D'Istanbul à Karachi et de Doha à Gaza, des musulmans se sont élevés contre le soutien implicite apporté par le président français Emmanuel Macron à la publication des caricatures de Mahomet. En groupes restreints jusqu'à présent. © getty images

Trois questions pour mieux comprendre les tensions entre la France et la Turquie

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

A la réaffirmation par Emmanuel Macron de la liberté de caricaturer la religion, des dirigeants musulmans opposent le respect des croyances et le Turc Erdogan joue l’insulte et la provocation. Illustration d’une grande incompréhension.

Pakistan, Turquie, Irak, Liban, Autorité palestinienne, Qatar, Koweït, Tunisie, Maroc…: la contestation des propos du président français réaffirmant son soutien implicite à la publication des caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo, à l’occasion de l’hommage rendu à un professeur assassiné pour en avoir présenté à ses élèves, s’est étendue à plusieurs pays musulmans. Les groupes de protestataires descendus dans les rues sont, pour le moment, encore restreints et les appels au boycot de produits ou les annulations de manifestations célébrant l’esprit français sont encore limités. Mais un chantre de l’islam politique version Frères musulmans, le président turc Recep Tayyip Erdogan, se plaît à attiser les braises pour amplifier le mouvement. Avec des arrière-pensées politiques. Décryptage en trois questions-réponses de ce brûlot aux connotations civilisationnelles.

Si les gouvernements arabes réduisent la politique française aux caricatures, nous sommes dans un piège.

1. Qu’est-ce qui explique précisément la colère de certains musulmans contre la France?

Un passage de l’hommage rendu le 21 octobre à Samuel Paty, le professeur du collège de Conflans-Sainte-Honorine assassiné cinq jours plus tôt pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves, est à l’origine de la poussée de fièvre. « Nous défendrons la liberté que vous enseigniez si bien et nous porterons haut la laïcité. Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent », assure ce soir-là, dans la cour de la Sorbonne à Paris, le président Emmanuel Macron. Justifiée dans le cadre laïque français et dans le contexte émotionnel de l’atteinte aux valeurs de la République qu’a représenté l’assassinat d’un agent de l’Education nationale qui ne faisait que son travail, cette insistance à brandir la caricature (du Prophète, dans l’entendement des musulmans) comme étendard de la liberté d’expression a été mal perçue par des dirigeants islamiques et par une partie des populations de ces pays, dont une extrême minorité a exprimé publiquement sa réprobation.

Parmi les dirigeants présents à la manifestation de janvier 2015 à Paris après l'attentat contre Charlie Hebdo, le roi Abdallah de Jordanie (deuxième à partir de la droite) se dit aujourd'hui trahi.
Parmi les dirigeants présents à la manifestation de janvier 2015 à Paris après l’attentat contre Charlie Hebdo, le roi Abdallah de Jordanie (deuxième à partir de la droite) se dit aujourd’hui trahi.© Getty images

Emmanuel Macron « a créé une polarisation et une marginalisation supplémentaires qui conduisent inévitablement à la radicalisation », a déploré le Premier ministre pakistanais Imran Khan, cet ancien joueur vedette de cricket qui ne peut pas être taxé d’islamisme, même s’il doit composer avec de très puissantes forces de cette tendance dans son pays. Dans la même gamme de réactions, on prête au roi Abdallah de Jordanie de s’être senti trahi par les propos du président français, lui qui avait fait le déplacement à Paris pour se joindre au grand rassemblement de dénonciation du terrorisme et de soutien aux libertés après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo.

Cette hostilité au pouvoir français n’est peut-être pas motivée par la seule ode à la liberté de blasphémer rappelée à l’occasion de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine. L’électrochoc qu’il a provoqué a conduit le président français à accélérer l’examen d’un projet de loi sur le séparatisme qui entend contrôler plus strictement les associations et écoles gravitant dans la mouvance islamiste, et assurer la formation des imams dans un cadre national. Or, parmi les 300 prédicateurs étrangers qui officient dans les mosquées de l’Hexagone, la moitié proviennent de Turquie. Depuis son accession au pouvoir en 2003, à l’époque comme Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan a renforcé le contrôle d’Ankara sur les communautés turques en Europe, à travers notamment l’Union des affaires culturelles turco-islamiques (Ditib) chargée du rayonnement de l’islam à l’étranger, et par l’entremise du mouvement islamiste Milli Görüs. Que le gouvernement français décide de regarder de plus près les activités des organisations financées par ces institutions ne peut que contrecarrer la volonté du président turc de contrôler une diaspora, réserve de voix à l’occasion de chaque élection.

On ne compte plus les sujets de contentieux que la Turquie d’Erdogan entretient avec ses voisins, parfois avec ses « alliés ».

2. Quelles pourraient être les conséquences de cette contestation de la politique française?

Alors que la laïcité française a été mise en place pour garantir la liberté et l’égalité des cultes, sa perception dans les pays musulmans est tout autre. Aux yeux des citoyens de pays qui ont inscrit l’islam dans leur Constitution, les débats de ces dernières années en France autour de l’interdiction du port du voile à l’école ou de la liberté de blasphémer l’ont faussement érigée en un instrument de combat contre les religions. En confirmant la licéité à caricaturer les religions, Emmanuel Macron s’inscrit dans une histoire nationale. Celle-ci est unique, y compris dans l’Europe largement sécularisée.

En l’occurrence, les protestations contre la déclaration d’Emmanuel Macron provoquent des tensions diplomatiques, singulièrement avec la Turquie (l’ambassadeur français a été rappelé, décision rare), et des conséquences économiques à la suite d’appels au boycott de produits français, essentiellement dans des pays du Golfe, notamment au Qatar, grand ami de la France de Nicolas Sarkozy.

Mais l’impact de cette crise pourrait être plus dommageable pour Paris. Chroniqueur politique sur la chaîne d’information continue LCI, Jean-Michel Apathie en a dressé le 26 octobre les possibles contours. « Nous ne pouvons pas dire autre chose (que ce qu’a déclaré Emmanuel Macron à la Sorbonne). Sinon, c’est donner raison aux assassins, a analysé le journaliste. Mais si les gouvernements arabes réduisent la politique française aux caricatures, nous sommes dans un piège. Avec trois conséquences terribles, a-t-il précisé. La moins grave, ce sont les répercussions économiques. La plus grave est que tous les ressortissants français dans ces pays arabes peuvent désormais se considérer en danger. Et la troisième difficulté, c’est que la France risque de devenir aveugle parce que les services secrets de certains de ces pays pourraient cesser de travailler avec les Français (…) dans la lutte contre le terrorisme ». L’impact n’est évidemment pas mince si la polémique perdure. Or, les ennemis de la France peuvent compter sur le président d’une république qui a inscrit la laïcité dans sa Constitution il y a près de cent ans pour que la confrontation ne s’éteigne pas.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a ajouté la provocation à la contestation des propos de son homologue français sur le droit au blasphème.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a ajouté la provocation à la contestation des propos de son homologue français sur le droit au blasphème.© belgaimage

3. Que cherche Recep Tayyip Erdogan dans ce bras de fer?

Un dirigeant musulman a ajouté l’injure, le mensonge et la provocation à la contestation de la politique d’Emmanuel Macron, c’est Recep Tayyip Erdogan. En recommandant à son homologue de subir « des examens de santé mentale », le président turc recourt à la rhétorique populiste, dont il est de plus en plus coutumier, d’abord pour flatter ses partisans et ses alliés d’extrême droite, ensuite pour détourner l’attention de la population des difficultés économiques et sociales dans lesquelles la Turquie, prospère à ses débuts au faîte du pouvoir, plonge.

En s’affichant comme porte-drapeau de la défense supposée de l’islam, le sultan d’Ankara réveille la fibre nationaliste qui habite beaucoup de Turcs. C’est toujours bon à prendre pour renforcer sa popularité mise à mal par la récession économique dans la perspective de l’élection présidentielle de juin 2023 où la concurrence du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglou, pourrait lui être fatale, à croire les sondages actuels. Il tente aussi de la sorte de se profiler comme le leader des Etats musulmans sunnites. Et poursuit son activisme tous azimuts pour imposer la Turquie comme principale puissance dans la région.

Intervention dans le conflit syrien principalement pour contenir le supposé irrédentisme kurde, assistance au gouvernement de Tripoli dans la guerre civile libyenne, prospection pétrolière en Méditerranée orientale au détriment des intérêts grecs, soutien à l’armée d’Azerbaïdjan dans son offensive militaire contre les populations arméniennes de l’enclave du Haut-Karabakh, et, prochainement sans doute, entrave aux négociations de réunification et à la pacification de l’île de Chypre après l’élection à la présidence de la République turque de Chypre du Nord d’un allié nationaliste, Ersin Tatar… On ne compte plus les sujets de contentieux que la Turquie d’Erdogan entretient avec ses voisins, parfois avec ses alliés, russes ou membres de l’Otan. Au risque de se brûler?

C’est dans la lignée de cette fuite en avant qu’il faut sans doute inscrire l’offensive verbale engagée par Ankara contre la France, déjà précédée de tensions par bâtiments militaires interposés dans les eaux de Méditerranée. Mais bien malin qui pourrait dire quel est, hors éventuels gains électoraux internes, le véritable objectif recherché par le dirigeant islamiste.

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