» Ça a tué notre couple « 

Il y a ceux qui misent leur compte sur un match de Ligue des champions ou sur d’improbables championnats nationaux. Et ceux qui sont payés pour établir les cotes des matchs et faire empocher la monnaie à leur employeur. Voici les coulisses des paris en ligne.

Caché dans son arrière-boutique derrière des dizaines de jambons serrano, Raul, traiteur gourmet de Valladolid, est en larmes. Sa femme est à l’hôpital. Elle vient de faire une fausse couche. Mais surtout, Juan, le responsable des grands comptes VIP de son site de paris sportifs en ligne préféré, refuse de lui accorder une avance de plusieurs milliers d’euros sur Real Madrid-Osasuna. Juan, que Raul appelle trois fois par jour ; Juan, chez qui il a déjà englouti plusieurs centaines de milliers d’euros depuis qu’ils se sont virtuellement rencontrés.  » Il m’a aussi envoyé un panier garni à 1 500 euros pour Noël « , confie l’employé du site de paris. Hors de question pourtant de céder à la prière. Sorte de Second Life à couteaux tirés, le monde des paris sportifs offre à presque chaque coup de sifflet final de chaque match joué sur Terre un gagnant et un perdant : le joueur ou le site sur lequel il prend son pari.

 » Je jouais par amour « 

La psychologie du parieur est connue : c’est celle du junkie. Il ne joue pas tant pour gagner que pour jouer.  » Suivre un match sur lequel on a engagé de l’argent n’a rien à voir en termes d’adrénaline avec ce que ressent un fan de foot lambda « , tente de transmettre Luca, 21 ans, italien, dont l’addiction au jeu ne l’aide pas vraiment à suivre ses études de médecine à la faculté de Rome. Il y a aussi l’histoire de Melissa, bordelaise, qui a perdu 5 000 euros en deux minutes le 6 mai 2009 à cause de l’égalisation d’Iniesta à Stamford Bridge dans les arrêts de jeu de la demi-finale de ligue des champions Chelsea-Barcelone. Après avoir posté des dizaines de messages sur les forums afin de venir en aide à son mari, joueur invétéré, Melissa s’était lancée à son tour, dans l’espoir de sauver leur couple.  » Je jouais pour lui, par amour, nous jouions à deux dans l’espoir de créer un nouvel espace de complicité « , se souvient-elle. Tant et si bien que le mari a misé leur compte commun à la 91e sur Chelsea. Ils sont désormais séparés.  » Le pari en ligne a tué notre couple. « 

Car ce jeu-là peut être dangereux.  » Quand tu joues une grosse mise avec de beaux billets de 100 euros, à l’ancienne, tu ressens le danger, détaille Ludovic, parieur. Mais la valider grâce à une touche d’ordinateur, sérieux, ça te fait perdre toute notion d’argent.  » Or les plus gros joueurs ne sont pas ceux qui ont les moyens de leurs ambitions. Le mec qui gagne très bien sa vie n’a pas le temps de jouer ses économies dans un pari à la con « , croit-elle savoir.

En Belgique, on estime à plus de 500 000 le nombre d’addicts. Pour des mises entre 7 et 8 euros de moyenne par ticket. En France, 705 000 joueurs actifs évolueraient pour une mise totale de 11 000 0000 euros par semaine. Mais dans d’autres pays, comme la Chine, l’Angleterre, l’Espagne et la Grèce,  » il y en a qui perdent tout lien avec la réalité « , éclaire Juan. C’est un problème : selon les traders, 95 fois sur 100, les joueurs perdent de l’argent.  » Partouche – Isidore et Patrick Partouche, groupe leader des casinos en France – disait que la seule façon de gagner au casino, c’était d’en être le propriétaire. Pour les paris en ligne, c’est la même chose, ou pis : la seule chance de gagner, c’est de truquer les sites « , explique Jean-François Vilotte, président de l’Autorité française de régulation des jeux en ligne (1).

Si la mise moyenne par semaine par joueur se situe aux alentours de 120 euros en Belgique comme en France, certains perdent beaucoup plus. Tel Xavier, qui vient de fermer son compte malgré lui. Ruiné, le consultant en stratégie a quitté Dubaï, où il officiait aussi comme intermédiaire dans la vente de diamants en Afrique. Marié à une Colombienne, il avait épousé la vie d’aéroport, appelait d’indicatifs inconnus, habitait à l’hôtel, bossait 20 heures par jour et passait les quatre heures qui lui restaient à parier, le plus souvent sur des championnats asiatiques.  » On lui donnait 50 % sur les dépôts, s’il mettait 5 000, on lui donnait 2 500 en bonus, alors que personne ne reçoit ça, jamais. Il perdait tout et il rejouait. Une fois, il a gagné 80 000 et a tout perdu dans la nuit « , témoigne Juan . Résultat : 13,2 millions d’euros pariés en quatre ans, pour une perte nette de 1,4 million. Un record (2).

Bouc émissaire

Employés par les entreprises de paris, des ex-joueurs ou leurs semblables occupent désormais un emploi de  » bookmaker, aussi appelé trader « , comme l’explique Cyril Journo, responsable du pôle cotation sport de la Française des jeux (FDJ). Ils sont souvent désignés comme les responsables des faillites intimes qui accompagnent chaque fin de match.  » Le trader est devenu le bouc émissaire des maux de la société, alors que nous n’avons rien à voir avec tout ce système financier  » , se défend l’un d’eux. De fait, ce trader-là, dont le job consiste à fixer la cote des parties en amont des matchs, est plutôt une pâle copie du démon Jérôme Kerviel. Soit plutôt matheux,  » capable de calculer une cote de tête à la vitesse de la lumière « , soit plus intuitif,  » capable de se référer au contexte sportif et à son expérience « , il est d’abord recruté sur des critères qui lui seraient inutiles en salle de marchés. Quasi systématiquement, le premier entretien consiste à interroger les candidats non pas sur des équations différentielles, mais sur des pseudo-questions de culture générale du sport.  » J’ai passé des heures à décrypter les classements des équipes, les résultats, les statistiques les plus connes qui soient. On m’a même demandé qui était le dernier du championnat d’Allemagne ! A force de broyer toujours la même chose, tu te crées une culture de l’inutile « , confie l’un d’eux.

La vision du recruteur est différente :  » Ce que j’adore leur faire, c’est le match qui part en sucette, faire des cotes à toute allure, dans un scénario improbable, que ça devienne un réflexe « , confie Journo. Un questionnaire à choix multiple sanctionne souvent le deuxième tour de recrutement, avant qu’un jury de sélection puis un oral ne viennent tester la motivation et la résistance au stress des candidats. Et puis, il y a l’aspect psychologique.  » Je comprends comment fonctionnent les joueurs, des abrutis notoires aux plus habiles, je peux donc parfaitement les contrer « , soliloque un trader. Son manager :  » Lui, je l’ai engagé pour son passé de parieur. Sur ce coup-là, j’ai privilégié la qualité de l’homme à la formation de l’employé. Il faut toujours un marginal dans une équipe.  »

Les traders jouent aussi

François, le trader en question, sortait presque tous les soirs avant de découvrir les jeux en ligne, puis de quitter son Poitou natal direction Montpellier,  » par amour, donc pour de mauvaises raisons…  » Du lundi au jeudi, il devient parieur quasi professionnel, à temps plein. Il découvre alors les petits championnats.  » La Hongrie, la Finlande, c’est un peu le pari du pauvre, tu partages des impressions sur des forums avec d’autres malades, tu connais tout sur tout, comme les geeks avec les jeux vidéo.  » En mai 2010, il devient trader.  » On m’offrait la possibilité de passer chez l’ennemi, de passer de l’autre côté de la barrière pour prendre ma revanche. J’ai trouvé ça excitant.  »

Son contrat de travail suffit à son bonheur : un CDI rémunéré 2 700 euros brut – pour commencer – le treizième mois, téléphone, essence et salle de sport payés, et l’espoir de doubler son salaire en s’occupant correctement de la gestion des paris en direct. Autrement dit : en devenant liver. Cet employé, qui s’occupe de cotes variables pendant le match, se sert des cotes initialement établies par le trader pour les faire évoluer sur 90 minutes selon les différents événements de la partie.  » On fait les trois-huit, comme à l’usine, le salaire en plus. Il nous arrive de travailler deux semaines entières, sans un seul jour de repos !  » explique Simon, trader lui aussi.  » Quand je bossais en Angleterre , explique un autre, un mec venait de travailler presque 35 heures d’affilée, et il s’est endormi sur son match, exténué. Une équipe a ouvert le score et tout le monde, voyant que le pari « quelle équipe marquerait la première » restait ouvert, s’est précipité pour miser. Au final, plusieurs dizaines de milliers d’euros, et le site a dû fermer le match. Le mec s’est fait virer avec violence.  »

Entre traders – majorité mâle, comme les joueurs, à 92 % des hommes trentenaires – on… joue aussi. S’ils ne peuvent pas, en théorie, miser sur leur propre plate-forme, certaines entreprises, comme Betclic, basée à Londres, les autorisent à parier sur les sites concurrents et en dehors des heures de travail.  » Pour parler de nos paris perso, on utilise des codes de langage footballistiques, du style : « T’as pris un coup franc à 25 mètres, toi, samedi ? » Cela signifie que tu as paumé 250 euros ! On a les moyens de jouer de grosses sommes, sourit Yohan. Alors pourquoi s’en priver ? « .

(1) Depuis 2010, le marché français est encadré : l’Etat récupérerait environ 30 % des mises et l’ARJEL veille.  » Entre 2010 et 2011, il y a eu une baisse de 23 % des paris sportifs « , explique Jean-François Vilotte, président de l’organisme pour qui  » les joueurs seraient partis ailleurs, sur des sites illégaux ! « 

(2) Sauf que tout laisse à penser qu’en réalité le joueur n’était pas seul mais qu’ils étaient au nombre de quatre, pariaient tous sur le même compte et que les compères officiaient sous une autre identité sur un autre site, perdant sur l’un, gagnant chez le concurrent. Cela s’appelle de l’arbitrage, et c’est interdit.

BRIEUX FÉROT ET VICTOR LE GRAND /SO FOOT

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