Bergson Philosophe nouveau

Tombée un temps en disgrâce, la philosophie d’Henri Bergson (1859-1941), Prix Nobel de littérature, fait un retour en force. La vision mouvante du réel, portée par un style éblouissant, est plus que jamais d’actualité.

PHILIPPE CHEVALIER

I l n’y a que deux sortes de philosophies : les citernes et les fontaines. Comme le rappelle le poète William Blake, les premières contiennent, les secondes débordent. Le bergsonisme est une philosophie-fontaine, un jaillissement d’images et de concepts dont une jeune génération s’empare aujourd’hui pour penser des objets aussi divers que la démocratie ou le postcolonialisme (Bergson postcolonial, par Souleymane Bachir Diagne, CNRS Editions). Dès les années 1980, Gilles Deleuze avait enrôlé Bergson pour penser le cinéma, le temps de deux livres majeurs : L’Image-mouvement et L’Image-temps. Etrange revirement pour une £uvre reléguée durant un demi-siècle au rayon des curiosités littéraires – l’éclat de son style ne lui ayant jamais été dénié, même, et surtout, par ses pires ennemis, qui y voyaient la preuve ultime de sa frivolité. Après une gloire éphémère (1907-1914), dont on peine aujourd’hui à se représenter l’intensité, le bergsonisme devint pour les tenants du rationalisme la philosophie à liquider. Son culte de la vie et du mouvement, trop confiant dans les pulsations intimes de la nature, fut assimilé soit à un spiritualisme vieillot, soit à un vitalisme dangereux. Avec cette tache rouge, indélébile, sur l’habit vert de l’académicien : ses discours de guerre en 1914, confondant l’élan vital avec le vent soufflant dans le drapeau français.  » Bergsonien attardé  » devint une insulte dans la cour de récré des philosophes. Epoussetant le tabac sur sa veste en tweed, le logicien Bertrand Russell persiflait :  » Il n’y a pas de mauvais raisonnements chez Bergson, car il n’y a pas de raisonnements. « 

Aujourd’hui, le monde semble plus bergsonien que marxien ou sartrien. Sa pensée du réel en termes de flux et de vibrations, sa vision d’une matière qui serait faite d’ébranlements,  » tous liés dans une continuité ininterrompue, courant en tous sens comme autant de frissons « , semblent le miroir d’une actualité que nos instruments de mesure peinent à maîtriser. C’est à Frédéric Worms, directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine à l’ENS, que l’on doit ces dernières années un immense travail éditorial pour dépoussiérer Bergson. Avec neuf beaux volumes parus aux Presses universitaires de France, la première édition critique de l’£uvre n’a pas suffi à étancher la soif du public, et c’est au tour de GF-Flammarion de se lancer dans l’aventure. A travers le monde, Bergson est redevenu celui que Russell le Gallois nommait, croyant lui faire offense,  » le chef de la philosophie française du XXe siècle « .

Le bergsonisme est d’abord une conversion du regard

L’appellation surprendra ceux qui ont toujours cru que c’était Sartre ; mais elle rappelle ce que fut une décennie durant le  » Bergson boom « , en France et à l’étranger. Bergson fut le premier philosophe médiatique de l’Histoire. Pas du fait de son physique : silhouette frêle, moustache courte et col empesé, l’homme aurait pu jouer les pasteurs dans les films de Bergman. On l’imagine susurrer plus que déclamer. Pourtant, toutes les énergies de l’univers brûlaient en lui. Ses cours au Collège de France étaient une attraction parisienne où se pressaient artistes, officiers et femmes du monde, au grand dam des étudiants indisposés par le bruit des froufrous. Dans la salle, les plus assidus s’appelaient Charles Péguy et Georges Sorel ; on y croisait à l’occasion le poète T. S. Eliot. Après leur rencontre à Londres, en 1908, le philosophe américain William James écrivait à un ami :  » C’est un homme si modeste et sans prétention, mais quel génie intellectuellement ! J’ai le pressentiment que ce qu’il a mis en lumière s’imposera et constituera un tournant dans l’histoire de la philosophie.  » En 1913, sa première conférence à New York causa un embouteillage dans Broadway. Bien avant Foucault ou Derrida, Bergson fut un passeur entre la France et les Etats-Unis.

Le bergsonisme est d’abord une conversion du regard : voir le monde non plus dans sa platitude apparente, mais dans ses soubresauts intérieurs. Regardez cette couleur, nous dit Bergson dans les dernières pages de Matière et mémoire (1896), parmi les plus belles de l’histoire de la philosophie, ce n’est pas un morceau d’espace, c’est une série d’ébranlements purs. Il suffirait de ralentir le temps pour le voir. Les choses avec leur épaisseur, à distance les unes des autres, ne sont qu’une vue prélevée par l’esprit humain sur le flux du temps.  » Percevoir, c’est immobiliser.  » Le réel, au contraire, c’est de la durée. L’espace n’est-il alors qu’une illusion ? Pas exactement. Il se loge dans les plis du temps, tirant sans cesse sur l’étoffe pour qu’elle se déplie. L’erreur de notre perception, c’est de ne voir que l’étoffe dépliée, comme si elle existait par elle-même, oubliant les ondulations infinies qui la portent à chaque instant.

Son testament politique : l’amour de l’humanité

Cette vérité mouvante ne se prouve pas comme la chute de corps, car ce serait appliquer les critères de la science à ce qui lui échappe :  » A côté de la conscience et de la science, il y a la vie.  » Pour exprimer cette vie qui se dérobe, Bergson se réfère à des petites expériences concrètes : si vous voulez vous préparer un verre d’eau sucrée, fait-il remarquer à ses auditeurs du Collège en 1901, il faut attendre que le sucre fonde. Le temps de la fonte peut sembler inutile à celui qui a soif, il n’en a pas moins une valeur absolue. Car c’est à l’intérieur de ce temps que quelque chose de nouveau advient. Or ce quelque chose se donne à nous comme un bloc de durée, sans division possible. Ce que j’éprouve dans mon attente, ce n’est pas le  » temps-longueur  » des mathématiciens et des pendules, mais le  » temps-invention « , flux universel qui se creuse, s’intériorise, au lieu de s’écouler mécaniquement d’un point à un autre. C’est l’univers même en train de se faire. Décomposer la fonte en une infinité de petits morceaux de sucre qui se meuvent dans l’eau, c’est rater sa vérité profonde, car le monde n’est pas une somme de petits morceaux, pas plus que mon attente n’est faite de petites impatiences. En dialogue constant avec les sciences de son temps, Bergson trouve dans la physique de l’atome la confirmation de ses vues : l’atome n’est qu’un centre de forces qui interagissent en permanence avec la totalité de l’univers. La métaphysique pour Bergson, au fond, c’est simple : la chouette hulule, la belette belotte, le monde va.

Si le verre d’eau sucrée est devenu depuis longtemps l’accessoire indispensable de la dissertation philosophique, au même titre que la tortue de Zénon ou le rasoir d’Ockham, c’est sans doute le Bergson politique – trop souvent réduit à ses envolées patriotiques de 1914 – qui se révèle aujourd’hui le plus stimulant. Livre testament, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932) rappelle le rôle important que joua le philosophe à la Société des Nations, de 1922 à 1925, son effort pour penser une paix durable. Mais il sonde également notre avenir. Etudiant le développement des sociétés humaines, Bergson oppose la morale sociale, toujours close sur elle-même, à l’amour universel de l’humanité, élan mystique, illimité. Si un tel amour est trop vaste pour être compris par la philosophie, quelques êtres exceptionnels permettent de l’approcher : les prophètes d’Israël, les saints chrétiens, les bodhisattvas. Aux limites de sa propre pensée, Bergson tend à ses contemporains les conditions de leur survie : le dépassement vers un amour absolu. Ses derniers mots, sur son lit de mort, auraient été :  » Messieurs, il est 5 heures, le cours est terminé.  » N’est-ce pas ce qu’on appelle une leçon de vie ?

PHILIPPE CHEVALIER

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