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Roberto Saviano fustige le nouveau gouvernement italien : « La société civile n’existe plus, elle a été détruite »

Le Vif

L’auteur de Gomorra sort son premier roman, Piranhas qui, sur la base de faits réels, relate l’histoire d’un « baby-gang » à Naples. Sous escorte policière depuis douze ans pour sa dénonciation des méthodes de la mafia, il confie ses doutes sur le rôle de l’écrivain engagé et fustige le nouveau gouvernement italien.

Piranhas raconte l’apprentissage de la violence par une bande de gamins, à Naples. Leur quête du pouvoir s’inspire-t-elle de faits réels ?

En 2013, des enfants, dont le plus jeune avait 10 ans, sont parvenus à régner durant quelques mois sur le monde de la pègre, à Naples. Ils ont su profiter d’un vide du pouvoir : les parrains de la Camorra étaient morts, en fuite ou en prison. Ces  » bébés mafieux  » ont compris qu’il y avait une place à prendre. Je suis parti sur leurs traces, ce qui n’était pas simple. Je ne peux plus arpenter les rues pour enquêter, ce que j’aimais tant faire avant d’être menacé de mort par la mafia… Je me documente auprès des tribunaux et des policiers. J’ai eu accès à des documents judiciaires et à des écoutes téléphoniques, j’ai également pu interviewer des membres du gang. Les rares qui avaient survécu et qui sont aujourd’hui en prison.

En Italie, la société civile n’existe plus, elle a été détruite.

Votre personnage principal, Nicolas Fiorillo, montre un talent inné pour commander. Un génie, précoce, du crime ?

Pour camper ce personnage, je me suis inspiré d’un chef mafieux, Emanuele Sibillo, qui a vraiment existé et qui était, d’une certaine manière, un génie. Il avait de l’intuition, un pouvoir de séduction, et il montrait de vraies qualités d’entrepreneur. Il en faut pour gérer un tel business ! Lorsqu’ils allaient à l’école, ces gamins se passionnaient pour les histoires de guerre. Ils étaient fascinés par Machiavel, surtout par ses écrits sur le pouvoir.

Manifestation contre la politique migratoire du ministre italien de l'Intérieur, Matteo Salvini, le 18 juillet dernier, à Rome. Roberto Saviano dénonce une
Manifestation contre la politique migratoire du ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, le 18 juillet dernier, à Rome. Roberto Saviano dénonce une  » dérive autoritaire « .© T. GENTILE/REUTERS

Ils regardaient avec mépris, écrivez-vous, les « portefeuilles usés de leurs parents qui trimaient toute la journée ». Qu’espéraient-ils ?

Le jour où ils ont pris les armes, ils savaient qu’ils ne vivraient pas longtemps. Seuls ceux qui meurent à 20 ans deviennent des légendes. Ils vivaient dans l’instant, n’avaient rien à perdre. Leur boisson préférée était le champagne : une fois que le bouchon a sauté, on boit toute la bouteille, sans rien garder. Ils flambaient, vivaient dopés et faisaient des bébés… Lorsqu’il a été tué à 19 ans, Emanuele Sibillo avait deux enfants.

Et il portait une longue barbe…

Ces gamins voulaient ressembler aux djihadistes, c’était pour eux des héros. Ils postaient des  » Allahu akbar  » sur leurs pages Facebook alors qu’ils étaient catholiques. Ils n’avaient aucune revendication religieuse, mais ils avaient deux points communs avec les djihadistes : ils se distinguaient par la violence et ils voulaient mourir.

« Les grands exploits viennent de la peur qu’on inspire, de la manière dont on la communique », dit Nicolas, en référence à Machiavel. Une phrase très actuelle… Les populistes italiens ont-ils lu Le Prince ?

Sur les réseaux sociaux, aujourd’hui, il faut être agressif, c’est même un critère d’authenticité. Si vous faites preuve d’humanité, que vous montrez du respect et de la politesse, vous passez pour un pauvre type… Matteo Salvini et les populistes ont compris ça. Dans sa propagande, Salvini n’hésite pas à réactiver certaines formules de l’époque du fascisme. Cet été, il a paraphrasé la célèbre devise de Mussolini,  » Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneurs  » et, plus récemment,  » Me ne frego  » (je m’en fous), une autre devise du Duce. Salvini a compris qu’il peut désormais le faire, et que l’époque le permet. C’est comme s’il libérait tous ces Italiens qui, pendant des années, avaient caché leurs pulsions racistes par peur du jugement social.  » Allez-y, lâchez-vous !  » leur dit-il. Ce faisant, il crée un climat de haine, propice aux déchaînements de violence. Cet été, un jeune syndicaliste africain, Soumaïla Sacko, a été tué dans le sud du pays…

Quels sont les liens entre Matteo Salvini et la mafia ?

Le scandale des 49 millions d’euros est incroyable ! (NDLR : La Ligue, le parti dirigé aujourd’hui par Salvini, est accusée d’avoir détourné 49 millions d’euros d’argent public entre 2008 et 2010.) Salvini se défend en disant qu’il n’y est pour rien, car il ne dirigeait pas le parti à l’époque, mais il occupait tout de même un poste de direction ! Non seulement il ne va pas en payer les conséquences, mais on sait aujourd’hui que l’argent a été recyclé par la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta. J’ai écrit récemment un article dans La Repubblica pour détailler les rapports entre elle et Salvini. Lors d’un déplacement à San Luca, la capitale de la ‘Ndrangheta, quelqu’un lui a demandé ce qu’il avait pensé de cet article. Il a répondu :  » Qui a encore le courage de lire deux pages entières ? Si quelqu’un a survécu à cette lecture, il n’a qu’à me dire ce qu’il en pense.  » Mais il n’a rien dit sur le fond.

Piranhas, par Roberto Saviano, Gallimard, 353 p.
Piranhas, par Roberto Saviano, Gallimard, 353 p.

Vous apparaissez aujourd’hui comme l’un de ses principaux détracteurs. Vous sentez-vous soutenu ?

En Italie, la société civile n’existe plus, elle a été détruite. Les forces anti-Salvini se composent pour l’essentiel de groupes dissidents, isolés les uns des autres. A part eux, je ne vois qu’indifférence à ce qui se passe en ce moment. L’arrestation du maire de Riace le montre bien (NDLR : Domenico Lucano est accusé d’avoir célébré des mariages de convenance pour aider des réfugiés africains). Ce n’est pas l’enquête en soi qui pose problème, mais la façon dont elle est exploitée par le pouvoir. Lucano est accusé d’avoir sauvé des vies humaines. Aujourd’hui, porter assistance à un réfugié devient un crime. C’est un premier pas vers un Etat autoritaire.

Sur les réseaux sociaux aujourd’hui, si vous faites preuve d’humanité, vous passez pour un pauvre type.

Comme en Hongrie, où le simple fait d’aider un migrant est passible de prison…

Exactement. C’est d’ailleurs l’objectif de Salvini pour l’Italie : la faire ressembler à la Hongrie de Viktor Orban.

Vous êtes un personnage public, très impliqué dans les combats de société. Envisagez-vous de vous engager en politique ?

En Italie, vous ne pouvez vous engager en politique que si vous êtes sale. Si vous êtes honnête et animé de bonnes intentions, on cherchera tout de suite à vous abattre, et vous ne saurez même pas de quel côté le coup viendra. Il n’y a pas de place pour les gens bien dans la politique italienne.

Quels sont vos projets ?

J’ai écrit l’adaptation cinématographique de Piranhas. Le tournage est déjà fini, le film est actuellement en montage. Il est réalisé par Claudio Giovannesi, qui avait déjà tourné la troisième saison de la série Gomorra. Je continuerai à écrire des romans et des documents, tout dépendra du degré de véracité que je veux donner au sujet.

Roberto Saviano fustige le nouveau gouvernement italien :

Depuis la sortie de Gomorra, vous vivez sous escorte policière, entre hôtels et casernes de carabiniers. Dans cette vie sous contrainte, qu’est-ce qui vous manque le plus ?

C’est difficile d’être heureux. Ce n’est pas un très bon résultat, cette vie, finalement… J’aimerais m’échapper de cette situation et avoir une existence plus décente, mais je ne sais pas si j’y réussirais, car je n’arrive pas à me taire. Quand j’ai appris l’arrestation de Lucano, par exemple, j’ai eu l’impression que mes organes allaient exploser… Ce serait plus confortable de faire comme tout le monde et de ne rien dire. J’aurais moins d’emmerdes ! Toutes les accusations et les attaques dont je fais l’objet ont un tel impact sur mon quotidien… Plutôt que de prendre position contre ce gouvernement, je pourrais me terrer au fin fond de l’Islande et ne plus écrire pendant dix ans. Parfois, je regrette de ne pas le faire. Je me demande si c’est l’ambition ou le narcissisme qui me poussent à continuer à écrire et à me battre, mais, finalement, je pense que c’est plutôt un esprit de vengeance. Je me dis qu’ils n’ont pas réussi à me baiser.

Par Charles Haquet.

Bio express

1972 Naissance le 22 septembre à Naples.

2006 Publie Gomorra (Gallimard), est menacé de mort.

2008 Adaptation de Gomorra au cinéma dans une réalisation de Matteo Garrone.

2011 Reçoit le Pen/Pinter International Writer of Courage Award.

2014 Publie Extra pure : voyage dans l’économie de la cocaïne (Gallimard)

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