Une circulation fluide des images, qui passent avec aisance des murs au sol : la magie opère. © dr

Bruegel a bon dos

A Bruxelles, le Palais de la Dynastie accueille Beyond Bruegel. Un spectacle immersif qui place le visiteur non pas  » au-delà  » de l’oeuvre du maître flamand mais… en son coeur. Ce qui est déjà une réussite.

Le constat est sans appel : il suffit d’entendre le mot  » immersion  » pour avoir envie parfois de dégainer un revolver. Du restaurant à l’exposition d’art contemporain, tout se doit aujourd’hui d’être immersif,  » expérientiel « . Il faut que ça bouge, que ça brille grâce au mapping vidéo, par exemple, cette technologie multimédia permettant de déployer des images à 360° – rappelons que c’est essentiellement un usage publicitaire de cet outil qui a fait exploser sa notoriété à travers des campagnes pour des marques telles que Nokia, Samsung ou BMW…

Quelle sorte d’insectes hyperkinétiques sommes-nous devenus au point de ne plus réagir qu’aux formats plus grands que nature et aux représentations frénétiquement secouées par le mouvement ? La question est d’autant plus problématique que les expériences de ce type s’avèrent souvent décevantes. On a encore en mémoire le désastreux Van Gogh : The Immersive Experience, barnum plat et indigent ayant dégouliné pendant plusieurs mois le long des murs de l’ancienne Bourse de Bruxelles. Ce n’est donc pas franchement confiant que l’on s’est décidé à pousser la porte de Beyond Bruegel, une initiative à la trame similaire cosigné par la société Create.eu et l’organisateur d’événements anversois Plein Publiek. En lieu et place de la Bourse, cette fois, c’est le Palais de la Dynastie qui a été choisi pour héberger l’éphémère divertissement. Pour rappel, originellement envisagé comme hall du Palais des Congrès, ce bâtiment de 1956 impressionne avec les deux portes de bronze mégalomanes sur lequel il s’ouvre, l’assourdissant carillon dont il est flanqué et la perspective de 17 mètres sous plafond à laquelle il fait place. Reconfiguré pour Beyond Bruegel, qui entend apporter sa contribution aux 450 ans de la mort de Pieter Bruegel, le vaste patrimoine architectural déroule un restaurant, une belle terrasse et trois salles d’exposition.

Ce que l’on n’avait pas vu

Contre toute attente, c’est une bonne surprise qui accueille le visiteur pénétrant dans la première salle. Hommage y est rendu au goût du détail cultivé par Bruegel l’Ancien (Breda ? 1525/1530 – Bruxelles 1569) à travers la projection de fragments d’oeuvres sur quatre écrans immenses. Sur fond de bande-son contemplative, façon Deux Arabesques de Claude Debussy, défilent les différents registres d’images mues par de lents mouvements de zoom et de travelling :  » Démons et monstres « ,  » Inspiration religieuse « ,  » Fêtes et foires « ,  » Une fenêtre sur le monde  » ou  » Humour et ironie « . L’occasion est belle pour s’arrêter chapitre par chapitre sur ce que l’on n’avait jamais vu du travail du maître flamand. On pense à ce paysan harassé qui transporte deux cruches le long d’un sentier arraché à un champ de blé. Il y a aussi les poissons découpés à même un étal de marché, un geste d’aumône concédé par un seigneur pressé, le corps décharné d’un squelette qui suggère un effrayant cavalier de l’Apocalypse, une toupie achevant sa course sur un plan d’eau gelé…

Mais la thématique qui séduit le plus (même si elle est brève, elle vaut amplement les 13,50 euros déboursés – comptez 14,50 euros les week-ends) est celle que l’on n’avait pas vu venir, contrairement aux autres, à savoir :  » Un aperçu de l’arrière.  » Soufflée par Manfred Sellink, le directeur du Musée des beaux-arts d’Anvers, cette suite d’images bouleverse en ce qu’elle donne à voir des personnages vus de dos. Magnifiquement pudiques, ces représentations concentrent tout l’art de Bruegel qui n’avait pas besoin de l’artifice du visage ou de la séduction trompeuse du regard pour donner leur épaisseur à ses sujets. Totalement fragilisés, ils se laissent cueillir par l’oeil du visiteur, totalement absorbés dans ce moment d’éternité que leur confère la toile. Rarement présence picturale se fait ressentir avec cette intensité. Vies minuscules et destins gagne-petit atteignent ici au sublime : c’est le  » naer het leven « , le  » d’après la vie  » bruegélien.

La deuxième salle du parcours enthousiasme également. Plutôt que miser sur le grand guignol ou l’effet facile, elle fait intelligemment le pari de renvoyer les amateurs vers les oeuvres du peintre qui se trouvent encore en Belgique : Margot la Folle au musée Mayer van den Bergh (Anvers), Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux des Musées royaux des beaux-arts de Belgique (Bruxelles), voire prodigieuses estampes – Le Désir ou La Justice – conservées à la Bibliothèque royale de Belgique (Bruxelles). Le message est clair, qui invite à poursuivre la découverte dans les différentes institutions. Chacune des oeuvres en question s’affiche dans sa totalité sur un écran de plus de cinq mètres sur trois, auquel répond un triptyque où sont projetés, là encore, des détails.

La suite des réjouissances se découvre deux étages plus bas, en empruntant une cage d’escalier ponctuée d’amusantes compositions lumineuses animées faisant se télescoper différents motifs empruntés aux toiles du maître. Place enfin au  » bouquet high-tech « , l’expérience immersive en elle-même qui se présente sous la forme d’une salle à 360°. Accompagnée d’un commentaire, la projection trilingue se doit idéalement d’être anticipée – on notera à l’attention du public francophone que la diffusion dans la langue de Voltaire prend place toutes les heures 45. A dire vrai, le texte, décousu, censément narré par Bruegel lui-même, ne casse pas trois pattes à un canard. Certes, il apporte son lot d’informations factuelles et d’anecdotes mais sans qu’une trame véritable ne noue le tout.

Et les images ? Leur qualité tient la route, ce qui n’était pas forcément le cas pour l’ Experience Van Gogh, même si parfois certains mouvements laissent à désirer, qui transforment les personnages en polichinelles. L’oeil se promène à travers les toiles de Bruegel comme à bord d’un drone. Chromatiquement, on pointe quelques temps forts, comme ce moment où les rouges et les oranges de Margot La Folle sont supplantés par les fameux paysages hivernaux qui sont la marque de fabrique de l’intéressé. Côté réussite, il faut aussi souligner la circulation fluide des images, qui passent avec aisance des murs au sol. Une vague nous lèche les pieds, une boule en bois jetée par un enfant nous frôle… Un bref instant, la magie opère : on oublie les projecteurs pour se retrouver de l’autre côté du miroir.

Beyond Bruegel : au Palais de la Dynastie, à Bruxelles, jusqu’en janvier 2020. www.beyondbruegel.be.

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