Fortisgate : la leçon magistrale

Faudra-t-il désormais parler de  » cinquième pouvoir  » à propos des experts ? Le quatuor désigné par le Parlement a troublé la commission d’enquête parlementaire consacrée à l’affaire Fortis.

Le 17 décembre 2008, la lettre du Premier ministre Yves Leterme détaillant naïvement les contacts entre son cabinet et des magistrats avait déclenché un séisme.  » Il ne faisait aucun doute qu’il fallait mettre sur pied une commission d’enquête parlementaire, se souvient le député Thierry Giet (PS). A l’époque, j’avais exprimé mes réserves à propos de la commission Dutroux. Mais, là, j’étais choqué. Ce que laissait entendre la lettre d’ Yves Leterme, c’était des contacts politiques avec la magistrature assise. Autant les liens entre le pouvoir exécutif et le parquet, organe hybride, ne me dérangent pas, autant, ici, on touchait au principe majeur de la séparation des pouvoirs. « 

Près de deux mois plus tard, l’émotion est retombée mais les questions demeurent. Yves Leterme et son ministre de la Justice Jo Vandeurzen (CD&V) ont-ils enfreint ce principe fondateur de la démocratie ? Le premier président de la Cour de cassation, Ghislain Londers, est-il sorti des rails avec sa fameuse lettre du 19 décembre où il sous-entendait que oui, provoquant indirectement la chute du gouvernement ? Pour y voir clair, faudra-t-il attendre la fin des procédures pénales et disciplinaires déjà engagées au sein de la magistrature, ainsi que l’enquête du Conseil supérieur de la justice (CSJ)?

Tranchant comme le diamant

Car les quatre experts mandés par le Parlement ont rendu un avis tranchant comme le diamant : les travaux de la commission d’enquête parlementaire doivent s’arrêter là, sous peine que soit (encore ?) violé, de deux façons, le principe de séparation des pouvoirs. Outrés, les parlementaires ont d’abord mal réagi. Mais la qualité des quatre scientifiques, emmenés par l’intraitable Adrien Masset (ULg), a diminué d’un cran leurs protestations. Issus de quatre universités et porteurs d’approches scientifiques complémentaires (droit pénal, droit judiciaire, droit public, droit fiscal), Adrien Masset, Jean-François Van Drooghenbroeck, Jean Dujardin et Frans Vanistendael ont fait rempart de toute leur puissance intellectuelle contre ce qu’ils considèrent comme une grave dérive.

Ces hommes n’ont pas été choisis au hasard par les partis politiques qui, même avant la constitution du gouvernement Van Rompuy, s’étaient mis d’accord sur la nécessité d’offrir au Parlement un exutoire à la crise des deux lettres. Déshabillé en place publique de l’une des rares prérogatives qui lui donnent encore de la visibilité médiatique, le Parlement s’est vu également confisquer l’élaboration d’une solution. Car ce nouveau rebondissement a d’abord été traité en cabinet ministériel restreint (pouvoir exécutif), avant de repartir vers le Parlement et, bien sûr, les partis.

Que disent nos jurisconsultes ? Que jamais une commission d’enquête parlementaire, en Belgique, ne s’est aventurée sur le terrain d’une  » procédure juridictionnelle en cours « . En l’occurrence, l’affaire Fortis est encore pendante devant la 18e chambre de la cour d’appel de Bruxelles. Cette dernière a ordonné une expertise, qu’elle doit surveiller, et son arrêt du 12 décembre 2008 peut toujours  » faire l’objet de recours tels un pourvoi en cassation, une tierce opposition ou encore le recours prévu à l’article 1088 du Code judiciaire « .

Mais il y a plus grave : ce sur quoi devraient porter les investigations des magistrats-instructeurs ( NDLR : les contacts suspects entre politiques et magistrats) touche de trop près aux étapes de la procédure (prononcé, signatures et délibéré de l’arrêt du 18 décembre, composition du siège, requête en réouverture des débats, etc.). En clair, la commission d’enquête parlementaire s’apprêtait à massacrer les plates-bandes de la justice. Au risque de tout faire foirer. Et de ne plus savoir rien du tout de ce qui s’est réellement passé au palais de justice de Bruxelles, à la fin de l’année 2008.

Privés d’enquête, les députés se rebiffent

Mais, alors, la commission Dutroux qui a placé tant de magistrats sur le gril, n’aurait jamais dû avoir lieu ? Ce n’était pas la même chose, répond en ch£ur le quatuor. L’enquête de Neufchâteau n’était pas encore entrée dans sa phase de jugement et il n’était pas question de  » pointer des responsabilités individuelles dans l’£uvre juridictionnelle  » mais bien de  » mesurer l’efficacité des enquêtes pénales « .

Les experts font une autre objection : le respect de la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable. Si la commission allait plus vite que les procédures pénales ou disciplinaires engagées contre certains des protagonistes du Fortisgate, ces derniers, par le fait même d’être cités, seraient jetés en pâture à l’opinion publique, sans avoir été jugés par le  » tribunal compétent pour ce faire « .

Le droit d’enquête sauvegardé

Magistralement tancés par les profs d’université, les parlementaires se rebiffent sur un point : leur chère capacité à enquêter sur des sujets périphériques aux £uvres de justice. Car Masset et consorts sont sans pitié. Ils soutiennent que le  » pouvoir d’engager une enquête sur le fonctionnement de l’ordre judiciaire  » appartient en propre au Conseil supérieur de la justice, créé  » aux confins et à la marge des trois pouvoirs « . Finies les commissions d’enquête parlementaires qui s’amusaient à tirer sur les moustaches du fauve endormi ?  » Les deux premières objections m’interpellent, remarque Thierry Giet. C’est un rapport important, particulièrement motivé et charpenté, mais je ne suis absolument pas d’accord avec sa dernière conclusion, qui réserve au Conseil supérieur de la justice l’exclusivité des enquêtes sur l’appareil judiciaire. L’article 56, c’est-à-dire le droit d’enquête du Parlement, existe toujours. Pour avoir participé aux travaux sur l’article 151 portant création du CSJ, en vue, je le rappelle, de dépolitiser les nominations, je peux affirmer que jamais les auteurs de cette modification constitutionnelle n’ont eu l’intention de réserver au CSJ l’exclusivité des enquêtes. « 

Marie-Cécile Royen

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