En solo, je vis des moments rares

Au bout du fil, la voix est claire, un peu déformée par la liaison satellite. Puis, derrière de légers crachotis, on distingue une sorte de feulement : au large de l’Amérique du Sud, à bord de Foncia, son monocoque de 18 mètres de longueur, Michel Desjoyeaux fonce à plus de 22 nouds. A l’heure où nous mettons sous presse, il mène la sixième édition d’un terrible Vendée Globe, marquée par les sauvetages épiques et les abandons. Attendu fin janvier aux Sables-d’Olonne,  » Mich Desj  » achève de bâtir sa légende. Celle d’un marin de 43 ans au palmarès d’exception : vainqueur du Vendée Globe, de la Route du rhum, de la Transat anglaise et de trois Solitaire du Figaro… Une fois de plus,  » le Professeur « , ainsi qu’on le surnomme, donne un cours magistral à la concurrence. Pour Le Vif/ L’Express, il raconte cette discipline unique : la course au large, seul face aux océans. Et à soi-même.

Comment se porte un marin qui navigue en solitaire autour du monde depuis plus de deux mois ?

Ma foi, le bonhomme est plutôt peinard ! Je vis bien mon Vendée Globe, qui a été riche en rebondissements jusque-là : devoir faire demi-tour au bout de 20 heures de course, repartir des Sables-d’Olonne avec 41 heures de retard sur la flotte, entrer dans le top 10 au bout d’un mois, prendre la tête de la course trois jours plus tard et ne plus la lâcher depuis, il y a pire. Ce qui ne veut pas dire que c’est facile tous les jours ! Mais, en moyenne, je passe plutôt du bon temps…

Quel plaisir trouvez-vous dans la course en solitaire ?

Celui de la navigation et de la compétition, bien sûr. Celui de l’autonomie, aussi : je décide de tout, je ne rends de comptes à personne et j’assume le bon comme le mauvais. Comme tous les navigateurs en solo, je vis enfin des moments rares de lumière, entre la mer et le ciel, que je n’arriverai jamais à vous retranscrire. Que ce soit par les mots, les photos ou les vidéos, vous n’avez qu’une pâle retranscription de ce que nous vivons à bord. Le spectacle de la nature, c’est notre quotidien. Et ça, on ne peut pas vous le rapporter.

Tout au long des premières semaines de course, vous avez envoyé des  » petits mots de la nuit « , décalés, pleins de poésie parfois. Le compétiteur acharné et impitoyable que vous êtes s’effacerait-il depuis peu devant le voyageur ?

Mais j’ai toujours été comme ça ! C’est le système de communication qui a changé. Avant, on écrivait à nos équipes à terre, qui retranscrivaient ou non nos propos. Aujourd’hui, nous devons transmettre des messages quotidiens à l’organisation, qui les met en ligne directement. Et puis, quand la course se déroule bien, on est disponible pour sortir du contexte sportif et se lâcher un peu. Je dois dire aussi qu’au début je me suis pris au jeu parce que je n’étais pas trop préoccupé par la compétition, qui se déroulait loin devant.

L’intensité de la course autorise-t-elle quelques fenêtres d’évasion ?

Mon quotidien, c’est une prison volontaire, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, pendant trois mois au cours desquels on ne peut pas rester concentré uniquement sur la course. Hier, je me faisais la réflexion que, chaque fois que je prenais un peu de temps pour moi, en appelant des amis, en écoutant de la musique ou en rêvassant un peu, bref en quittant quelques instants le bateau, j’étais puni deux heures plus tard par un souci technique. Un peu comme si la mère supérieure venait me taper sur les doigts parce que je m’évadais de la prière… Bien sûr, ce n’est pas lié, mais naviguer en course et en solitaire conduit parfois à des analyses métaphysiques un peu surnaturelles. C’est ça qui est génial dans cette discipline. Tu peux passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! Tu peux chanter, tu peux rire, tu peux pleurer, il n’y a personne pour te surveiller, tu n’as pas le regard de l’autre. J’ai cette extraordinaire liberté-là.

Vous participez à votre second Vendée Globe, après avoir remporté l’édition de 2000-2001 devant Ellen MacArthur. Huit ans plus tard, les émotions sont-elles différentes ?

Paradoxalement, malgré ma remontée inespérée, j’ai le sentiment qu’elles sont moins fortes. Mais je n’arrive pas à savoir si j’absorbe les émotions parce que, avec l’expérience, je suis moins impressionnable, ou si je passe complètement à côté de ma course, ce qui m’embêterait un peu plus ! Par exemple, j’ai rencontré cette année des soucis techniques qui, voilà huit ans, m’auraient fait fondre en larmes. Là, je n’ai même pas levé le sourcil : j’ai sorti la caisse à outils et réglé le problème. Avec le recul, je me demande si je ne suis pas devenu totalement insensible.

Malgré l’expérience, la solitude reste-t-elle difficile à supporter ?

Je n’ai pas l’impression de vivre dans la solitude. Pour moi, la solitude, c’est le SDF qui fait la manche sur les marches du métro et que personne ne regarde. Mon isolement est physique, pas social. Et il est choisi et accepté. Comme, en plus, il y a plein de choses à faire, je ne m’ennuie pas et je ne me rends pas même compte que je suis parti depuis deux mois ! Les progrès des moyens de communication par satellite ont énormément changé la condition du marin en solitaire. Souvenez-vous de Moitessier [en tête du Golden Globe, le tout premier tour du monde en solitaire, en 1968-1969, Bernard Moitessier renoncera à la course pour rejoindre la Polynésie] qui lançait ses messages au lance-pierre sur les cargos…

Comment devient-on navigateur en solitaire ?

C’est une bonne question. Si je la fais simple : je suis le dernier d’une famille de sept et j’ai été non pas laissé pour compte – bien au contraire – mais laissé tranquille. Mes parents m’ont tenu, heureusement, mais ils m’ont autorisé à faire beaucoup plus de choses que mes frères et s£urs. Et, comme j’étais le petit dernier, un peu tout seul dans mon coin, j’ai fait ce dont j’avais envie : bricoler des maquettes, apprendre à godiller tout seul, piquer l’Optimist et le 420 de la maison, puis le bateau de mon père pour aller naviguer, etc. J’avais des amis pendant l’été ou le week-end, mais pas le reste de la semaine. Alors j’ai appris à m’occuper tout seul. La genèse est là.

A 20 ans, en 1985, vous avez fait le tour du monde avec Tabarly, qui a inspiré et formé plusieurs générations de solitaires. De quelle école vous réclamez-vous ?

De celle de la  » Vallée des fous  » ! [surnom donné par Olivier de Kersauson à la région de Port-la-Forêt, dans le Finistère Sud, en Bretagne]. Là où mon père a créé son chantier naval, où j’ai grandi et où beaucoup de coureurs s’entraînent aujourd’hui. Avec Le Cam, Jourdain, et d’autres, je suis de cette école : des gens qui n’ont pas eu peur d’une feuille blanche, qui ont eu la chance de toucher un peu à tout et n’ont pas eu froid aux yeux. Nous n’étions pas à La Trinité-sur-Mer, mais loin de tout. Alors, nous avons appris et inventé.

Depuis quinze ans, vous avez remporté les plus prestigieuses des courses en solitaire. Comment expliquez-vous votre supériorité ?

Je pense que j’ai eu la chance de ne pas grandir trop vite ! Je veux dire par là que j’ai mis longtemps à posséder mon propre bateau et à assumer les contraintes d’un patron. Donc, j’ai énormément navigué avec plein de gens de cultures différentes, bien plus que Jean Le Cam et Roland Jourdain, par exemple, devenus skippers avant moi. Alors, forcément, j’ai beaucoup appris, sans aucune contrainte, en m’amusant, dans l’ombre, notamment, de Bilou [Roland Jourdain], avec qui j’ai beaucoup couru.

Quinze ans plus tard, il est votre dauphin sur ce Vendée Globe…

Ça me plaît bien de savoir que c’est lui et pas un autre parce qu’il a beaucoup galéré et qu’il n’a pas ménagé sa peine. Avec Bilou, nous avons des parcours différents – il a beaucoup joué au foot avant de se mettre à la voile ! – mais nous nous sommes mutuellement beaucoup apporté. A nos 20 ans, je lui ai ouvert les portes de la technique des bateaux à voile. Et lui, qui était déjà très sociable, m’a ouvert les yeux sur la vie en société : il m’a appris à dire bonjour, quoi ! D’ailleurs, c’est par son intermédiaire que j’ai rencontré ma femme…

D’où vient votre surnom de  » Professeur  » ?

La semaine qui a précédé le départ de la Solitaire du Figaro, en 1996, je crois, alors que j’étais fin prêt, j’ai passé mon temps sur les bateaux des autres concurrents à échanger et à donner des conseils. Voilà comment on m’a surnommé  » le Professeur  » : j’aime transmettre et partager ce que je sais de ma passion. Malheureusement, ce surnom revêt une autre facette : celle du donneur de leçons. Je l’assume, même si mon franc-parler peut parfois être mal perçu. C’est une manière d’énoncer les faits, quitte à ce que ce soit blessant, parce que les faits sont têtus. Mais loin de moi la volonté de donner des leçons. Je sais beaucoup de choses, mais j’ai encore beaucoup à apprendre !

Deux mois après le départ de cette sixième édition du Vendée Globe, il ne reste que 12 des 30 concurrents en course. Pourquoi un tel taux d’abandon ?

Je ne pense pas qu’il soit plus élevé que la normale : il reste environ 40 % de bateaux encore en mer [NDLR : seule l’édition 1996-1997 a fait pire, avec 37,5 % des concurrents à l’arrivée]. Sur le Paris-Dakar, seules 25 % des voitures finissent et cela n’étonne personne. En 2002, année de l’hécatombe sur la Route du rhum [seuls trois trimarans sur dix-huit arrivent à bon port, dont celui de Desjoyeaux, qui remporte l’épreuve], lors du Grand Prix de F1 du Brésil, qui s’est couru sous la pluie – faire rouler des voitures sous la pluie, quelle idée saugrenue, vraiment… – seuls trois pilotes ont coupé la ligne. Deux sont montés sur le podium, le troisième est allé directement à l’hôpital. Et la course, avec des moyens proportionnellement pharaoniques, dure 1 heure 30, pas trois mois ! Pourquoi nous,  » aventuriers de l’extrême « , comme certains nous considèrent, n’aurions-nous pas le droit à ce taux d’échec ? J’ai toujours dit haut et fort que la casse – même si elle ne fait pas plaisir – fait intrinsèquement partie de notre sport. Celui qui considère que tous les bateaux doivent terminer une course à la voile est un clown ! D’ailleurs, quand il nous arrive quelque chose, ça fait pleurer dans les chaumières, donc ça fait marcher le business. On nous reproche une chose et on la commercialise derrière ! Alors on fait quoi ?

Que répondrez-vous à vos trois garçons si l’un d’entre eux veut embrasser la même carrière que vous ?

Coureur au large, c’est un métier comme les autres. Alors, je lui dirai :  » Mon gars, crache-toi dans les pognes ! Et si tu as besoin de moi, je suis là, mais je ne te tiendrai pas la main. Fais ce que tu veux, mais ne le fais pas à moitié.  » D’ailleurs, je leur dirai ça quel que soit le métier qu’ils choisiront. Et c’est déjà ce qu’on fait avec leur mère.

On ne fait pas fortune dans la course au large : le vainqueur du Vendée Globe empochera un chèque de 150 000 euros, soit environ trois mois de salaire moyen d’un joueur de football de Ligue 1. Alors, quel est votre carburant ?

Celui qui fait de la voile pour gagner de l’argent et être connu ferait mieux de choisir le foot, le tennis ou le golf ! Mon carburant, c’est le plaisir et l’apprentissage. Sur ce Vendée Globe, je découvre énormément de choses, je me régale.

C’est un beau métier, à vous entendre !

Ah oui, être payé à prendre des vacances et à apprendre, ce n’est pas mal ! l

Propos recueillis par Pierre-Yves Lautrou Photo : Yvan Zedda/Um

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