DU BON USAGE DE LA PEINTURE

La toile fait grand bruit… Or c’est précisément l’inverse qui était recherché lorsque Laurent Fabius, le ministre français des Affaires étrangères, appuyé par l’Elysée, eut l’idée de prêter à la Chine, parmi d’autres trésors inestimables, un des tableaux les plus symboliques de l’histoire de France, La Liberté guidant le peuple, d’Eugène Delacroix. C’était une manière de célébrer par le rayonnement universel des arts – et de façon démocratiquement irréfutable si l’on songe aux critères chinois en matière de droits de l’homme – un anniversaire dont la diplomatie française a toutes les raisons d’être fière : il y a cinquante ans (le 27 janvier 1964), le général de Gaulle décidait de reconnaître la Chine populaire, devenant ainsi le premier chef d’Etat occidental à oser cette ouverture.

Achevée en décembre 1830, l’allégorie de la Liberté, une fille du peuple, flanquée d’un gavroche téméraire, pourfend la toile dans le fracas de la révolte pour emporter le spectateur dans le tumulte libérateur (Ségolène Royal s’est risquée à l’imiter). Bref, un puissant symbole susceptible – pour les optimistes – d’ouvrir les yeux ou la conscience des masses chinoises appelées à le contempler.

Sauf que, par une de ces polémiques dont l’intelligentsia française fait ses délices, ce prêt soulève une série d’objections, au premier rang desquelles celle invoquée par la ministre de la Culture elle-même. Aurélie Filippetti estime en effet, suivant en cela l’avis des conservateurs, que cette toile ne doit plus bouger.  » Extrêmement abîmée par de précédents voyages  » (notamment aux Etats-Unis, il y a quarante ans), la Liberté a été exposée au Louvre de Lens, pendant un an, où elle a été vandalisée par une femme. Résultat, l’affaire doit être maintenant tranchée par le président de la République en personne. Episode dont se sont emparées de grandes âmes pour dénoncer une forme de braderie, voire une génuflexion devant la puissance montante, pour ne pas dire arrogante, de la Chine. Résister à ce prêt serait une sorte de combat pour la culture française. Il faudrait que le monde entier vienne à Paris pour admirer l’oeuvre, mais pas que cette dernière s’offre gratuitement à des pays  » nouveaux riches  » en matière de culture.

Enfermer à jamais la Liberté dans un musée autorise déjà une contre-plaidoirie. En faire, par surcroît, un acte de résistance nationale donne à penser sur la perception qu’a l’élite française du patrimoine national. Le seul argument qui tienne est celui de la fragilité de l’oeuvre ; s’il est avéré qu’elle risque de souffrir du voyage de manière irréparable, il ne doit plus y avoir de déplacement (les mêmes réticences ont été exprimées en 1999, lorsque le tableau fut expédié à Tokyo sur ordre de Jacques Chirac). A quoi s’ajoutent des considérations financières (le coût du transport réellement sécurisé serait très élevé). Si, en revanche, ces objections peuvent être levées, il est permis de s’interroger autant sur le caractère jaloux du rapport à l’art que sur celui que nous entretenons, encore une fois, avec la mondialisation. Il est exact que les milliardaires chinois se ruent désormais sur l’art occidental, comme sur les grands bordeaux ou l’horlogerie de luxe. Selon Sotheby’s Asia, les achats d’art effectués par des ressortissants chinois ont augmenté de 500 % en cinq ans. De quoi irriter les vrais connaisseurs – légitimement. Mais faut-il faire de l’art le vecteur d’un protectionnisme (inversé) que l’on ne peut pas mettre en oeuvre par ailleurs ? Enfin, et surtout, le cas de la Liberté entre dans une stratégie ambitieuse qui prend prétexte de la reconnaissance de 1964 pour effectuer une grande opération de promotion française dans un pays où nos parts de marché sont cruellement maigres. Le  » soft power  » français offre une compensation puissante, dont nos concurrents ne disposent pas. Delacroix, fervent bonapartiste, n’hésita pas à représenter admirablement la République avec certains sous-entendus visuels peu empathiques. Il savait parfaitement que la peinture est, aussi, un instrument politique.

par Christian Makarian

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