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Panne historique chez Facebook: « Un sabotage interne n’est pas à exclure »

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

La panne mondiale qui a frappé Facebook, WhatsApp et Instagram interroge. C’est surtout la raison de ce gigantesque bug qui intrigue, dans un contexte très négatif autour de Facebook. Les suspicions vont bon train. Mais l’événement fait aussi réfléchir sur l’emprise totale des réseaux sociaux. Au point de faire évoluer nos pratiques? Entretien avec Xavier Degraux, spécialiste des réseaux sociaux.

Au lendemain d’une panne sans précédent pour le groupe Facebook, la question est évidemment sur toutes les lèvres : pourquoi ? Pour l’instant, on doit se contenter de l’explication donnée par Facebook lui-même, qui justifie ce crash par une mauvaise reconfiguration de leurs serveurs. Pour Xavier Degraux, spécialiste des réseaux sociaux, les doutes sont permis. « Ce qui me frappe, c’est que, comme par hasard, les quatre plateformes sont tombées. Ce qui signifie qu’il s’agirait d’un très gros problème technique. Comment une entreprise de la taille de Facebook peut-elle mettre en péril l’ensemble de ses plateformes ? Cela me paraît hallucinant. Jusqu’ici, les explications de Facebook ne sont que moyennement convaincantes », doute-t-il.

Et d’enchaîner : « Sur l’aspect technique, une reconfiguration des serveurs ne doit pas amener la chute des quatre plateformes d’un coup. Qui, d’ailleurs, ne sont pas censées être liées entre elles. Donc, il doit y avoir quelque chose de fondamental derrière. On apprend par exemple que les employés qui ont été rappelés ne sont pas parvenus à rentrer dans les bâtiments parce que leurs badges ne fonctionnaient plus. Comment peut-on avoir un bug qui fasse tomber et les quatre plateformes, et les systèmes de sécurité interne ? Je pense qu’on n’a donc pas du tout eu la bonne explication jusqu’ici », pointe l’expert en nouveaux médias.

Quelles seraient donc les explications envisageables ? « Rien n’est à exclure. Depuis 15 jours, il y a un contexte autour de Facebook qui est extrêmement toxique. Avec la lanceuse d’alerte Frances Haugen qui a donné lieu à une énorme « campagne », tant cela semble structuré aux Etats-Unis », explique Xavier Degraux, qui précise : «  Le contexte ne permet pas de dire ‘non, tout ça n’est pas lié’. Au contraire, j’ai une suspicion. Il est permis de relier le bug avec l’ensemble des problématiques actuelles qui entourent Facebook. La FTC (l’autorité américaine de la concurrence, ndlr.) est aussi sur le dos de Facebook et l’accuse de monopole. On sent également qu’Apple a Facebook dans son viseur avec iOS15. TikTok, en pleine explosion, fait aussi énormément de tort à Facebook, et même à Instagram. Le contexte est donc extrêmement négatif. Historiquement, il n’a jamais été aussi négatif pour Facebook. Donc un sabotage interne n’est pas à exclure. Jusqu’à présent, toutes les démarches pour réguler le pouvoir de Facebook se sont soldées par des échecs. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. »

Les raisons seraient-elles uniquement internes ? « Il y a un an ou deux, j’ai dit que si Facebook devait exploser, il exploserait de l’intérieur. Pour deux raisons. Il y a trop de monde en interne et la pression extérieure va se retrouver concrétisée à l’intérieur. Avec des employés de Facebook qui sont peut-être suspects aussi. Peut-être que des personnes ont autre chose en tête que contribuer au bien de Facebook. D’autre part, il y a un problème de fond, au-delà de Facebook, sur ce qu’on appelle le design éthique. C’est le fait de développer des applications qui sont beaucoup plus en phase avec des valeurs humanistes. »

Pour le spécialiste des réseaux sociaux, il est donc fort probable que le facteur humain interne à Facebook aujourd’hui soit un élément déclencheur d’un sabotage. « Parce que ce qu’il s’est passé, ce n’est pas rien. Une seule personne responsable me semble improbable, car les employés ne sont pas toujours au courant de ce sur quoi travaillent les autres. Donc, il faudrait une sacrée coordination pour faire tomber tout ça. Vu la taille de l’entreprise, le sabotage doit donc être envisagé. »

Cet événement peut-il porter un nouveau coup dur à Facebook, déjà mal en point ? Pour Xavier Degraux, il faut rester prudent. « Je suis très méfiant. On a beaucoup dit que c’était le début de la fin pour Facebook. Mais quelle autre société aurait pu résister à Cambridge Analytica ? C’est énorme, mais au final, c’est resté quasiment impuni. Donc, qu’est-ce qui peut encore arriver aujourd’hui à Facebook ? En même lorsqu’ils perdent quelques pourcents en Bourse, ils gardent toujours une valorisation colossale. Et ils ont des réserves de cash qui leur permettent de financer des campagnes d’écrans de fumée, comme pour le Metaverse. C’est un écran de fumée à un moment où Facebook va mal au niveau de sa réputation. Mais je suis sceptique sur « le début de la fin » pour Facebook car les résultats sont excellents, ils continuent à progresser au-delà des attentes des analystes. Donc à l’heure actuelle, Facebook me paraît encore insubmersible. »

D’un point de vue plus sociologique, « il y a eu un déplacement, une diversification des consommations » pendant la panne, souligne le spécialiste. « On voit des plateformes comme Telegram, Twitter ou Twitch, qui ont enregistré des pics d’utilisation. Est-ce qu’on est dans l’ordre du one shot pour une soirée, avec un déplacement de l’utilisation des médias au sens large? Ou est-on sur quelque chose de structurel ? », s’interroge-t-il.

La panne met également plusieurs éléments en lumière. « Elle montre que nous sommes extrêmement dépendants des réseaux sociaux. Elle montre aussi que la réalité chiffrée qui dit que 7 millions de Belges passent en moyenne 30 minutes par jour sur Facebook, c’est énorme. On voit aussi que Facebook, ce n’est pas que Facebook. Le monopole est fort, parce qu’il y a à la fois Facebook, Instagram, WhatsApp, Messenger. En Belgique, Facebook c’est 7 millions d’utilisateurs, Instagram 4,5, Messenger 5,5, et WhatsApp 5. Cela montre que la place et l’empreinte du groupe Facebook en Belgique sont absolument colossales. »

Enfin, « on prend conscience, une fois de plus, qu’on est addict de ces réseaux, qu’ils mettent en place des stratégies pour nous capter plus longtemps. Ou pour nous envoyer un petit peu de dopamine de temps en temps. Est-ce que l’esprit critique par rapport à ces plateformes va fondamentalement changer ? Quand on voit les statistiques d’année en année, malgré les scandales, les polémiques sur la vie privée ou les bugs, et malgré tout ce qu’on sait sur Zuckerberg, les Belges sont toujours 7 millions sur Facebook. »

Si la panne avait duré plus longtemps, y’aurait-il eu des conséquences psychologiques-sociales plus importantes chez les jeunes ? Pour le spécialiste, la réponse est à nuancer. « Car il y a quand même d’autres canaux. Comme le canal ‘préhistorique’ des SMS. Donc, il y a un refuge vers ces autres moyens. Le besoin de communiquer et d’échanger, il sera toujours là. Par contre, au niveau économique, si la panne avait duré plus longtemps, il y aurait bien sûr eu beaucoup plus de dégâts. Puisque d’autres entreprises dépendent parfois énormément de Facebook. Je plaide toujours pour une diversification des canaux, et en particulier un investissement direct dans les canaux directs que sont les sites internet. Et donc, ‘ultra-dépendre’ de Facebook, c’est toujours une mauvaise chose. A titre individuel, mais à titre économique aussi. »

Xavier Degraux conclut : « Facebook, c’est au-delà de Facebook. Il y a une conscience grandissante par rapport à cela. Car il y a tous les logins Facebook intégrés aux autres plateformes ou applications. Il y a toute l’empreinte économique de Facebook, qui a développé sa pieuvre bien au-delà de ses propres plateformes. »

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