CINÉMA

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Philippe Faucon dédie Samia à ces jeunes filles d’origine maghrébine qui veulent vivre libres, bravant la tradition

Trop de tabous brident encore le discours sur l’immigration. Nés d’une volonté louable de ne pas faire le jeu des xénophobes et de l’extrême droite, ils ont longtemps empêché la mise en pleine lumière de questions pourtant diablement importantes, comme le sort parfois difficile des jeunes filles de familles maghrébines maintenues sous la coupe masculine, comme, aussi, le racisme anti-Blancs (ou anti-Noirs) affiché par certains dans une communauté elle-même victime de préjugés raciaux. Ces deux sujets se croisent dans le scénario de Samia, un film à la fois beau, fort et important, dédié à ces jeunes filles issues de l’immigration et qui se révoltent pour pouvoir vivre libres. Libres d’aller et venir comme bon leur semble. Libres, aussi, d’aimer des garçons non musulmans.

C’est l’histoire d’une famille française d’origine algérienne, qui habite la périphérie de Marseille et où règne un grand attachement à la tradition. Le père et, surtout, le fils aîné, Yacine, s’emploient fermement à perpétuer les règles, les interdits d’une morale sévère. Samia, une des filles d’une famille de 8 enfants, respecte les croyances qui justifient cette morale, mais elle ne les partage plus et supporte de plus en plus mal la hiérarchie entre mâles dominants et femmes/filles soumises, qui semble aller de soi dans le milieu où elle vit. Marre de faire la servante, marre de voir sa mère subir un système qu’elle a toujours connu, marre d’être constamment surveillée, marre de ne pouvoir fréquenter des garçons (surtout s’ils sont « français »): à 15 ans, cette adolescente jolie et déterminée va secouer les chaînes qu’un grand frère, réduit au chômage (et donc plus présent que jamais), s’applique, au contraire, à justement resserrer en l’absence du père malade et hospitalisé…

Pour une parole libre

Philippe Faucon, réalisateur de Samia, a trouvé l’inspiration de son film dans le livre de Soraya Nini Ils disent que je suis une beurette. « J’avais connu personnellement quelqu’un qui se trouvait dans la situation décrite par le bouquin, se souvient-il. Et, comme l’auteur n’habitait pas très loin (elle vivait à Toulon, moi j’étais près de Marseille), nous nous sommes rencontrés. Je lui ai proposé de faire un film à partir de son livre, et elle a tout de suite été d’accord. Même si, au sein de sa communauté, la sortie du bouquin lui avait valu beaucoup de réactions hostiles. Même si, également, elle avait vu certains tenter de récupérer son histoire pour la généraliser au profit de thèses extrémistes. Ensemble, nous avons pensé qu’il fallait aller jusqu’au bout de ce qu’elle avait entamé. Pour en finir avec ce qu’elle appelle « la langue de bois communautaire », et avec ce silence pesant de tous ceux qui refusent de voir ce qu’elle décrit par une sorte de discrimination positive. »

Le cinéaste est très conscient des aspects délicats d’une démarche prise entre les feux contraires d’une négation (« Nous ne sommes pas comme ça! ») et d’une généralisation (« Ils sont tous comme ça! »), également primaires et mensongères. « Si nous avons néanmoins foncé, explique-t-il, c’est parce que nous pensions qu’il devait y avoir aujourd’hui, en France, la possibilité d’une parole libre et bien comprise. Parce que les communautés vivent ensemble depuis longtemps déjà, qu’à peu près tout le monde connaît au moins une personne d’origine maghrébine et est capable d’accorder aux personnages du film un statut singulier, non emblématique. Il était temps d’oser braver un tabou relevant sans doute du politiquement correct, mais qui aboutissait, au nom d’une possible récupération raciste, à dire à beaucoup de jeunes filles comme Samia que leur problème ne nous intéressait pas, voire qu’il n’existait pas. »

Sans manichéisme

Samia évite les pièges semés sur sa route. Jamais il ne verse dans la simplification ou le manichéisme. Le film montre notamment à quel point la violence sociale exercée sur Yacine (il cherche du travail mais on ne veut pas d’un Arabe) se répercute sur celle qu’il exerce au sein de la cellule familiale. Il ne nie pas que si certains persistent à vouloir vivre « comme là-bas », c’est, entre autres choses, parce qu’on ne fait pas assez pour qu’ils se sentent bienvenus ici. En même temps, Samia a le grand courage de signifier le rôle que la culture d’origine, surtout dans ses aspects religieux, joue dans l’exaltation du pouvoir masculin et la sujétion de la femme. Il le fait sans haine, avec un grand respect pour la génération des parents qui vécut le voyage comme un déracinement, mais avec un regard plus critique pour un jeune homme – Yacine – qui veut garder ses soeurs prisonnières d’une tradition qui n’est pas adaptable au monde dans lequel elles sont nées et où elles grandissent aujourd’hui.

« Les réactions les plus virulentes vis-à-vis du film viennent, paradoxalement, de certaines jeunes filles de la communauté maghrébine, souligne Philippe Faucon. A leur âge, elles ne voient pas toujours les nuances qu’un public adulte percevra mieux. Elles prennent parfois fermement la défense de leurs grands frères au nom d’une vision communautariste des choses, avec un réflexe de repli identitaire et un retour, aussi, à la religiosité, qui préoccupe beaucoup quelqu’un comme Soraya, dont la génération s’est justement battue pour l’ouverture, l’émancipation par rapport à ces freins culturels. Trop de jeunes filles viennent aussi nous dire, après une projection, que c’est vraiment leur histoire, avec le flicage fraternel, les coups, la visite au gynécologue pour attestation de virginité… mais que cette histoire qui est la leur, il ne faut pas la dire. »

En quête de vérité

Pour illustrer ce récit fort et complexe, provocant et poignant, Philippe Faucon a choisi une forme très cinématographique, loin du style reportage à gros grain misérabiliste. Ses images sont claires, la lumière est belle, et les filles aussi. Une sincère affection pour la communauté décrite y est très visible. Une affection exigeante, qui refuse de ne pas voir le racisme partagé, l’incompréhension de l’autre et le mépris de sa culture, venant de ceux-là mêmes que les préjugés accablent. « Ce qui me fait le plus mal, et que le film veut montrer, commente le réalisateur, c’est cette injustice trop fréquente qui fait des femmes l’enjeu de rivalités, de rejets mutuels, propres aux hommes, et dans lesquels elles n’ont pourtant aucune responsabilité. Le tout au nom d’une domination masculine vécue comme une chose parfaitement normale et légitime, même dans ses manifestations les plus violentes… »

Une bonne part de l’impression de vérité palpable dégagée par le film tient à son interprétation. Lakhdar Smati incarne le père usé par le travail, Kheira Oualhaci, la mère aimante mais dépassée, avec une authenticité profonde. Mohamed Chaouch campe Yacine, le frère abusif, avec une rage qui ne masque pas ses contradictions. Nadia El Koutei joue Amel, la soeur aînée qui sort avec un « Français » et brave l’interdit familial, avant de faire le grand saut en partant vivre ailleurs, autonome. Tous sont des non-professionnels, comme Lynda Benahouda, épatante interprète de Samia. Cette gamine « à la fois fragile et farouche » s’est imposée d’emblée lors d’un casting où elle passait en deuxième position. « Dès que je l’ai vue, j’ai su qu’elle était Samia! » s’exclame son metteur en scène. Une impression que les spectateurs partageront bien après que se sont tues les ultimes notes de la belle musique du générique final, composée par Rachid Taha.

Louis Danvers

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