Parmi les plus stressés, les rhétos des deux "promos Covid". © BELGA IMAGE

Des jeunes KO debout témoignent: « Je me sens en stand-by »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Des études perturbées, des stages qui se sont évaporés, des contrats courts non renouvelés, des débuts de carrière compromis, des salaires d’embauche révisés à la baisse… Les jeunes ont vu leurs projets voler en éclats. Témoignages.

Quand on lui demande comment il se projette dans l’avenir, Léo, 18 ans en décembre, esquisse un sourire, puis se ferme. Il louche sur son iPhone, ailleurs. « Ma vie, c’est des projets à très court terme. Je me sens en stand-by. » Début novembre, lorsque le deuxième confinement a démarré, son « élan s’est envolé ». Entrer en fac l’an prochain, « lâché seul devant un écran, enfermé dans une piaule », non, merci, pas pour lui. Puis, à la fin de la rencontre, il confie son angoisse: « En fait, j’ai peur que nous, la deuxième « promo Covid », on n’ait pas le niveau. »

A la rentrée, les premières semaines ont été consacrées à revoir les priorités pédagogiques de l’année précédente et, depuis, avec une scolarité hachée qui s’éternise, la ministre de l’Education, Caroline Désir, préconise de privilégier les « matières essentielles ». Qu’en est-il sur le terrain? Depuis le premier confinement, l’UMons sonde régulièrement les enseignants. Pour Natacha Duroisin, coordonnatrice de l’enquête, il y avait évidemment des retards d’enseignement, des retards sociaux, des retards de méthodologie. Des retards qui semblent résorbés. Mais les écarts entre élèves continuent à se creuser. Près de 17 millions d’euros sont consacrés à l’aide personnalisée. Trop peu pour les professionnels, trop peu pour épauler ceux qui ont des difficultés sociales ou encore ceux qui ont des troubles cognitifs (hyperactivité, déficits de l’attention, dyslexie…).

En revanche, pour les autres, plus favorisés, il y a moins d’inquiétude, notamment au regard d’autres épisodes, comme les grèves scolaires de 1990 et 1996, qui n’ont pas entraîné une génération scolairement sacrifiée. « Les avantages, nous disent les professeurs, c’est que l’enseignement hybride force les élèves à développer leur autonomie et des compétences numériques, qui serviront d’appui lors de leur entrée dans le supérieur », note Natacha Duroisin, chargée de cours à l’Ecole de formation des enseignants.

Taux de réussite en hausse

Parmi les plus stressés, pourtant, les rhétos des deux « promos Covid », donc. Daria, majeure depuis août, fait partie de ces premières années qui étudient à distance la kinésithérapie. « Parfois, même le prof éteint sa webcam, et il ne reste qu’une voix monotone sur un écran vide. » La jeune fille se demande, certains jours, si elle n’est pas tout simplement déscolarisée. Toute en retenue, Daria raconte la vie de milliers de jeunes confinés. Avec les cours à distance, des élèves et des étudiants ont le sentiment que ces conditions particulières vont plomber la suite de leurs cursus. Or, selon les premiers résultats, la session de janvier s’avère exceptionnelle: dans les universités, la participation aux épreuves frise les 92% et les taux de réussite augmentent d’environ 3% (70%, contre 67% depuis 2017-2018). Même en première bac, les taux de participation et de réussite atteignent 90% et 57% (contre 49% ces trois dernières années). Les chiffres dans les hautes écoles montrent également un taux de réussite en hausse de 5%, tandis que la participation s’avère stable.

Un contraste avec les craintes exprimées, lorsque des enseignants s’inquiétaient du devenir de leurs étudiants. Mais ce contraste peut semer le doute. « Le pourcentage de réussite est le même en distanciel qu’en présentiel. On n’a pas fait des examens plus faciles », tranche Philippe Dubois, recteur à l’UMons, rejetant l’argument d’examens entachés de fraudes. Pour lui, c’est comme si le confinement avait paradoxalement incité les étudiants à bosser davantage.

Ces soupçons de fraude ne manquent pas d’agacer François Gemenne, professeur en science politique à l’ULiège et à Sciences Po Paris, réagissant sur Twitter. « J’ai fait réussir tous mes étudiants et je pense que beaucoup de collègues ont fait pareil. » Certains enseignants ont eu du mal à assurer une continuité pédagogique et ils ont pu se montrer plus souples dans leurs notations. D’autres ont choisi des épreuves à cahier ouvert, misant sur moins de mémorisation, plus de compréhension. D’autres encore ont opté pour des « devoirs maison »: les étudiants avaient quinze jours pour traiter un sujet proposé.

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Tenir la distance

Un rééquilibrage, donc, pas un bidouillage. D’autant que la bienveillance ne semble pas avoir été pratiquée partout et, derrière ces taux de réussite, se cachent des questions moins rassurantes. Pas de décrochages massifs, pas d’abandons, mais des retours signalent des décrochages passifs. Des élèves, des étudiants présents, mais, avec la généralisation des cours en visioconférence, plus nombreux à exprimer une perte de sens, à se désinvestir, se questionner sur leur avenir. Là, le risque, à moyen terme, existe de passer d’un désengagement passif à un désengagement actif.

Des enseignants voient une autre ombre au tableau qui pourrait apparaître nettement à la rentrée de septembre. « On risque d’avoir un taux d’échec plus important en deuxième année de bac. Nous allons être totalement débordés, faute de moyens supplémentaires », appréhende un professeur d’économie politique. Son établissement, comme d’autres, a renforcé les mesures antidécrochage et les dispositifs de soutien. A l’ULB, on travaille même à un éventuel allégement de la première année, l’an prochain, dont l’idée est de consacrer une partie des crédits à un module de remédiation.

Il s’agit, en fait, de tenir sur la longueur. Dans son dernier rapport, le groupe d’experts « Psychologie et corona », chargé de conseiller les politiques sur la santé mentale des jeunes, pointe que « plus que les autres groupes d’âge, les élèves du supérieur font état d’une santé mentale globale plus faible, ils souffrent de solitude, d’un manque de motivation et de troubles psychologiques ». Frappés durement par la crise, leur nombre a augmenté au sein des CPAS. Chez les moins de 25 ans, les demandes d’un revenu d’intégration ont explosé: 12% à Ixelles, 22% à Etterbeek, 38% à Bruxelles… Dans de nombreux établissements, les critères sociaux et économiques d’intervention ont été élargis pour venir en aide à davantage d’étudiants.

Peur pour la suite

« La valeur d’un diplôme ne se juge pas sur une ou deux sessions d’examens, heureusement. Ce qui compte, c’est la qualité de la formation et des enseignants », poursuit François Gemenne. Pas de quoi rassurer les étudiants à l’autre bout, ceux en fin de parcours. Stages perturbés, parfois arrêtés, faisant craindre l’embouteillage, ils ne sont pas sûrs de pouvoir valider leurs heures de stages. Partout, on s’active à trouver des solutions. Ainsi, à l’Ecole polytechnique de l’ULB, les critères ont été assouplis, en intégrant dans les lieux de stages des start-up et des spin-off.

Même quand on n’est pas étudiant ou que l’on ne l’a jamais été, cela reste un défi. Sienna, apprentie en restauration, est « dégoûtée ». Son contrat d’alternance est suspendu. La brasserie où elle travaillait vient de rouvrir mais ne propose qu’un service à emporter. « Ils n’ont plus besoin de moi, les clients ne se pressent pas. » Elle cherche une autre place. Rien ne mord. C’est le cas pour l’hôtellerie-restauration, mais aussi le tourisme ou les soins aux personnes, particulièrement affectés par la crise. Les futurs diplômés de ces secteurs redoutent de graves difficultés pour trouver un emploi. Pour les centres de formation, pas question de compétences au rabais. A l’Ifapme, on envisage ainsi de retarder les périodes d’évaluation pour permettre aux apprentis de rattraper leurs heures de pratique manquantes. Des moyens ont été investis dans du matériel d’enseignement à distance ou pratique, comme des têtes malléables à destination des apprentis en coiffure.

Beaucoup d’entre eux craignent tout de même d’entrer sur le marché du travail sans avoir suffisamment fait leurs armes. Avec ces stages annulés, ajournés ou difficiles à dénicher, de multiples occasions de nouer des contacts, d’acquérir de l’expérience et d’affiner un projet professionnel s’effondrent. « Ces moments construisent l’identité professionnelle de ces jeunes et leur donnent confiance. Amputés de ces expériences, ils peuvent se sentir moins légitimes que d’autres », analyse Serge Blanchard, enseignant en psychologie de l’orientation. Seront favorisés ceux qui ont, dans leur entourage familial, les moyens de rebondir.

Un « effet cicatrice »

Dans un contexte économique difficile, la tentation est grande pour les étudiants qui doivent achever leur formation, en juin prochain, de rester aux études. Un choix judicieux pour ceux qui en ont les moyens, selon des experts. Sans toutefois se lancer dans une formation « bouche-trou ». Il faut que celle-ci apporte une plus-value valorisable. Car, plus on monte en qualification, plus on se protège du chômage – en hausse, chez les moins de 25 ans, de 7,2% en Wallonie et de 6,9% à Bruxelles . Avec les seniors, les jeunes représentent, en effet, la catégorie la plus vulnérable aux aléas de la conjoncture, mais quand il y a reprise, ce sont eux qui en bénéficient le plus également.

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Bien qu’il soit tentant de rester dans le champ des études, ce choix demeure marginal. Pour plus de 100 000 diplômés arrivant sur le marché du travail, selon tous les observateurs, l’insertion s’inscrit dans des conditions dégradées. En résumé, les jeunes devront se montrer plus patients, faire des concessions en acceptant un intérim plutôt qu’un contrat, un emploi moins en adéquation avec le diplôme, un salaire inférieur aux attentes etc. « On voit la crise sanitaire, pas encore la crise économique, car, pour l’instant, de nombreux secteurs restent sous assistance respiratoire », avance Bart Cockx, économiste à l’UGent. Ses travaux démontrent qu’entrer dans la vie active dans un contexte de crise a bien une incidence négative sur les parcours professionnels. Jusqu’à dix années après la sortie de leurs formations, ces jeunes voient leurs revenus inférieurs (de 4 à 6%) par rapport à ceux qui connaissent des meilleures conditions.

La pénalisation de cohortes moins chanceuses se manifeste aussi par des fonctions moins favorables, tandis que les moins diplômés connaissent davantage de périodes de chômage. On parle ainsi d’un « effet cicatrice » susceptible de creuser des inégalités entre générations. Une « peine » qu’ils devront traîner toute leur carrière? Non, la bonne nouvelle, c’est que les crises antérieures indiquent que cet écart finit par se résorber. Comme si avoir traversé une tempête au début de son parcours rendait plus résilient.

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Les pièges du télétravail

C’est sa quatrième réunion virtuelle et Camille a coupé sa caméra, prétextant un bug. En distanciel depuis mars 2020, elle a installé son bureau dans le salon familial. « A mon âge, ça n’est pas très excitant », remarque la jeune fille, 22 ans, juriste.

Contrairement aux idées reçues, les enquêtes montrent que les jeunes recrues sont celles qui souffrent le plus du télétravail. « Un sujet d’équité intergénérationnel est posé ici, souligne François Pichault, professeur en gestion des ressources humaines à HEC Liège. Le télétravail convient très bien à ceux qui ont « réussi », ont un certain statut social. » La plupart des jeunes vivent dans de petits logements ou chez leurs parents. Ils ne télétravaillent pas dans les mêmes conditions matérielles que leurs aînés et pâtissent davantage de la solitude.

Pour Sébastien, 25 ans, diplômé de Solvay, il s’agit d' »arriver à se faire confiance ». Embauché la veille du reconfinement, il fait ses premiers pas sans équipe à proximité. « Etre très rigoureux, autonome, c’est dur tant c’est virtuel. Je ne vais pas déranger mes collègues dès que j’ai un doute. » Certes, il a l’impression d’apprendre pas mal, mais beaucoup de jeunes ressentent de la frustration à ne pas pouvoir apprendre de leurs collègues expérimentés. Pour eux, la vie de bureau revêt une importance particulière: il faut en intégrer les rouages, assimiler une culture propre à l’entreprise, pour pouvoir s’émanciper ensuite physiquement. « L’apprentissage informel, immédiat a disparu avec la distance: désormais, il faut le solliciter, enchaîne François Pichault. Une population qui doit davantage légitimer sa place. Sébastien s’est « surengagé ». « Je n’arrive pas à décrocher. Je regarde mes mails, mes messages, tard le soir, le dimanche. » Les néophytes craignent aussi de manquer l’occasion d’être promus. Comment sortir du lot sur Zoom, sur Slack? « Je ne suis en contact qu’avec quelques personnes… Je me retrouve bloquée », regrette Camille. Jusqu’à penser quitter son entreprise.

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