APICULTURE

Comment bluffer les ouvrières avec du whisky? A la Faculté de Gembloux, où se trouve la plus grande école d’apiculture de Wallonie, futurs agronomes et amateurs âgés viennent butiner des trucs infaillibles

Parfois, de France, du Danemark ou d’Italie, des reines arrivent par la poste. Malgré leur rang, ces dames voyagent dans des cagettes grillagées, glissées dans de vulgaires enveloppes. Jamais seules, quand même, puisque cinq ou six compagnes les assistent, assujetties à gaver sans cesse leurs goulafres de maîtresses. Car une reine est incapable de se nourrir soi-même. Et en période de reproduction, lorsqu’elle pond chaque jour son propre poids, elle bâfre… « Alors, on ne laisse jamais sa nouvelle acquisition au soleil, ni au frigo, ni à proximité d’insecticides ou d’un poste de télé allumé. Et, dans la ruche, on n’oublie pas de supprimer l’ancienne despote. Souvent, les apiculteurs débutants croient que la jeune recrue, plus vigoureuse, survivra dans la colonie. C’est faux: s’il reste une reine, ou du couvain comprenant de futures souveraines, la nouvelle venue sera inexorablement tuée. » Fred Martin fait une pause. Dans l’auditoire de la Faculté universitaire des sciences agronomiques de Gembloux (FUSAGx), où ce spécialiste dispense à des amateurs de tous âges un cours de perfectionnement en « élevage et introduction des reines » (1), l’assistance prend soudain la mesure du drame. Lorsqu’on veut « remérer » sa ruche avec une bonne génitrice – douce, de préférence -, il faut y mettre le prix. Imaginer qu’en quelques minutes, on risque de perdre 700 ou 800 francs, parce que de vieilles grincheuses d’abeilles ne supportent pas l’arrivée d’une jeunesse, a de quoi révolter. Mais Fred Martin insiste: « Pensez-y: à chaque récolte, une reine de valeur va produire 40 kilos de miel, que vous pourrez vendre chacun 200 ou 300 francs. N’hésitez pas à investir dans la qualité. Et, surtout, respectez les consignes… »

Si encore il n’y avait que quelques règles à retenir! Mais le monde de l’apiculture est plus complexe que celui des abeilles elles-mêmes. A tel point que les Compagnons de Saint-Ambroise, la section gembloutoise de l’Union royale des ruchers wallons (URRW), a édité un lexique apicole destiné à s’assurer que les élèves parlent tous le même langage. On y apprend qu’une reine peut être « annecbalique » (lorsqu’elle n’essaime pas) ou « arrhénotoque » (quand sa spermathèque – le petit sac où elle stocke les spermatozoïdes reçus lors des vols de fécondation – est vide). Que les abeilles sont tantôt caucasiennes, tantôt syriennes, chypriotes ou carnioliennes. Qu’on en trouve des albinos et d’autres pleines de poux. Qu’elles sont capables de jolies farandoles, appelées danses tremblantes ou oscillantes, mais aussi d’exploits nettement moins sympathiques, comme le fatidique « emballement » de leur dirigeante – lorsque la reine, pour une raison ou l’autre, est devenue indésirable, les abeilles se grappent sur elle en une boule très serrée. Qu’enfin le destin de ces insectes sociaux n’est pas exempt de tragédie – ni de poésie: quand l’élevage d’une « reine de sauveté » (en remplacement d’une reine morte) n’a rien donné, les hyménoptères, dans leur « essaim d’abandon », n’ont plus qu’à quitter le nid vers des cieux plus cléments…

Bien sûr, tous les apiculteurs ne suivent pas des cours du soir. Il y a, parmi eux, beaucoup de connaisseurs âgés (près de la moitié des passionnés belges ont entre 51 et 70 ans), dont les gestes posés trahissent des années de pratique. Dans sa « Ferme aux chiens », à Bovesse – le lieu sert de centre d’apprentissage aux étudiants de la FUSAGx -, Thierry de Fays officie sans gants ni combinaison. Ses casiers bourdonnants, placés sous abri au fond du jardin, pèsent chacun plusieurs kilos (un seul kilo d’essaim contient environ 10 000 abeilles). Difficile d’imaginer qu’elles ne piquent que rarement. « J’ai simplement les mouvements qu’il faut, affirme l’apiculteur. En plus, au fil des ans, je suis devenu complètement immunisé. » Ce n’est pas le cas des élèves qui l’écoutent. Malgré son chapeau crème voilé, Pierre, 22 ans, vient de se faire trouer le poignet. Le dard est visible. Stoïque, il l’ôte selon la méthode adéquate: en le faisant glisser sur la peau, sans le presser, pour éviter de rompre la poche à venin. Pierre fait partie de cette quarantaine de garçons et de filles qui tenteront, cet été, d’obtenir leur certificat en apiculture (reconnu par le ministère de la Région wallonne). « Tous ne se lanceront pas dans l’élevage des abeilles, admet Fred Martin. Mais, pour ces futurs ingénieurs agronomes, ça fait une ligne de plus au diplôme. Et l’écologie est à la mode. » Les cours, qui sont ouverts également aux curieux issus du grand public (ils représentent un quart des effectifs), durent deux ans, au rythme de trente heures chaque année.

Toute la difficulté consiste à faire coller le programme aux saisons. Cette fois, la session d’examens approche, et la pluie n’a cessé de tomber. Partout les floraisons sont quasi inexistantes, et le froid a bloqué les pontes: les colonies ont trois semaines de retard. Pestant contre le climat pourri, un groupe d’élèves bat la semelle dans la cour de la Ferme aux chiens. Ce soir, l’exercice consiste en un « picking » – le greffage de larves de qualité dans une ruche au préalable « orphelinée » (privée de sa reine). « L’operculation des cellules avec de la cire a lieu combien de jours après la ponte des oeufs? » demande Fred Martin, malicieux. Grand silence, entrecoupé par des réponses hésitantes: trois jours? six? « Huit et demi, tance le professeur. Il faudra revoir pour l’examen… » Une jeune fille se mord les lèvres. En apiculture, le plus ardu, c’est certainement le timing. Il faut quelques minutes aux abeilles pour réaliser qu’elles ont perdu leur dirigeante. Et quelques heures, seulement, pour qu’elles démarrent un nouvel élevage royal. C’est donc, de une à quatre heures après l’orphelinage artificiel, qu’on peut tenter de leur faire accepter une souveraine étrangère. Heureusement, il existe des dizaines de « trucs ». Pour remérer une colonie « bourdonneuse » (une calamité pour l’éleveur, puisque la reine, « détraquée », n’y pond plus que des mâles), la méthode suivante donne d’excellents résultats: il suffirait de placer au centre de la ruche, en même temps que la gouvernante de remplacement, deux cartons à bière imbibés de genièvre, de gin ou de whisky. Pour soûler les occupants? « L’odeur de l’alcool cache les phéromones de la nouvelle venue », assure Fred Martin.

Les ruches de Thierry de Fays ne sont pourtant pas à la joie. Engourdies, démoralisées autant par le temps glacial que par la disparition de leur patronne, les abeilles ont pris la peine de bâtir seulement trois ou quatre cellules de sauveté. Et voilà que celles-là aussi, de méchants doigts humains viennent les leur enlever. Les larves qu’elles contiennent, amorces de reines suppléantes, passent de main en main. « Il paraît qu’elles ont bon goût », lâche le professeur, avant de les écrabouiller. Opération terminée. Dans quelques instants, les orphelines se rendront compte que leur communauté est au bord du gouffre. Il suffira d’introduire des larves, prélevées dans une autre ruche, pour leur redonner (peut-être) goût à la vie, par l’envie d’élever ces intruses. « Le seul vrai souci, c’est de repiquer des larves de moins de 36 heures, explique Thierry de Fays. Il faut sélectionner les plus jeunes possible. » Apparemment, une question de nourriture. Car, selon l’alimentation qu’elle recevra de ses nourrices, et qui se différencie après deux jours, une larve se métamorphosera tantôt en reine, tantôt en simple ouvrière. Réintroduire une larve qui aurait déjà avalé la tambouille populaire (un mélange d’eau, de pollen et de miel), et qui serait ensuite mise au régime de monarque (uniquement de la gelée royale), donnerait un être hybride, d’utilité nulle dans la colonie. Le problème, c’est que ces larves nouveau-nées ne mesurent même pas 2 millimètres… Assis devant leurs cadres de couvain, à la recherche de ces minuscules virgules, les élèves soupirent. Curetant le fond d’une cellule cireuse noire comme une vieille carie, Guy, 21 ans, ronchonne. Jamais il n’aurait cru que l’apiculture mènerait à la dentisterie…

De novembre à mai. Rens.: 081-61 45 38 ou fred.martin@skynet.be

Valérie Colin

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire