Afrique du Sud Retour à Soweto

Après quinze ans de démocratie et à la veille des élections générales, le pays connaît une lente mais réelle transformation sociale. A l’image de la célèbre township de Johannesburg, qui se veut toujours à l’avant-garde de la  » nation arc-en-ciel « .

de notre envoyé spécial

Moi et mon troupeau, on ne bouge pas d’ici !  » Pile en face de l’ Orlando Stadium de Soweto, l’immense cité noire proche de Johannesburg où se joueront certains matchs de la Coupe du monde de football 2010, Themba Dlomo campe sur ses positions. A bon droit : lorsque cet éleveur de bétail s’est installé ici, voilà huit ans, le lieu n’était qu’un terrain vague mal famé où voleurs et criminels dépeçaient des voitures volées et assassinaient en toute impunité –  » puis ils jetaient les cadavres à la rivière, en contrebas « , précise Themba. Aujourd’hui, à l’approche du Mondial, la municipalité aménage un immense terrain de jeu pour enfants et veut le faire décamper. Bonne pâte, Themba est prêt à aller faire paître ailleurs son troupeau de chèvres et de vaches efflanquées. A condition qu’on lui alloue un lopin de terre équivalent, pas trop loin d’ici.  » Une solution est en train d’être trouvée, explique-t-il. La municipalité et les voisins m’appuient. Tout le monde reconnaît que ma présence ici a favorisé la baisse de la criminalité.  » Désormais, en partie grâce à lui, l’ancien coupe-gorge est devenu un quartier fréquentable.

Hier, à l’écart de la ville blanche

Près de vingt ans après la fin de l’apartheid (1991)- cette politique de ségrégation raciale, instaurée en Afrique du Sud en 1948 – et à quelques jours des élections générales du 22 avril, à l’issue desquelles Jacob Zuma est certain d’accéder à la présidence (voir l’encadré page 63), la situation du  » berger de Soweto  » résume celle de l’Afrique du Sud. Ce pays de 50 millions d’âmes teste chaque jour sa capacité d’adaptation aux nouvelles réalités. Pour l’heure, et malgré les immenses inégalités héritées du passé, l’Afrique du Sud ne se débrouille pas trop mal.

Pour mesurer le chemin parcouru par la  » nation arc-en-ciel  » depuis la fin de l’apartheid et l’avènement de Nelson Mandela, rien de tel qu’une plongée dans Soweto. Avec son million d’habitants, venus des quatre coins du pays, la célèbre township où résidait Nelson Mandela reste l’un des meilleurs baromètres de l’Afrique du Sud. Ce qui oblige à se pencher sur son histoire. Dans les années 1950, le pouvoir afrikaner crée cette vaste cité-dortoir afin d’y parquer la main-d’£uvre noire, objet de discriminations en tout genre. Au sud-ouest de Johannesburg, la South Western Township (d’où son nom : So-we-to) est idéalement située aux yeux des maîtres du pays : à l’écart de la ville blanche, mais pas trop loin des mines d’or de  » Jo’burg « , d’où la capitale économique tire sa fabuleuse richesse. A l’époque et pendant des décennies, le bidonville ne possède pratiquement aucune infrastructure digne de ce nom. Pas ou peu d’électricité. Pas d’eau courante. Pas de routes goudronnées. Et aucun bâtiment administratif, à l’exception d’écoles de seconde catégorie, où l’enseignement dispensé, volontairement médiocre, empêche toute réelle progression sociale et intellectuelle.

Jusqu’à la tragédie du 16 juin 1976, personne ou presque n’avait, dans le monde, entendu parler de Soweto. Mais ce jour-là, la township accède à la notoriété planétaire. Car le régime de l’apartheid vient en effet de décréter que l’afrikaans remplacera l’anglais comme langue d’enseignement dans les écoles. Seul problème : peu de Noirs savent parler l’idiome des Afrikaners au pouvoir. A l’appel du Congrès national africain (ANC, parti fondé en 1912, dont le leader, Nelson Mandela, croupit alors en prison depuis plus d’une décennie), les enfants et adolescents de Soweto défilent contre cet énième décret vexatoire. Les émeutes sont réprimées dans le sang. Et le ghetto est en flammes. Bilan : 600 morts, dont Hector Pieterson, 12 ans, martyr symbole de cette journée gravée dans la mémoire collective des Noirs sud-africains. Pour l’ANC, c’est le tournant qui marque le début de la lutte à mort contre l’oppresseur.

C’est peu dire qu’aujourd’hui, à Soweto, l’atmosphère et la géographie ont changé. Les routes sont goudronnées. Les baraques en tôle font progressivement place à des maisons  » en dur « . Bars, restaurants, boîtes de nuit et même agences bancaires accueillent des clients. Depuis deux ans, Soweto possède même son centre commercial, le Maponya Mall, l’un des plus grands du pays, avec son cinéma multiplexe et ses inévitables fast-foods, qui ne sont pas pour rien dans les problèmes d’obésité naissants.

Ce n’est pas tout. Ces dernières années, des bed and breakfast et de petits hôtels ont fait leur apparition dans le paysage de la township qui, au demeurant, ne l’est plus : depuis 2004, Soweto a obtenu le statut de ville, non de bidonville.  » Le tourisme connaît un boom « , se réjouit Lebo Malepa, 33 ans, patron d’une auberge de jeunesse, le Lebo’s Soweto Backpackers. Avec ses guides, il propose des visites de Soweto à vélo. Au programme : la Vilakazi Street ( » la seule rue au monde à compter deux Prix Nobel : Nelson Mandela et l’archevêque Desmond Tutu « , répètent les Sowetiens), le Mémorial Hector Pieterson (qui commémore le massacre du 16 juin 1976), les hostels (anciens dortoirs du temps de l’apartheid) ou encore le musée de l’Apartheid. Les concerts de gospel dans une église locale et l’apéro dans un vieux shebeen, bar clandestin où les militants de l’ANC refaisaient le monde, sont en option.  » Jusqu’ici, les touristes provenaient seulement d’Europe et d’Amérique, remarque Lebo Malepa, qui a fièrement tatoué un mot sur son avant-bras : « Soweto ». Mais depuis quelques mois, des Sud-Africains blancs déboulent par ici. Cela nous réjouit. C’est la preuve que le rêve de la nation arc-en-ciel est encore vivant.  »

La politique ne fait plus vibrer

L’ancien  » chaudron  » de Soweto, théâtre de tant de drames, deviendrait-il  » tendance  » ?  » C’est, en tout cas, ici que les choses se passent, tranche le très branché Nthato Mashishi, 32 ans, un styliste apprécié des people. La culture urbaine de Soweto définit la mode pour le reste du pays.  » Et, croit-il savoir, l’histoire de l’apartheid n’y est pas pour rien :  » Qu’il s’agisse de politique ou de mode, Soweto a toujours été à l’avant-garde. Et les gens d’ici le savent. Ils se disent : « Je viens d’un endroit connu dans le monde entier. Nos parents ont renversé l’apartheid. Alors, on peut bien s’habiller comme on veut et oser tous les styles. »  »

Ces jours-ci, pourtant, les Sowetiens ont bien du mal à  » vibrer  » pour le scrutin du 22 avril. Car le suspense est des plus limités. L’Afrique du Sud vit de facto sous un régime politique de parti unique, en raison du prestige et de l’hégémonie de l’ANC. Une fois le candidat du parti désigné, en congrès, par les 500 000  » délégués  » (une formalité réglée depuis décembre 2007), les jeux sont faits. Ce sont eux qui choisissent le chef de l’Etat, pas les 25 millions d’électeurs, même si formellement c’est le Parlement qui élit celui qui fait office à la fois de président et de chef de gouvernement.

Un pays en état de marche

En outre, Jacob Zuma, qui n’est pas un enfant de Soweto mais un natif de la province à majorité zouloue du KwaZulu-Natal (Est), ne suscite pas, loin de là, la même admiration que Nelson Mandela.  » La vérité, c’est que la politique ne nous intéresse plus, résume Sibelo, un jeune chauffeur de taxi. Même si je demeure fidèle à l’ANC parce qu’il a libéré notre peuple, j’ai du mal à m’identifier à la génération  »historique » qui contrôle le parti. Les gens de notre âge ont d’autres préoccupations que la politique. Pour nous, il s’agit avant tout de s’en sortir. Et là, hey man ! C’est chacun pour soià  »

Quoi qu’il en soit, le pays dont hérite Jacob Zuma est en état de marche. Cette nation de 50 millions d’habitants dont les structures socio-administratives étaient conçues pour le service exclusif de 5 millions de Blancs a su trouver un relatif équilibre grâce à une croissance économique soutenue depuis 1994. Par le biais d’une politique d’affirmative action (discrimination positive), une classe moyenne noire, représentant 10 % de la population, a émergé. Mais, parallèlement, les inégalités, déjà abyssales, se sont creusées. Enfin, le chômage et la criminalité (50 meurtres par jour) ont grimpé en flèche tandis que l’épidémie de sida continue de tuer plus de 300 000 personnes chaque année.

 » L’Afrique du Sud est l’un des pays du G 20 dont la croissance continue d’être positive, rappelle cependant Azar Jammine, directeur du cabinet de consultant Econometrix. Notre système bancaire est sain. Les finances publiques sont mieux gérées que jamais. L’inflation est sous contrôle. Et, grâce au Mondial, nous avons lancé avec deux ans d’avance sur la crise mondiale un programme de dépenses d’infrastructures à faire pâlir d’envie Barack Obama.  » Stades, aéroports, routes, chemins de fer, hôpitaux, télécoms, eau, électricité, éducation, santé : rien n’a été oublié.

 » Trop peu soulignée, l’une des plus grandes réussites du président Thabo Mbeki (1999-2008) est sa lutte contre la pauvreté, menée via un programme massif de dépenses sociales « , écrit Mark Gevisser dans un essai (1) qui paraît ces jours-ci à Londres et à New York. Environ 13 millions de Sud-Africains, soit un quart de la population, bénéficient d’aides sociales. Ils n’étaient que 3 millions dans ce cas voilà dix ans. Autre indicateur significatif : 80 % des foyers sont raccordés au réseau électrique. C’est insuffisant, bien sûr, mais cela constitue tout de même un progrès.

Aujourd’hui, c’est dans le domaine de l’habitat que porte l’effort principal. De 1994 à 2008, 2,7 millions de nouveaux logements ont été construits. A Soweto, la transformation urbaine est visible à l’£il nu. D’une année à l’autre, la proportion de personnes qui habitent dans des  » squatter camps  » (les quartiers de baraques en planches aux toits en tôle ondulée) recule, grâce aux programmes de logement gouvernementaux.

Originaire d’un village du KwaZulu-Natal, la région de Jacob Zuma, Joslinah Xhosa, 33 ans, a ainsi (sur)vécu pendant dix longues années dans un de ces  » camps de squatters  » aux ruelles putrides.  » Là-bas, raconte cette femme qui respire la joie de vivre, il y a deux dangers : les voleurs et le feu. Chaque nuit, on s’endort avec la crainte qu’un incendie se déclare chez un voisin : dans ce cas-là, tout le bidonville y passeà  » En 2008, après des années à patienter sur une liste d’attente, elle, son mari et leurs trois enfants ont enfin été relogés (gratuitement, c’est la règle) dans une maison en dur. Pour la première fois de son existence, Joslinah Xhosa possède un vrai toit, l’eau courante et l’électricité.  » Je suis si heureuse « , dit-elle simplement quand on lui demande ce qu’elle éprouve à cet instant. Et lorsque, sur le pas de sa maison de 30 mètres carrés, on l’interroge afin de savoir pour qui elle votera le 22 avril, la réponse fuse, avec un large sourire :  » Pour ceux qui ont changé ma vie.  »

(1) A Legacy of Liberation. Thabo Mbeki and The Future of the South African Dream (Palgrave Macmillan).

AXEL GYLDÉN. Reportage photo : Jodi Bieber pour LE VIF/l’express; A. G.

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