Manifestation d'Extinction Rebellion Belgique, à Bruxelles, le 12 octobre 2019. © FREDERIC SIERAKOWSKI/ISOPIX

Comment le coronavirus a imposé une sourdine à la désobéissance civile

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Ses effets secondaires pourraient lui donner des ailes si les syndicats ne se montrent pas à la hauteur d’une colère qui gronde.

Réfléchir, c’est déjà désobéir. Les Belges ont beaucoup réfléchi. Aux moyens d’échapper à la maladie, à la façon de réorganiser le quotidien dans l’urgence. Sans avoir trop le temps ni la tête à réclamer haut et fort un autre monde, à s’infliger une crise existentielle. La santé avant tout, mieux valait rester dans les clous. Personne ne s’est d’ailleurs levé pour inciter à faire un pas de côté. Pas d’appel franc à sortir des rangs pour défier l’autorité et enfreindre ses consignes sanitaires parfois controversées, aucun accès de désobéissance civile à l’agenda. L’un de ses piliers, Extinction Rebellion Belgique, s’est abstenu, guidé par le souci  » de ne pas donner l’image d’un mouvement qui mettrait en danger la population. Désobéir pour désobéir n’est pas un but, l’action doit avoir un sens « , nous explique Lyllou, porte-parole d’un collectif qui s’est fait un nom dans les actions coup de poing au service de la lutte contre l’effondrement écologique. ERB a donc sagement renoncé à ses sorties. Mais le coronavirus ne l’a pas fait taire sur les réseaux sociaux. Mi-avril, Sophie Wilmès (MR) y était mise à l’honneur dans une vidéo ouvertement truquée où on lui a fait dire ce qu’elle n’a jamais dit : que tout était lié, l’émergence du Covid-19 et la destruction de l’environnement. Et la Première ministre au visage et à la voix retouchés de s’engager, dans son laïus trafiqué, à impliquer à l’avenir une assemblée citoyenne. De l’usage du deepfake politique pour forcer un renouveau démocratique.

Sa conscience au-dessus de la loi

Va pour la subversion numérique, faute de pouvoir s’afficher en rue pour remuer les consciences et jouer au lanceur d’alerte pour des libertés mises à mal. Le pouvoir a pu déployer un régime juridique et politique d’exception sous les yeux d’une population spontanément, massivement et remarquablement disciplinée face à des injonctions et des directives édictées sans débats ni discussions. Jamais le stade du coup de gueule ou de la saute d’humeur n’a été dépassé.  » Je n’y ai pas vu de la docilité mais de la compréhension et de la patience liée à l’état de sidération provoqué par la brutalité de cette pandémie « , estime Boris Libois,  » philosophe en rébellion  » et membre actif d’ERB. La partie était trop inégale,  » le climat d’urgence sanitaire conjugué au rouleau compresseur médiatique  » ne laissait aucune marge à la contestation, considère Bruno Bauraind, chercheur au Gresea (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative). Sans vraiment sourciller,  » syndicats et ONG ont accepté l’état de confinement subitement imposé. A y regarder de plus près, c’est interpellant et plutôt angoissant en termes démocratiques. Mais les militants sont aussi des individus qui ont été gagnés par l’anxiété.  » Ce printemps, il ne faisait pas un temps à mettre des désobéissants dehors.  » Comment construire un mouvement de désobéissance civile par rapport à un phénomène inédit qui touche à la maladie, à la mort, à l’incertitude du lendemain « , interroge Jean Vandewattyne (UMons, ULB), membre du Gracos, Groupe d’analyse des conflits sociaux.

Désobéir pour désobéir n’est pas un but, l’action doit avoir un sens.

C’est qu’on ne désobéit pas sur un claquement de doigts. La démarche ne s’improvise pas, doit répondre à des critères : être collective, publique, illégale ou extralégale, non violente, constructive et donc porteuse d’alternatives, assumer haut et fort un refus d’obéir à la loi et les risques de sanctions qui s’ensuivront. Selon Jean Vandewattyne,  » la désobéissance civile a besoin de temps, de réflexion, d’un cheminement, de mise à l’épreuve des faits  » pour atteindre le but qu’elle se fixe : forcer une société à ouvrir les yeux. Fidèle en cela aux préceptes de son théoricien, le philosophe, naturaliste et poète américain Henry David Thoreau, au milieu du xixe siècle : en cas de conflit entre ce que me dit ma conscience et ce que me dit la loi, je dois obéir à ma conscience ; l’homme a le devoir de désobéir aux lois que sa conscience réprouve, lois sans doute démocratiquement votées mais illégitimes puisque injustes ou néfastes au bien commun.

Mis à exécution, le procédé a eu ses figures emblématiques qui l’ont porté à des sommets, le Mahatma Gandhi en Inde, le pasteur Martin Luther King aux Etats-Unis. L’arme pacifique a prouvé son efficacité dans la lutte contre la domination coloniale, la ségrégation raciale. Sans désobéissance civile, pas de droit à l’avortement, pas de reconnaissance légale des homosexuels. Le mouvement sait rebondir sur de nouvelles causes : sauver la planète, secourir les sans-papiers. Par des moyens au besoin illégaux : occupation d’églises, de chantiers ou de logements à l’abandon, piétinement de champs d’OGM, hébergement de migrants, boycott, investissement de terres menacées par la main de l’homme et décrétées zones à défendre (ZAD).

Ecole, traçage : foyers de résistance passive

Mais quelle fronde opposer à l’ordre établi lorsque tout est présenté comme une question de vie ou de mort ? Les autorités ont d’ailleurs pris soin de garder le bâton au ceinturon, le monde politique s’y entend à désamorcer toute tentation de se coaliser pour mieux se rebiffer. Se montre tolérant face aux formes modérées de résistance passive. Compréhensif envers les parents qui refusent de renvoyer leurs enfants en classe. Indulgent à l’égard de celles et ceux qui rechignent à collaborer franchement au traçage des contacts des porteurs de virus. Plus agacé lorsque des chauffeurs de la Stib ont invoqué sans aval syndical le droit de retrait au travail en cas de danger grave : le geste de protestation a été vite assimilé à un refus injustifiable de se soumettre.  » Cette non-reprise du travail par l’usage d’un droit de retrait juridiquement reconnu s’est retrouvée stigmatisée en une grève sauvage dans une partie du discours politique et médiatique « , relève Jean Vandewattyne. C’est que le pouvoir redoute et donc déteste ce type d’insubordination qui se jouent des règles ritualisées de la contestation sociale. Naguère, des membres d’un Collectif sans ticket ont été mis lourdement à l’amende par les tribunaux pour usage des transports en commun sans payer, au nom de la gratuité revendiquée.

Après la sortie de crise sanitaire, plongée en turbulences économiques et sociales. Après le calme de la résignation, une tempête d’insoumissions jaillies de l’exaspération ?  » La structuration du mouvement social ne favorise pas une culture de désobéissance civile en Belgique. Les organisations syndicales lui laissent peu d’espace en jouant traditionnellement un rôle de managers de la colère sociale « , commente Bruno Bauraind. La base pourrait ne pas s’en satisfaire et dans ce cas permettre aux mutins du xxie siècle de se tailler une place au soleil à l’ombre des puissances syndicales. Pas de souci, chacun son rôle, chacun sa route, assure Lyllou.  » Au pire, on travaille en parallèle, au mieux on trouve matière à agir de concert « . Chez Extinction Rebellion Belgique, on fourbit ses armes. Les activistes reprennent le sentier de la guerre en présentiel et d’abord contre le déploiement de la 5G que Proximus a tenté d’accélérer à la faveur du confinement. Nouveau départ en croisade pour convaincre  » de ne pas repartir comme avant », et pour persuader des mille et une raisons qu’il y aurait de dire  » non « .

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