaux, compiler en fin d’année… Je voulais travailler à un autre rythme, avec d’autres formes de narration. Peut-on rire de tout ? est parti du projet d’un livre d’entretien sur ce thème que j’ai rapidement abandonné parce que je ne me suis pas reconnu dedans. On risquait de trouver que je me prenais trop au sérieux. Ce que je pense du monde ne justifiait pas un livre. Je ne suis ni philosophe, ni journaliste, ni théoricien, je suis un humoriste parfois engagé ou dérangeant. Et je me suis rendu compte qu’il n’existait pratiquement pas d’ouvrage posant cette question essentielle : peut-on rire de tout ?

C’est un livre météorite dans lequel on peut dire que vous vous lâchez !

Je ne voulais surtout pas que ce soit théorique. Ça a l’air d’être un essai, mais ce n’est en réalité qu’un grand délire.

Vous touchez à des sujets délicats. Derrière cet humour délirant, il y a un engagement ?

Clairement. Il y a quelques années, j’ai collaboré au journal de Siné que le dessinateur avait créé à 80 ans après avoir été viré de Charlie Hebdo. Pour un motif qui s’est dégonflé, d’ailleurs : on l’avait accusé d’antisémitisme, mais le procès a prouvé que ce n’était pas le cas. Je tenais dans son journal une rubrique intitulée  » Geluck se lâche  » où je cherchais ce qu’il y a de plus noir en moi. Je ne suis pas que le type qui sait bien se tenir sur France 2 à côté de Drucker. J’ai gardé mes indignations, ma violence, mon goût pour l’humour trash et pimenté ! Je voulais l’exprimer dans une période où l’on demande aux humoristes de se cadrer davantage et où les procès volent bas, qu’ils viennent de ligues antiracistes, anti-antisémites, religieuses, morales… Il suffit de voir la France des années 1970-1980, celle de Coluche et de Hara-Kiri, pour se rendre compte que tout a été extrêmement arrondi.

Le déclic est aussi venu après la polémique sur les caricatures de Mahomet ?

Oui, et après les attaques contre les blagues sur les enfants mongoliens de Timsit. Je ne parle pas au nom de ma profession, c’est une vraie prise de responsabilité personnelle, mais à mes yeux, on doit évidemment pouvoir rire de tout. Il faut le faire, même ! Avec nuances, avec mesure, avec humanité, avec respect de l’autre…

Vous exprimez des opinions très laïques, très progressistes… Au vitriol, parfois, contre les musulmans intégristes !

J’étais assez heureux de la trouvaille que j’écris dans le livre : au fond, les musulmans intégristes s’interdisent tout ce qui fait du bien, la musique, la bonne chère, l’amour. Ils s’interdisent donc peut-être aussi de faire caca parce que parfois, ça fait vachement du bien.

C’est de l’ironie trash. Vous êtes inquiet des réactions que cela pourrait susciter ?

Je ne sais pas. J’avoue, c’est la première fois que je vais aussi loin.

Dans le cas des caricatures danoises de Mahomet ou de La Vie de Mahomet publiée par Charlie Hebdo, ça a provoqué des violences, quand même…

C’est sûr que si on sort une phrase de son contexte et qu’on me l’attribue, les gens vont se dire : quelle horreur ! J’espère qu’on prendra la peine de lire tout dans son intégralité. On verra. Mais soyons clair : oui, ce livre est une croisade contre les sales cons. Les intégristes, les bornés, les exploiteurs d’autrui, les machos… Quand je dis que l’on peut rire des riches, mais pas trop parce que l’on doit aller travailler en usine où il reste quelques emplois malgré les machines qui ont mis tout le monde au chômage, c’est un point de vue critique sur la mondialisation, le tout au pognon… Je me prends un peu pour Zorro qui va défendre l’oeuvre et l’orphelin.

Vous exprimez un sentiment de révolte comme le faisait Stéphane Hessel dans son Indignez-vous !

Oui. C’est un peu mon Indignez-vous ! J’ai d’ailleurs dit à mon éditeur que je souhaitais obtenir le même tirage que Stéphane Hessel. (Rires) C’est d’ailleurs pour ça que le livre est très bon marché – 10 euros – alors que le bouquin d’un romancier parisien dont je salue au passage la  » morve narcissique  » est bien plus cher.

Vous accompagnez le livre d’une mise en pratique avec La Bible selon Le Chat…

Les deux projets ont mûri en parallèle et leur sortie concomitante n’est pas un hasard. Si on me dit que La Bible est un peu gonflée, je pourrais rétorquer en sortant l’autre livre : regardez, on peut rire de tout ! C’est un jeu de miroir qui, je l’espère, sera amusant pour le lecteur.

C’est un coup de gueule pour la liberté d’expression ?

Je bénis la liberté d’expression dont nous bénéficions. C’est pour ça que je suis curieux de voir les limites que ce livre va poser. Me reprochera-t-on d’avoir été trop loin, me dira-t-on que c’est indigne, va-t-on me faire des procès ? Je ne sais pas.

Mais vous l’avez testé quand même ?

Non, non. J’y vais comme ça. Je n’ai pas fait relire…

Un avocat ne vous a pas conseillé ?

Non, pourquoi ? Il n’y a aucun appel à la haine ou au racisme dans ce que j’écris. C’est sûr, ça va embêter les intégristes. Tant mieux ! Les catholiques sincères ou soft vont-ils réagir ? Je pense que ça va les faire marrer. La religion ne me pose aucun problème si elle ne me contraint pas à observer des règles que je n’estime pas démocratiques. Je n’aime pas l’idée d’un Etat religieux, qu’il soit musulman ou catholique. Ça doit rester de l’ordre de la sphère privée. La religion d’autrui, je la respecte même si je ne la partage pas. Mais je demande en retour qu’on respecte mon athéisme. Dans des discussions avec des musulmans un peu bornés, je n’arrive même pas à ça. Ils n’acceptent pas l’idée que quelqu’un remette en cause l’existence de Dieu puisque c’est lui qui nous a créés. Si l’on est athée, on est condamnable, on ne fait pas partie de la communauté des vivants, on doit être éradiqué, éliminé, tué en vertu des textes anciens. C’est très violent, ça me déplaît profondément.

En poussant le bouchon loin, que voulez-vous démontrer ?

Pour mener la réflexion à bien, comme en physique, il faut pousser la machine à ses limites. Je charge volontairement la mule pour voir jusqu’où je peux aller.

Vous êtes dans la provocation ?

Oui. C’est un mot qui ne me déplaît pas. Quand je termine en affirmant de façon absurde que la Shoah a été accomplie par des comédiens déguisés, que tout le monde a ri après la libération des camps, je m’aventure dans une sphère extrêmement délicate mais je crois que je peux le faire dans la mesure où quelqu’un, tout de suite après, dit qu’il va vomir. C’est sans doute la limite à ne pas franchir !

J’aime désamorcer les choses comme quand je m’amuse avec les sports pour handicapés. Quand je parle de  » patinage double mongole « , c’est extrêmement dérangeant. Quand je dis que les handicapés sont trop lâches pour faire nos Jeux olympiques parce qu’ils ont trop peur de perdre et que c’est pour ça qu’il nous excluent de leurs Jeux à eux, c’est monstrueux. Mais si on lit tout le livre, ça prend une autre tournure. Je me moque aussi de onze crétins qui courent derrière un ballon. Ça exonère tout ce qui précède.

L’humour des années 1970-1980 est votre référence ?

J’ai 59 ans. J’ai connu la France très verrouillée du général de Gaulle et la Belgique très catholique et fermée. J’ai le souvenir d’avoir découvert Hara-Kiri avec éblouissement. Le plus grand coup des années 1970, c’est quand même quand Charlie-Hebdo a été autorisé à la vente dans les casernes. Le service militaire était encore obligatoire et c’était une des plus grandes librairies de France. La couverture du premier numéro qu’ils ont mis en vente dans les casernes, c’était simplement :  » Plein le cul l’armée !  » Tout ça a nourri des gens comme Coluche et Desproges. Dans les années 1980, ça a été une déferlante d’expression totalement libre, sans plus aucune contrainte.

Aujourd’hui, c’est le retour d’un humour un peu réactionnaire ?

Oui, absolument. C’est un mouvement de balancier qui existe depuis toujours. Il y a un retour de l’ordre moral, une période de glaciation. Cela dit, je ne suis pas certain de préférer la période de liberté totale. Ce livre-ci, je ne l’aurais pas écrit à cette période-là. J’ai toujours trouvé intéressant d’avoir des règles, des limites parce que le bonheur, c’est de les transgresser. Il y a aujourd’hui le combat contre le retour des intégrismes religieux. Le social est dévasté par une crise financière qui n’a pas de raison d’être, créée avec cynisme par des gens qui tirent les ficelles au niveau mondial. Des gens se retrouvent dans une misère noire en Europe, avec du chômage, une baisse de niveau de vie, un enseignement à la dérive, la barbarie dans certains quartiers de certaines villes. On assiste à une déculturation galopante. Il y a de quoi s’indigner ! Nous sommes dans une ère régressive et certains en profitent. Moins il y aura de réflexion critique sur la société, plus on emmènera les gens voter pour des extrêmes.

Le danger, au-delà des intégrismes, ce sont les populismes ?

Voilà. Et le fait que l’on nous fasse consommer des choses inutiles pour trois francs six sous, qui ont été produites dans des pays où les gens sont traités comme des esclaves. Ce balancier de la liberté d’expression et de l’humour s’inscrit dans un grand balancier des injustices et du retour à l’exploitation de l’homme par l’homme que dénonçait le vieux Karl Marx.

A travers ces deux livres, vous voulez porter ce débat auprès d’un large public ?

Sans doute. Avec l’âge, j’ai besoin d’exprimer mes engagements, de dire de quel côté de la barricade je me trouve. Je n’ai jamais voulu faire du dessin militant ou politique, même s’il est parfois philosophique. Mais j’ai besoin de dire que même si je plais à tout le monde avec Le Chat, tout le monde ne me plaît pas. Je suis évidemment toujours prêt à dialoguer, mais j’ai besoin de dire aux sales cons que ce sont des sales cons, de provoquer la réflexion.

Vous publiez La Bible selon Le Chat. Vous feriez pareil avec le Coran ?

Je connais bien moins le Coran que la Bible à laquelle nous sommes tout le temps confrontés dans notre culture judéo-chrétienne. J’avoue ma méconnaissance du Coran. J’ai essayé de le lire plusieurs fois, mais c’est un langage très ardu, très métaphorique. S’ajoute à ça le problème de ne pas pouvoir représenter le visage du prophète. Si je le représentais sous les traits du Chat, je me ramasserais une fatwa. Mais je soutiens totalement les dessinateurs qui se sont retrouvés victimes des malédictions proférées à leur égard parce que c’est insupportable !

Peut-on rire de tout ?, éd. JC Lattès, 150 pages

La Bible selon Le Chat, Casterman, 160 pages

Par Olivier Mouton

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