Dans les coulisses du business de nos chefs

La gastronomie est partout, des supermarchés aux écrans télé. Dans le monde entier, les chefs sont devenus des stars et des businessmen. En Belgique, ils suivent le mouvement, des plats préparés aux consultances juteuses, en passant par les prime time. Enquête.

Leurs visages s’affichent en prime time à la télévision, leurs noms appuient des produits dans les supermarchés, leurs livres se vendent comme des petits pains… Le business de la cuisine brasse des milliards d’euros dans le monde, soutenu par des gouvernements qui veulent profiter d’une image de marque et d’un appui massif à leur industrie agroalimentaire. Un business qui a ses  » faiseurs de roi « , les guides et autres réseaux plus confidentiels qui décident des tendances et désignent les restaurants incontournables. Un business qui déploie désormais aussi ses ailes en Belgique.

Lentement mais sûrement, les chefs belges emboîtent le pas de ceux qui ont transformé la gastronomie en machine de rentabilité économique, comme les stars françaises Alain Ducasse ou Joël Robuchon qui développent leur entreprise telles des pieuvres dans le monde entier, avec des priorités comme Londres, l’une des plaques tournantes actuelles.

Yves Mattagne,  » le  » businessman

S’il en est un qui incarne cette businessisation, c’est bien Yves Mattagne. Chef du Sea Grill depuis vingt-cinq ans, un 2-étoiles logé au coeur de l’hôtel SAS Radisson à Bruxelles, il étend sa toile. En 2010, il a rénové son enseigne après avoir racheté son fonds de commerce au groupe américain Carlson Rezidor.  » Nous faisons tout pour obtenir la troisième étoile « , assure-t-il. A côté, il a créé un restaurant fusion asiatique, le YuMe à Woluwe-Saint-Pierre, développé un Atelier pour les cours de cuisine et un service traiteur pour ne pas parler de la création de son propre chocolat ou de ses plats préparés pour Delhaize, avec qui il a noué un partenariat plus large incluant des cours de cuisine.

 » Cela fait quinze ans que nous travaillons avec les chefs « , dit-on chez Delhaize en refusant d’évoquer l’aspect financier du deal auquel la plupart des chefs participent, du Flamand Gert De Mangeleer (Hertog Jan à Bruges, 3-étoiles, la nouvelle star) à Arabelle Meirlaen (2-étoiles, à Marchin).  » On dit généralement que ce sont des contrats tournant autour de 3 % des recettes de la vente, estime Jean-Pierre Gabriel, chroniqueur et photographe gastronomique. Est-ce un business sain ? Les chefs touchent des royalties, mais je ne pense pas qu’ils se préoccupent de la manière dont ces plats sont préparés ni se soucient de la présence de produits locaux.  »

Yves Mattagne, lui, ne s’en laisse pas compter. Quitte à déplaire, il a étendu son activité de consultance au groupe mondial Unilever. Un plantureux contrat.  » Ces activités sont là pour me permettre de garder un restaurant gastronomique employant 27 personnes, insiste-t-il. Le chiffre d’affaires est bon, mais c’est tout juste… La consultance constitue une grande part de l’apport, il ne faut pas se leurrer. Unilever ? Le choix est parfaitement réfléchi. Il s’agit d’élaborer des produits de base de qualité, comme des fonds de sauce, à disposition des chefs. Il y a des choses chez Unilever que je ne défends pas, mais ce n’est pas mon secteur. Nous travaillons aussi pour les maisons de repos Orpea, par exemple pour leur préparer des plans menus. Je prépare les fiches techniques, les photos, on met en place une formation des chefs… Il n’y a pas de raison que les gens mangent mal à la fin de leur vie. Là encore, c’est fidèle à ma philosophie.  »

L’homme voyage sans cesse, d’un congrès à l’autre.  » Si on reste dans sa maison, on n’évolue pas « , insiste-t-il. Au milieu de tout cela, et de l’organisation d’un banquet de 5 000 couverts à Hong Kong pour les jumpings de Gucci (un contrat mondial de cinq ans), il trouve encore le temps d’être la cheville ouvrière d’un nouveau jeu télévisé culinaire, Chef des chefs, qui débutera en prime time sur RTL-TVI le 23 décembre. Le concept, élaboré avec la société de production belge Keynews Television, a déjà été vendu en France à la société de Christophe Dechavanne.  » J’aime les défis, s’amuse-t-il. Il y aura un retour intéressant en termes d’image, c’est sûr, mais je me suis surtout dit que si ce n’est pas moi qui le faisais, ce serait quelqu’un d’autre.  »

Amoureux des médias, Yves Mattagne est, enfin, le porte- drapeau de la Belgian Restaurant Association (BRA). Lancée cet été, celle-ci regroupe plus de 200 chefs de tout le pays pour sensibiliser le monde politique fédéral aux menaces qui pèsent sur la gastronomie belge. En toile de fond, l’arrivée imminente – on parle de 2014 – d’une  » boîte noire  » dans les restaurants pour contrôler la TVA et, ce faisant, lutter contre le travail au noir.  » Oui, nous voulons la clarté sur tout ce qui se passe dans l’Horeca, mais en échange, il est indispensable que les charges patronales diminuent, assène-t-il. Il suffit de voir le nombre de faillites pour se rendre compte de l’urgence. Nous avons une responsabilité pour les jeunes générations. Pour préserver ce patrimoine que l’on ne met pas encore assez en avant.  »

La clé : élargir les activités

Fer de lance créatif wallon, Sang-Hoon Degeimbre est aussi un entrepreneur à titre personnel. L’année passée, il a déménagé de sa petite maison originelle de Liernu vers une grande ferme rénovée à Eghezée. Un investissement de quelque deux millions d’euros, dans un bien qu’il loue.  » C’est un gros gros challenge à l’heure où l’économie n’est pas florissante, reconnaît-il. Je n’ai pas mis un franc de côté, je ne sais même pas encore comment je vais aménager ma terrasse. Mais au fond de moi, je voulais me donner les outils pour aller plus loin.  » En cultivant l’espoir secret de devenir le premier 3-étoiles wallon de l’histoire.

Pour maintenir le navire financièrement à flots et  » penser au bien-être financier de ses enfants de 13 et 16 ans « , le Belge d’origine coréenne planche sur l’ouverture d’un comptoir gastronomique de luxe dans le haut de la ville à Bruxelles. Il portera sa griffe – le nom d’un chef a de la valeur, royalties à la clé – et sera géré par son second actuel.

Pour les chefs, la clé du développement, c’est l’élargissement de leurs activités. Degeimbre suit en cela l’exemple d’un autre 2-étoiles wallon, Pierre Résimont (L’Eau vive), qui vient d’ouvrir un comptoir à Namur. D’autres, comme l’étoilé Maxime Collard (La Table de Maxime) à Paliseul, se sont associés à des entreprises (Thomas & Piron, en l’occurrence) pour rentabiliser leur affaire.  » Le boulot de chef, c’est un travail d’équilibriste entre celui de cuisinier créatif et celui de chef d’entreprise, dit Sang-Hoon Degeimbre. Il arrive toujours un moment où l’on regarde le coût de production et la marge bénéficiaire avant de faire un choix. Certains acceptent que l’on produise en Asie des plats signés de leur nom pour les ramener au pays en surgelé. Je ne le ferai pas, je ne scierai pas la branche sur laquelle je suis assis. Mais peut-on blâmer celui qui procède ainsi ? On ne va pas forcément juger un chef d’entreprise qui produit ses tee-shirts en Chine et les commercialise chez nous.  »

Hardiquest et Meirlaen, les anticonformistes

Figure montante de la gastronomie bruxelloise, Christophe Hardiquest, dont le restaurant Bon-Bon vient de décrocher une deuxième étoile au Michelin, défend un autre modèle.  » Le business de la gastronomie est devenu quelque chose de beaucoup trop énorme pour moi, regrette-il. Entre consultance, vente de l’image de marque, invitation à des congrès internationaux, les chefs sont devenus des outils essentiels pour les multinationales. Je respecte le choix des autres mais, à 37 ans, j’ai décidé de consacrer tout mon temps à ma maison, sans suivre aucune de ces nouvelles règles. Si j’attends de mes collaborateurs qu’ils atteignent le plus haut niveau, je dois être là pour les coacher. C’est là que les clients m’attendent.  » Un choix de vie, aussi, pour passer du temps auprès de sa famille.

 » Aujourd’hui, cela part un peu trop dans tous les sens, poursuit-il. J’ai fait Comme un chef pour la RTBF et Un dîner presque parfait pour M6. Mais à la réflexion, je ne le recommencerais plus, c’est trop. Il faut garder le côté fun et rock’n’roll, c’est chouette, c’est dans l’air du temps et cela permet de désacraliser un peu le métier. Mais nous devons faire attention : il y a une grosse perte de la culture générale du passé. Il faut en revenir aux valeurs fondamentales.  »

Un choix radical qu’il assume, quitte à demander une addition un peu plus salée.  » Je ne ferai pas n’importe quoi, assure-t-il. Je ne prêterai mon image de marque que si j’y crois, que s’il y a une vraie histoire à partager. L’argent n’est pas le seul maître, ni la seule motivation. J’ai parrainé des huiles d’olive parce que c’étaient deux jeunes qui reprenaient une histoire familiale. J’aimais ça. Mais j’ai eu une demande de Carrefour et je les ai envoyé balader. Je ne suis ni de gauche ni de droite, mais quand Carrefour veut virer son personnel, il le fait, cela reste une multinationale qui vend de mauvaises tomates toute l’année et qui fait mourir les petits fermiers. De même, je n’ai pas été faire le gugusse dans le tram ou à Dinner in the sky, je n’ai pas de temps et pas d’envie pour ça.  »

Son rêve ? Un changement de modèle.  » Je suis sûr que les multinationales finiront par se casser les dents, même si cela va prendre un peu de temps. L’avenir, c’est le retour à la cuisine locale, plus simple, à la remise en valeur des artisans et au respect des hommes, du plongeur à l’éleveur de veaux en passant par le cultivateur de jardins.  » Il travaille à la création de l’équivalent en Belgique du Meilleur ouvrier de France (MOF), une reconnaissance labellisée des métiers de la gastronomie de qualité face aux dérives du marché.

Désignée cheffe de l’année 2013 par Gault & Millau, étoilée par le Michelin, Arabelle Meirlaen développe, elle aussi, un projet alternatif d’une cuisine en rupture avec le consumérisme ambiant, pratiquement sans additif, sans gluten, sans sucre, sans lait. Le fruit d’un parcours très symbolique dans les méandres de notre monde culinaire marchand.  » Il y a dix ans, j’ai été victime d’un déséquilibre alimentaire, raconte-t-elle. Je prenais du poids, je perdais le goût, la vue, l’odorat, j’étais très fatiguée, je devenais négative, ce qui ne m’était jamais arrivé… Je me suis rendu compte que c’était la conséquence de mon alimentation. J’ai lu énormément sur les dérives liées à l’industrialisation et j’ai décidé de changer complètement ma manière de travailler.  » Une évolution liée à l’industrie agroalimentaire, au sens large, qu’elle déplore.  » Mes parents, qui étaient fermiers, ont tout perdu à cause de l’obligation insensée d’utiliser des farines animales pour nourrir le bétail, de pulvériser des engrais pour doper les récoltes, autant de sources de maladies en tout genre, prolonge-t-elle. Ma mère en est morte de stress.  »

Figurant parmi les rares femmes au sommet dans un milieu très machiste  » où il vaut mieux se taire « , Arabelle Meirlaen a choisi prioritairement d’élever sa famille dans des règles d’hygiène strictes tout en faisant de son établissement un laboratoire d’expérimentation pour une vie saine et sans excès. Pas uniquement sur le plan culinaire, mais aussi dans ses pratiques.  » J’ai refusé d’ouvrir le midi pour continuer à avoir du temps pour mes enfants. Je privilégie la clientèle de proximité. J’ai opté pour une décoration et un service sobres afin d’éviter que ces investissements excessifs ne se retrouvent dans l’addition finale. Grâce à cela, je suis moitié moins chère qu’en Flandre.  »

Pourtant, cette chantre de la simplicité associe, elle aussi, son image à des plats préparés commercialisés par Delhaize.  » Si je le fais, dit-elle, c’est pour éviter qu’il y ait des conservateurs, pour ne travailler qu’avec des produits belges… Cela promotionne la philosophie que je défends. Tant mieux si elle devient à la mode ! » En attendant, à la fin du mois, c’est un apport financier qui n’est pas négligeable…

Par Olivier Mouton

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire