De visu

Sur Internet, les « chatteurs » se connectent et parfois se rencontrent réellement. Il arrive même que cela donne naissance à de vraies amitiés. Reprtage

Vendredi soir, dans le hall de Kinépolis, au nord de Bruxelles, la foule piétine bruyamment devant les caisses du complexe cinématographique. A l’écart, « à droite des guichets de l’entrée principale », précisait un message posté sur le Net deux semaines plus tôt, un petit groupe d’une dizaine de personnes se rassemble, hésitant. Une banale soirée ciné entre copains. A ceci près que les cinéphiles en question ne se sont pas rencontrés dans une fête ou au boulot, mais sur le Web. La plupart se voient pour la toute première fois. Dominique, alias Domino, 35 ans, l’initiatrice de la sortie, accueille les arrivants. Surtout des arrivantes. Une majorité de célibataires qui ont voulu prolonger leur relation virtuelle dans la « vraie vie ».

On les surnomme les « chatteurs » – de l’anglais to chat, bavarder -, nouvelle espèce d’humanoïdes éclose à la lumière blafarde des lucarnes d’ordinateurs. La plupart ont de 13 à 45 ans (31 ans, en moyenne). Etudiants, employés, ils pianotent et papotent pendant des heures sur un chat – un dialogue en direct -, créant de petites « communautés » virtuelles qui débouchent parfois sur des relations amicales, voire amoureuses. En un an, ces rencontres d’internautes, ces « visus » dans le jargon, se sont multipliées en Belgique. Le mouvement est plus informel que chez nos voisins français, où Caramail, leader des sites de « mise en relation », avec 3 millions d’abonnés francophones, organise, depuis deux ans, des soirées-rencontres dans des discothèques parisiennes. Des rendez-vous « paravirtuels » qui ont déjà rassemblé jusqu’à 1 700 fêtards en une seule nuit.

Contrairement au cliché, les accros du Net ne seraient donc ni autistes ni socialement frustrés. « Dès que l’on commence à maîtriser Internet, on passe très vite au chat », commente Nicolas Borvo, rédacteur au mensuel Web Magazine. D’après une étude d’InSites Consulting, réalisée en avril dernier, 27 % des internautes belges, soit un peu plus de 313 000 personnes (385 000 si on actualise ce chiffre avec celui fourni, en décembre 2001, par l’Association belge des fournisseurs de service Internet), participent à des forums de discussion sur le Web. A l’instar de 31 % des internautes français, les Belges utilisent surtout la tchatche dans l’espoir de rencontrer des gens partageant leurs centres d’intérêt. Mais, comme « Renard » (le pseudo de François, 22 ans), certains dragueurs invétérés ont surtout fait du chat leur terrain de chasse privilégié. « En abordant une fille dans la rue, vous lui faites peur… Sur le Net, en un peu plus d’un an, j’ai réussi à rencontrer une trentaine de femmes, dont trois avec lesquelles j’ai conclu. » Des relations éphémères « qui n’ont jamais dépassé la semaine », précise François.

Avant de « traverser la Toile », il faut d’abord chatter, et la technique requiert du doigté. Règle n° 1: savoir jongler sur l’écran entre les canaux publics, où des centaines d’internautes masqués derrière des pseudos se parlent en simultané, et les dialogues privés, où l’on discute en binôme. Règle n° 2: faire preuve de tact. « On ne se fait pas facilement accepter dans une communauté virtuelle, explique Stéphane, 30 ans, informaticien. Quand j’ai commencé, il y a six mois, je me suis fait jeter à cause d’une blague qui est mal passée. J’ai dû changer mon pseudo plusieurs fois. » Il est conseillé aux novices de mémoriser au plus vite les smileys, ces combinaisons de caractères qui remplacent des gestes ou des expressions du visage. Ecrire « Je t’embrasse fort » fait ringard. En revanche, taper »:-X » est tout à fait tendance. Il est également vivement recommandé d’utiliser les abréviations « clin d’oeil », du style « lol », pour lot of laugh, « mort de rire » en français. Certains chattent par intermittence, d’autres papotent même au boulot, scotchés au clavier jusqu’à cent heures par semaine.

Relations éphémères

Bien sûr, les rendez-vous réels comptent leurs déçus. Employée dans une société de marketing, Sarah, 22 ans, a déjà accepté une dizaine de rencontres. Un an après, elle ne compte que deux bons souvenirs. « Même si j’ai déjà tourné les talons en apercevant la tête de la personne que je devais rencontrer, les entrevues se sont toujours bien passées. Maintenant, il ne faut pas se leurrer. Une fois face à face, l’image que l’on s’était faite de l’autre en chattant en prend un sérieux coup. Bobards, dissimulations, tromperie… Internet, c’est le monde des faux-culs. » Un avis en partie partagé par François. « Alors qu’en ligne le courant passe bien il arrive très souvent que l’on n’ait plus rien à se dire dans la réalité. » Le chat, fast-food relationnel? Boîte à fantasmes, sûrement, répond Philippe Breton, qui a récemment publié Le Culte de l’Internet (La Découverte). « Les chatteurs croient pouvoir maîtriser la relation affective en parlant d’eux-mêmes de façon volontaire et anonyme, et en choisissant les gens qu’ils veulent rencontrer, remarque ce chercheur français du CNRS. Mais l’écrit leur offre une représentation imagée de leur interlocuteur. Tout le travail de connaissance de l’autre, qui repose sur la communication orale, reste à faire. »

N’empêche, la plupart des adeptes de ces « cyber-tête-à-tête » semblent y trouver leur compte. Hormis l’inévitable dragueur à l’affût du « plan sexe » ou le quidam paumé dans une ville inconnue qui court fébrilement après de nouveaux copains, le chatteur ne cherche pas, d’emblée, à rencontrer ses interlocuteurs. Il apprécie l’esprit ludique et l’écoute de ses partenaires électroniques. Michèle, 43 ans, deux enfants, a commencé à chatter il y a deux ans, après une séparation conjugale. « Mes proches ne comprenaient pas ma souffrance, raconte cette décoratrice rondouillette. Sur Internet, j’ai pu tout dire sans avoir peur d’être jugée. » A force de s’épancher, on se trouve des affinités. On prend régulièrement « rendez-vous » sur l’écran: « Je passe te voir demain. » Puis vient l’e-mail, avec photo en fichier joint. Les coups de fil, et l’apéro ou le resto. En groupe ou en tête à tête.

« Agrandir son cercle d’amis »

Internet n’a cependant rien inventé. Le téléphone rendait déjà possibles ces rencontres virtuelles – et plus, si affinités. Mais le chat possède d’incontestables avantages. Il est nettement moins cher: une connexion illimitée, via l’ADSL ou le câble, revient à plus ou moins 35 euros (1 412 francs) par mois. Il permet également d’entrer en relation avec plus de monde. « Dans la vie réelle, j’aurais mis des années à rencontrer les gens que je vois très régulièrement aujourd’hui », souligne ainsi « Tinou », 45 ans. « Si l’on n’appartient pas à une association, à un club de sport…, une fois que l’on a fait le tour de ses collègues de travail, le Net reste la seule alternative pour agrandir son cercle de relations », reprend « MK ». Car, sur le chat, tout va très vite. La même « Tinou » vient ainsi d’emménager avec un homme rencontré il y a un mois via Internet. Peut-on vraiment se lier d’amour ou d’amitié grâce au Net? « Zeus75 » assure qu’il s’est fait « des amis à qui on peut tout demander ». Exemple? « Un couple de Bruxellois m’a accueilli chez lui pendant trois semaines après une rupture sentimentale très pénible, raconte ce trentenaire de Paris. Ils avaient pris leurs congés pour pouvoir être totalement disponibles! » Comme quoi, jouer au chat et à la souris a du bon. Sur la Toile. Et dans la vie.

Claire Chartier et Vincent Genot

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