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Liberté d’expression : pourquoi on ne peut pas mettre Dieudonné et Charlie Hebdo dans le même panier

Caroline Lallemand
Caroline Lallemand Journaliste

Dans les nombreux débats sur la liberté d’expression suscités par l’actualité ces derniers jours, une question taraude: pourquoi l’humoriste Dieudonné est-il arrêté pour ses propos provocateurs et pas Charlie Hebdo ? Une interrogation complexe que la législation française en matière de liberté d’expression permet d’éclairer.

D’un côté, l’humoriste sulfureux Dieudonné, de l’autre, le journal satirique Charlie Hebdo. Pour avoir déclaré sur sa page Facebook après la marche républicaine, qu’il se sentait « Charlie Coulibaly » (du nom de l’auteur de la prise d’otages au cours de laquelle quatre personnes ont perdu la vie, le 9 janvier, à Paris), Dieudonné fait l’objet d’une enquête pour « apologie du terrorisme ». Si Dieudonné a déjà été condamné à plusieurs reprises pour injure, provocation à la haine et à la discrimination raciale, Charlie Hebdo n’a en revanche, jamais été jugé coupable d’incitation à la haine et à la discrimination, et cela sur la cinquantaine de procès qu’il lui a été intenté en 22 ans. Comment explique-t-on dès cette situation que certains estiment « de deux poids, deux mesures »?

Il faut en revenir aux textes de loi fondamentaux sur la liberté d’expression, un principe absolu en Europe : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi », énonce l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme stipule le même principe: « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ». Oui, mais, car il y a un mais, la loi ajoute « sous réserve des lois condamnant le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ». En France, précise Le Monde, les principales limites à la liberté d’expression relèvent de deux catégories : la diffamation et l’injure, d’une part ; les propos appelant à la haine, qui rassemblent notamment l’apologie de crimes contre l’humanité, les propos antisémites, racistes ou homophobes, d’autre part.

Pour les médias français, qu’ils soient imprimés ou en ligne, la loi sur la liberté de la presse de 1881 est la référence. « L’imprimerie et la librairie sont libres », clame son premier article, avec, ici aussi, des exceptions qui sont l’injure, la diffamation ou la calomnie. Enfin, depuis la loi Cazeneuve de novembre 2014 contre le terrorisme, l’apologie du terrorisme n’est plus réprimée par la loi sur la liberté de la presse, mais par le Code pénal. Les prévenus peuvent être placés en garde à vue, et jugés en comparution immédiate.

L’humour et ses limites

Car une autre donnée complique les jugements : celle de l’humour et de ses limites. En 1992, le tribunal de grande instance de Paris estimait que la liberté d’expression « autorise un auteur à forcer les traits et à altérer la personnalité de celui qu’elle représente « . On peut donc user du registre de la satire et de la caricature, dans certaines limites, dont l’une est de ne pas s’en prendre spécifiquement à un groupe donné de façon gratuite et répétitive. C’est cette nuance qui fait qu’un Charlie Hebdo et un Dieudonné ne sont pas mis dans le même panier face aux tribunaux.

Edouard Delruelle, l’ancien directeur du Centre pour l’égalité des chances et professeur de philosophie à l’Université de Liège, reconnait dans La Libre que Charlie Hebdo, « a pu choquer, blesser des musulmans« , « mais qu’il n’a jamais été condamné pour incitation à la haine, à juste titre: il ne se moque pas des musulmans, mais des croyances, des dogmes – comme de celles des catholiques et des juifs – ou des autorités politiques« . Le Monde abonde dans ce sens : « La loi n’interdit pas de se moquer d’une religion – la France est laïque, la notion de blasphème n’existe pas en droit – mais elle interdit en revanche d’appeler à la haine contre les croyants d’une religion, ou de faire l’apologie de crimes contre l’humanité – c’est notamment pour cette raison que Dieudonné a régulièrement été condamné, et Charlie Hebdo beaucoup moins« .

Un acte performatif?

Charlie Hebdo a ainsi obtenu gain de cause lorsque des organisations et associations musulmanes l’ont attaqué en justice en 2007, puis 2012, pour avoir publié des caricatures de Mahomet. Il a également gagné les procès intentés contre lui par des associations catholiques proches de l’extrême droite, mais a aussi été condamné en 1995 pour « injure » après avoir qualifié la candidate frontiste à la députation Marie-Caroline Le Pen de « chienne de Buchenwald ».

Des manifestants devant l'ambassade de France à Bruxelles veulent faire interdire le show de Dieudonné en janvier 2014.
Des manifestants devant l’ambassade de France à Bruxelles veulent faire interdire le show de Dieudonné en janvier 2014. © BELGA

L’humoriste Dieudonné, en revanche, a été condamné à plusieurs reprises pour « diffamation, injure et provocation à la haine raciale« , ou pour « contestation de crimes contre l’humanité, diffamation raciale, provocation à la haine raciale et injure publique« , énumère Le Monde. En janvier 2002, il déclare par exemple à Lyon Capitale: « pour moi, les juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première« . Il sera condamné, pour la première fois, pour ces propos bien plus tard en février 2007 par la cour de cassation. En 2009, l’humoriste accueille l’historien révisionniste Robert Faurisson pour lui décerner le « prix de l’infréquentabilité », une récompense remise par un personne déguisée en déporté juif. Cette affaire est suivie d’une série de propos violents dans la presse. En février 2004 , il déclare au JDD: « ce sont tous des négriers (les Juifs NDLR) reconvertis dans la banque, le spectacle et aujourd’hui, l’action terroriste qui manifestent leur soutien à la politique d’Ariel Sharon« . Il sera condamné pour « injures antisémites« en novembre 2007, comme le détaille Slate.fr. Dans son jugement, le tribunal estime que Dieudonné s’est en effet rendu coupable d' »injure publique » envers des personnes d’origine ou de confession juive. Mais dans d’autres cas, l’humoriste s’est aussi vu relaxer : en 2004 d’une accusation d’apologie de terrorisme, en 2007 pour un sketch intitulé « Isra-Heil ».

Quant à ce tweet dans lequel l’humoriste proclame « Je me sens Charlie Coulibaly », du nom du terroriste de l’hypermarché Casher, « le juge devra décider si la déclaration de Dieudonné est un acte performatif« , avance Alain Berenboom avocat au barreau de Bruxelles et spécialiste du droit des médias, de la communication et de la presse, interviewé par La Libre. En clair, le juge devra déterminer s’il avait l’intention de faire ce qu’il dit. Dieudonné de, son côté, a donné le 14 janvier sur Twitter une explication à son tweet ambigu en ces termes: « On me considère comme un Amédy Coulibaly alors que je ne suis pas différent de Charlie. »

En réalité, « ça se juge au cas par cas« , explique l’avocat : « Le juge doit se prononcer sur ce qui relève de la diffamation, de l’injure ou de l’insulte, tout en tenant compte du type de publication incriminée. Quand un lecteur achète un journal comme Charlie, il sait où il met les pieds. La même phrase sera différemment perçue selon qu’elle est publiée dans Le Monde, Le Canard enchaîné ou Charlie Hebdo « . Edouard Delruelle observe encore, de son côté, que si les lois françaises et belges en matière de liberté d’expression sont grosso modo semblables, « on attaque et on condamne beaucoup plus rapidement en France qu’en Belgique« .

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