Le défi s'annonce ardu pour le plus jeune président au monde, Gabriel Boric: une coalition fragile, une opposition féroce. © reuters

Le Chili vit une décennie de changement

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’élection du président de gauche Gabriel Boric consacre la force de mouvements sociaux inaugurés en 2011 avec la contestation étudiante. Virage à gauche de l’Amérique latine? Il faudra attendre les élections au Brésil et en Colombie de 2022.

En 2011, un vaste mouvement étudiant descend dans la rue pour réclamer une réforme de l’enseignement public, délaissé au profit du secteur privé par dix-sept ans de dictature néolibérale d’Augusto Pinochet (1973-1990). Fin 2019, une augmentation du prix de certains services publics ranime la contestation qui prospère sur le thème de la lutte contre les inégalités sociales. Le gouvernement de droite du président Sebastian Piñera l’apaise en concédant la tenue d’un processus de révision de la Constitution qui, adoptée sous l’ère Pinochet, fait la part belle aux idées ultralibérales. En octobre 2020, 78% des Chiliens approuvent le principe de sa modification lors d’un référendum. Une assemblée constituante est mise en place le 9 juillet 2021 pour la rédiger. Elle doit terminer ses travaux en juillet 2022 en proposant une nouvelle loi fondamentale qui sera soumise à approbation lors d’une nouvelle consultation populaire. Le Chili soldera-t-il enfin l’héritage de la dictature de Pinochet?

Gabriel Boric fait le pari qu’il y a moyen de transformer en représentation gouvernementale le capital politique et social des mouvements sociaux.

Le nouveau chef de l’Etat, Gabriel Boric, élu lors du second tour de l’élection présidentielle le 19 décembre, devrait y contribuer, lui qui, de gauche, a accompagné tous les mouvements sociaux depuis 2011 et a écarté du pouvoir José Antonio Kast, son dernier rival qui se revendiquait l’héritier du dictateur. Quand il entrera en fonction le 11 mars 2022, Gabriel Boric aura 36 ans. Il pourra se targuer d’un succès spectaculaire. Mais pour marquer profondément l’histoire du Chili, il lui restera le plus dur à réaliser. Revue des enjeux de cette présidence avec Frédéric Thomas, chargé d’études au Centre tricontinental (Cetri) à Louvain-la-Neuve.

La coalition qui soutient Gabriel Boric n’est-elle pas fragile?

Elle est fragile parce qu’elle est large (NDLR: du centre-gauche au Parti communiste). Elle n’a de majorité ni au Sénat ni à la Chambre des députés. Gabriel Boric apparaît lui-même comme un outsider, n’étant pas issu d’un parti traditionnel de centre-gauche. Il devra donc forger un double consensus, à l’intérieur de sa coalition et au sein de sa base électorale dont une partie, s’exprimant d’abord dans la rue, ne se reconnaît pas dans la classe politique. De surcroît, il ne disposera pas d’une marge de manoeuvre très large dans le cadre d’un système où l’armée, la police, le monde économique et les médias, tous assez verrouillés, ne lui rendront pas la tâche facile.

Un scénario à la Salvador Allende, président socialiste démis par l’armée en 1973, pourrait-il se reproduire?

La société chilienne a changé. Le fait que Gabriel Boric ait gagné avec un tel taux de participation au second tour (55,59%) et avec un tel écart (plus de dix points) démontre que le contexte est différent. Le vote pour Gabriel Boric exprime aussi un rejet clair du retour à la dictature que pouvait incarner José Antonio Kast. Je ne crois pas au risque d’une forme de nouveau coup d’Etat. Kast a reconnu immédiatement sa défaite. On n’est pas dans un scénario à la Trump ou ce qui risque de se passer avec Jair Bolsonaro au Brésil.

Quelle conséquence pourrait avoir la singularité du parcours de Gabriel Boric?

Il démontre surtout la défiance d’une partie de la population envers la classe politique traditionnelle. Les « partis de la concertation » qui ont gouverné le Chili durant ces trente dernières années sont supplantés par une personnalité qui vient du mouvement étudiant de 2011. Gabriel Boric fait le pari qu’il y a moyen de transformer en représentation gouvernementale le capital politique et social des mouvements sociaux. Il a été élu aussi grâce au vote de la population jeune, notamment féminine. Selon les dernières études, près de 75% des électrices de moins de 30 ans ont voté pour lui. C’est la triple dimension générationnelle en termes d’âge, de parcours politique et de distance avec les partis qui forge la proximité de Gabriel Boric avec la base sociale de la révolte de 2019 et de l’assemblée constituante.

En 2021, le Pérou, le Honduras et le Chili ont porté au pouvoir suprême des candidats de gauche. Cela témoigne-t-il d’un sursaut de ce courant politique en Amérique latine?

Ces exemples sont emblématiques, au Pérou où la victoire de Pedro Castillo signe la fin d’un statu quo de vingt ans à droite et au Honduras où l’accession à la présidence de l’ancienne première dame Xiomara Castro tourne la page de la période qui avait vu le président Manuel Zelaya chassé du pouvoir par un coup d’Etat. Mais il y a aussi des contre-exemples, avec les élections parlementaires en Argentine, la confirmation de Nayib Bukele à la tête du Salvador ou les présidences de droite en Uruguay, au Paraguay ou au Guatemala. Il faudra attendre les deux élections-tests de 2022 au Brésil, les 2 et 30 octobre, et en Colombie, les 29 mai et 19 juin, pour confirmer ou infirmer ce tournant. La gauche pourrait l’emporter et mettre fin à des régimes de droite très caractéristiques, celui de Jair Bolsonaro au Brésil, et celui d’Iván Duque en Colombie, où la droite a toujours gouverné.

L’ Amérique latine ne se distingue-t-elle pas, en définitive, par la radicalité de ses partis, tant à droite qu’à gauche?

C’est vrai pour la droite qui, pour défendre le statu quo, est prête à aller toujours plus à droite. Cette tendance se traduit tant en matière d’offre politique qu’en matière électorale. A gauche, c’est vrai pour ce qui est des mouvements sociaux mais pas des partis. L’exemple chilien le montre. Présenter le second tour de la présidentielle comme un choix entre deux extrêmes est une invention médiatique. Gabriel Boric représente un centre-gauche, avec un programme social-démocrate, mais pas une gauche radicale. Celle-ci se retrouve plutôt dans les révoltes qui ont eu lieu en 2019 au Chili et en Equateur, et entre 2019 et 2021 en Colombie.

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