Hongrie 1989 Et le Rideau s’est déchiré…

Six mois avant la chute du mur de Berlin, le destin du Vieux Continent s’est joué le long de la frontière entre l’Autriche et la Hongrie. Retour sur des événements qui, avec le recul, rendaient inévitable l’effondrement du bloc de l’Est.

de notre envoyé spécial

Sur le moment, l’événement est passé inaperçu, ou presque ; le quotidien Le Monde y consacre quelques lignes, reprises de dépêches d’agence. Il y a vingt ans, pourtant, le démantèlement du Rideau de fer a commencé. Le 2 mai 1989, un groupe de gardes-frontières hongrois, munis de pinces-monseigneur et de tenailles, coupent, près du village de Hegyeshalom, sur la route entre Budapest et Vienne, les barbelés et les fils électriques qui marquent la frontière avec l’Autriche. La clôture se voulait hermétique (voir l’encadré, page 68). Elle aura été d’une terrifiante efficacité. Quelque 13 500 tentatives de fuite vers l’Ouest ont été recensées à partir de la Hongrie, entre 1966 et 1988. Seules 300 ont réussi.

Des bouleversements qui ont transformé le continent européen en 1989, la mémoire collective a retenu la chute du mur de Berlin, dans la nuit du 9 novembre. Mais, si le bloc de l’Est s’effondre alors en quelques semaines, à la surprise de nombreux observateurs, c’est parce qu’une série d’événements, passés souvent inaperçus, ont préparé cette issue. En Hongrie, surtout. Ce qui explique pourquoi Helmut Kohl, alors chancelier, a déclaré, en célébrant la réunification de l’Allemagne :  » Le sol sur lequel repose la porte de Brandebourg est hongrois « à

 » Un simple orage nous obligeait à éteindre tout le système « 

Retraité depuis peu, Arpad Bella se souvient des protestations de son entourage, dans les années 1960, quand il décide de devenir garde-frontière :  » Mon milieu d’origine est plutôt bourgeois, explique-t-il. Ces gens-là n’appréciaient guère le régime communiste. Mais je me suis engagé par admiration pour les exploits militaires de mon grand-père, pendant la Seconde Guerre mondiale. Par naïveté, aussi. J’imaginais que, grâce à ce métier, je serais seul dans la forêt, posé sur mon cheval, avec un chien à mes côtés. Ce n’est jamais arrivé ! « 

Dans la région de Sopron (nord-ouest), où Arpad Bella est chargé, avec d’autres, de surveiller la frontière avec l’Autriche, le champ de mines qui a longtemps séparé les deux pays est remplacé, en 1971, par un double grillage barbelé et électrifié de fabrication soviétique.  » Un courant de 16 volts parcourait la clôture, précise-t-il. En cas d’incident, une alarme se déclenchait et nous nous rendions sur place.  » Des miradors – un tous les 10 kilomètres – renforcent l’impression de vivre à l’intérieur d’une immense prison. Les installations sont sinistres et incongrues, dans la campagne verdoyante, mais elles fonctionnent. Dès le début des années 1980, cependant, le système montre des signes de fatigue. Il suffit d’un peu d’humidité dans l’air ou du passage d’un sanglier pour que l’alerte se déclenche inopinément.  » Un simple orage nous obligeait à tout éteindre « , raconte l’ex-officier.

C’est l’époque où le gouvernement de Budapest, décidé à stimuler l’économie, cherche à attirer les investisseurs occidentaux et développe le tourisme. Parmi les pays situés à l’est du Rideau de fer, la Hongrie et son  » communisme du goulasch  » jouissent d’une réputation convenable. Dans la  » baraque la plus joyeuse  » du camp soviétique, selon l’expression du moment, les magasins sont approvisionnés, et les hôtels, corrects. Depuis la fin des années 1970, les visiteurs d’Autriche, d’Allemagne de l’Ouest et de Suisse, munis de devises fortes, sont nombreux à se rendre sur place, d’autant que Budapest les dispense des formalités de visa. Les dirigeants des autres pays du bloc de l’Est protestent et accusent à demi-mot leurs camarades hongrois de se vendre au plus offrant. Mais les Soviétiques, déjà empêtrés en Afghanistan, ont l’esprit ailleurs. Ils laissent faire. Et, autour de Janos Kadar, premier secrétaire du Parti communiste hongrois, les partisans du pragmatisme l’emportent : dès 1982, le régime encourage la création des petites entreprises privées.

La fin du dogme d’une cloison hermétique

L’afflux croissant de touristes occidentaux complique le travail des gardes-frontières, chargés en principe d’empêcher toute tentative de fuite mais soudain obligés de contrôler des milliers de passeports et de fouiller berlines et camping-cars.  » Dans les années 1980, se souvient Arpad Bella, ceux qui cherchaient à rejoindre l’Ouest clandestinement – des Roumains et des Allemands de l’Est, en majorité – ont raffiné leurs techniques. Puisqu’il était impossible de passer à pied ou en voiture, certains ont réussi en hélicoptère, voire à bord d’avions légers. Dans notre corporation, le moral était au plus bas.  » En 1986, un rapport conclut à la nécessité de réformer le système de surveillance de la frontière. Mais les moyens manquent.

C’est l’époque, aussi, de l’ouverture politique : en 1987, des passeports sont distribués aux Hongrois, qui donnent à la plupart d’entre eux la liberté de voyager à l’étranger. A Moscou, Mikhaïl Gorbatchev, arrivé au pouvoir en mars 1985, tente de sauver un système soviétique figé et menacé par l’asphyxie. Il encourage une certaine liberté d’expression (glasnost) et la restructuration d’une machine économique à l’agonie (perestroïka).

Cette année-là, lors d’une réunion du comité central, Janos Kadar demande au ministre de l’Intérieur de réformer le système de contrôle à la frontière entre l’Autriche et la Hongrie, afin que le passage des voitures soit  » plus fluide « . Consciemment ou non, il met fin au dogme d’une cloison hermétique.

Aux côtés de Kadar, le n° 2 de l’Etat hongrois, Imre Pozsgay, attend son heure.  » Depuis le milieu des années 1980, explique-t-il au Vif/L’Express, j’avais acquis la certitude qu’une réforme du système communiste était impossible et que la Hongrie devait adopter le multipartisme et une démocratie à l’occidentale. En novembre 1988, profitant d’un voyage à l’étranger de Karoly Grosz (NDLR : Premier ministre conservateur), j’ai déclaré que le soulèvement de 1956, à Budapest, avait bien été une insurrection populaire, et non une contre-révolution, comme l’affirmait l’orthodoxie communiste. En réalité, je testais Gorbatchev, afin de voir sa réaction. Il n’a pas bronché. Et j’ai compris que nous avions le champ libre.  » Le mois précédent, le même Pozsgay, proche des partis d’opposition qui naissent alors dans le pays, avait jugé les barbelés entre la Hongrie et l’Autriche  » historiquement, politiquement et techniquement dépassés « . En janvier 1989, un nouveau rapport de la police des frontières vient opportunément confirmer l’urgence d’un nouvel aménagement le long de la frontière. Une man£uvre de Pozsgay, affirme l’intéressé, afin d’accélérer le démantèlement de la clôture électrifiée.

 » Le 3 juillet, nouvelle consigne : « Enlevez-tout ! » « 

Dès avant 1989, en somme, trois forces sont à l’£uvre pour provoquer la chute du Rideau de fer en Hongrie. La première, d’ordre politique, est incarnée par Pozsgay et tous ceux qui, tels Gorbatchev, travaillent de l’intérieur du système pour accélérer les réformes, sans toujours comprendre que celui-ci est, par nature, impossible à réformer. Deuxième force en jeu, l’économie. Les dirigeants de Budapest n’ignorent rien du poids de la dette sur le budget national : il est urgent de développer les échanges avec l’Ouest. Sur un plan technique, enfin, le système de surveillance électrique est totalement dépassé.

Le 27 avril 1989, Budapest ordonne aux gardes-frontières de démanteler les grillages électrifiés. Le 2 mai, l’opération commence. A la tête de l’Allemagne de l’Est, le vieux Erich Honecker découvre les images à la télévision et tente de faire stopper le processus. Mais les Hongrois ignorent ses appels. Son sort, et celui de son régime, sont scellés.

Sur le terrain, dans les semaines qui suivent les premiers coups de cisaille, les gardes-frontières ne comprennent rien :  » C’était une absurdité totale, se souvient Arpad Bella. Au départ, l’idée était de démanteler les barbelés à titre expérimental, sur quatre points de la frontière. Le 3 juillet, nouvelle consigne :  »Enlevez tout ! » Nous coupions les fils de fer, accompagnés de bulldozers qui arrachaient les pylônes en béton. Mais aucun système de remplacement n’était prévu. L’Etat était totalement désorganisé : les réformateurs, au sommet du pouvoir, n’adressaient plus la parole aux conservateurs, et vice versa. J’ai envoyé un rapport au commandement national, expliquant que nous ne pouvions plus surveiller toutes les entrées et sorties du territoire. En août, j’ai enfin reçu une réponse qui revenait à dire :  »C’est bien triste, mais il n’y a pas grand-chose à faire » ! « 

De semaine en semaine, le nombre des passages clandestins augmente. A l’été 1989, des dizaines de milliers de réfugiés est-allemands attendent, le long de la frontière, dans des campements de fortune.

Le 19 août, enfin, à l’occasion d’un  » pique-nique paneuropéen « , organisé à proximité de Sopron et parrainé par le descendant du dernier empereur, Otto de Habsbourg, côté autrichien, et Imre Pozsgay, côté hongrois, plusieurs centaines d’Allemands de l’Est forcent une porte en bois qui marque le passage de la frontière.  » Par l’intermédiaire des Eglises locales, explique Pozsgay, j’avais fait répandre la rumeur, dans les jours qui ont précédé la manifestation, que les Allemands de l’Est pourraient traverser la frontière et qu’ils ne seraient pas arrêtés. « 

Le lieutenant-colonel Arpad Bella, chargé de surveiller les lieux, n’est au courant de rien.  » J’ai eu quelques secondes pour comprendre qu’il se passait quelque chose d’anormal, se souvient-il. Puis un groupe d’Allemands est passé en trombe.  » Par bonheur, il s’abstient d’intervenir.

Les images font le tour du monde. Et déclenchent, dans les jours qui suivent, un nouvel afflux d’Allemands de l’Est en terre hongroise, candidats au départ vers l’Ouest. Trois semaines plus tard, Budapest ouvre ses frontières définitivement et sans restriction. Plus de 100 000 Allemands de l’Est traversent la frontière. Le 9 novembre, enfin, le mur de Berlin tombe. Comme un fruit trop mûr.

Arte diffuse, le 13 mai à 20 h 45, dans le cadre de sa série consacrée à l’effondrement du bloc de l’Est, un excellent documentaire consacré à Arpad Bella : Le Gardien du Rideau de fer.

marc epstein

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