Peter Frankopan © Saskia Vanderstichele

« L’Occident se voit servir une version feel good de l’histoire »

Le Vif

Dans son livre intitulé « The Silk Roads : A New History of the World », Peter Frankopan, directeur du Centre for Byzantine Research, raconte l’histoire vue du point de vue oriental. « Je ne trouve pas grave que des Occidentaux se sentent mal à l’aise en lisant mon livre. Et ils peuvent se sentir visés, c’est tout à fait justifié. »

Le regain d’intérêt actuel pour l’Orient provient de ce qui se passe en Irak et en Syrie. Les gens veulent mieux connaître les racines de ces conflits.

PETER FRANKOPAN: C’est certainement vrai, mais puis-je faire un peu de provocation? Ces dernières décennies, il y a eu plus qu’assez d’occasions pour enfin attirer l’attention sur ce qui se passe au Moyen-Orient et en Asie. Il y a dix ans, l’Irak était déjà profondément embourbé, avec la chute de Saddam. Après le 11 septembre, il y a eu l’intervention en Afghanistan. Avant, l’Union soviétique s’était effondrée et la révolte sur la place Tianmen a été écrasée dans le sang. C’est très bien qu’à notre époque turbulente actuelle les gens s’intéressent à l’Orient et à mon livre, mais cet intérêt arrive beaucoup trop tard. Celui qui lit mon livre découvrira que l’Orient a toujours été au centre de tous les grands bouleversements du monde.

Alors que nous occidentaux, nous nous plaçons au centre ?

Exactement. Aujourd’hui, j’ai fait la route Amsterdam-Anvers en train. Ces deux villes magnifiques ont été construites avec les bénéfices du commerce des Routes de la Soie, vers et depuis l’Orient aux 16e et 17e siècles. Nous l’avons complètement oublié parce que nous avons tellement d’habitude de nous regarder dans le miroir et de nous admirer. Donald Trump vient d’être élu président des États-Unis et la première chose qui nous vienne à l’esprit, c’est : quelles sont les conséquences pour l’Occident ? À aucun moment, on ne s’interroge sur la réaction du Pakistan, où vivent plus de 200 millions de personnes. Et les conséquences de l’élection de Trump pour la Russie et l’Asie du Sud-est ne semblent pas nous intéresser non plus. 70% de la population mondiale vit dans la partie du monde sur laquelle j’écris. Nous ne sommes pas dans un vide, même si beaucoup semblent le penser.

D’où vient la notion « Route de la Soie »?

Le mot « route de la soie » date du 19e siècle et est une trouvaille du géologue allemand Ferdinand von Richthofen, un oncle de l’aviateur Manfred von Richthofen, le fameux « Baron Rouge » de la Première Guerre mondiale. Ferdinand a parlé de différentes ‘Seidenstraßen’, les routes réparties comme un réseau à travers le monde. Grâce à cette toile tissée dans le monde entier, les marchands faisaient le commerce de biens et de produits et les pèlerins, guerriers et nomades échangeaient des idées qu’on adaptait et affinait au fur et à mesure.

Toutes les Routes de la Soie ne servaient pas à faire du commerce?

Non, la soif de connaissances et d’idées de nos ancêtres était tout aussi importante que leur faim de marchandises. L’été dernier, on a retrouvé deux squelettes de 1700 ans dans un cimetière de Londres. Ces personnes venaient probablement de Chine. Nous oublions que nos ancêtres étaient tout aussi curieux que nous et qu’ils caressaient le même rêve de bonheur que les migrants d’aujourd’hui. À l’heure actuelle, le patron d’un fonds d’investissement s’habille design, achète la plus grosse voiture et réserve des vacances luxueuses aux Maldives. Les superriches d’il y a plus de mille ans se comportaient de façon presque identique. Les rapports historiques du huitième siècle décrivent où acheter les meilleurs chevaux et les selles en cuir le plus fin. Les meilleurs coings venaient de Jérusalem, les meilleures tartelettes aux fruits d’Égypte et pour les figues il fallait aller en Syrie. L’empereur de Chine et tous les membres de sa cour voulaient les Ferrari de leur époque et étaient prêts à mettre le gros prix, quitte à voyager des milliers de kilomètres. C’est ainsi qu’est né un commerce florissant en Asie centrale et que les villes de Samarcande et Tachkent en Ouzbékistan se sont développées. La Route la Soie est née de cette pulsion humaine insatiable d’explorer le monde.

L’année dernière, j’étais au nord de l’Irak, dans la ville d’Erbil et ses alentours. En route vers la ligne de front avec l’EI, j’ai reçu un SMS d’un opérateur de GSM local : « Welcome to the cradle of civilization » (Bienvenue dans le berceau de la civilisation). Cela ressemblait à une blague cynique, alors que c’est l’amère vérité ? En 331 avant Jésus-Christ, Alexandre le Grand a battu le roi perse Daruis III tout près d’Erbil. C’est de là qu’il a entamé sa conquête de l’Orient et qu’il a fondé les Routes de la Soie qui nous rapporteraient des marchandises et de nouvelles idées.

Connaissez-vous notre grand problème d’aujourd’hui? Chaque fois que nous nous représentons le monde en Occident, nous traitons d’autres peuples d’ultra-violents et d’instables. Mais quand nous reconstruisons notre propre passé, nous minimisons nos périodes de violence extrême et d’instabilité ou nous les mettons carrément au placard. Nous interprétons différemment les atrocités de nos Guerres mondiales que les horreurs commises en Irak ou en Syrie. Pour la Seconde Guerre mondiale, nous aimons accuser le fanatisme et l’esprit dérangé d’Adolf Hitler, alors que nous nous empressons d’attribuer les guerres en Asie du Sud-Est aux peuples qui y vivent. Notre vision du monde est bipolaire : quand on regarde l’Orient, on est myope et on n’a pas peur du racisme.

À nos yeux, les Syriens et les Irakiens sont les barbares de notre époque?

Aux yeux de beaucoup. Dans les années nonante, tous les pays de l’Union européenne ont expliqué l’éclatement sanglant de la Yougoslavie comme une conséquence logique du caractère violent de ses habitants : « Les Yougoslaves font partie de clans qui adorent se trancher mutuellement la gorge. » Quand à cette époque, j’ai écrit que depuis 1204 il n’y avait plus eu de rapports faisant état de violences entre Croates et Serbes, personne ne l’a retenu. Les Européens d’Occident préféraient considérer les événements en Yougoslavie comme une BD en noir et blanc avec dans les rôles principaux une bande de méchants arriérés qui voulaient se massacrer entre eux. La seule chose que j’ai apprise en secondaire sur la Russie, c’est le nombre de gens pourfendus par le tyran féroce Staline. À propos de la Chine, on nous enseignait surtout les conséquences catastrophiques de la Révolution culturelle de Mao. Je ne rappelle pas qu’on nous ait raconté quoi que ce soit de positif sur l’Orient.

Aujourd’hui, la situation est toujours pareille. Mes enfants adolescents se voient servir exactement les mêmes histoires d’horreur sélectives. Entre-temps, le Mur de Berlin est tombé, l’économie chinoise est en plein boom et le marché d’Asie centrale est libéralisé. On n’en parle presque pas dans les écoles britanniques. On sert une version feel good mythique de l’histoire, dans laquelle l’Occident joue le rôle central du héros. Nous n’avons toujours pas compris que le monde est un endroit fragile où personne ne possède de monopole sur la tolérance. Nous ne sommes vraiment pas les seuls capables de traiter décemment les autres, même si on semble le croire. Nous ne sommes pas immunisés contre la guerre et à la violence. Alep et Mossoul peuvent aussi avoir lieu en Europe. Au vingtième siècle, nous avons d’ailleurs minutieusement organisé deux fois notre propre variante d’Alep.

Nous nous targuons d’avoir connu les Lumières il y a quelques siècles dont sont nées les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité ainsi que notre système démocratique.

Nous avons raison d’en être fiers. Ce n’est pas parce qu’en réalité l’Europe n’a jamais été le centre de l’histoire que nous ne pouvons pas braquer les projecteurs sur nos plus grands accomplissements. Je n’ai pas voulu écrire de livre polémique. Je ne dis pas que l’Occident est mauvais ou responsable de toute la misère du monde.

Pourtant, certains lecteurs de votre livre se sentent presque personnellement attaqués.

Je ne trouve pas grave que des Occidentaux se sentent mal à l’aise en lisant mon livre. Et ils peuvent se sentir visés, c’est tout à fait justifié. Un ami américain m’a dit : « Les Américains ne font tout de même pas exprès de tout gâcher au Moyen-Orient ? » J’espère que non, mais les faits sont ce qu’ils sont. Regardez toutes les interventions occidentales de ces cent dernières années en Afghanistan, en Irak, en Iran et en Syrie. Laquelle a été une réussite ? Aucune n’a apporté quelque chose de positif.

Je veux bien croire que les gouvernements d’Amérique et du Royaume-Uni étaient convaincus que grâce à leur invasion en Irak le monde deviendrait meilleur. Aujourd’hui, on ne peut que constater qu’un nombre invraisemblable de gens sont morts et que des sommes gigantesques ont été dépensées pour rien. Pour la plupart des citoyens, la vie en Irak est plus incertaine après l’invasion qu’avant. Regardez l’état de la Libye après l’ingérence de l’Occident. Tous ces échecs sont soigneusement décrits dans les Routes de la Soie.

Je ne l’ai pas fait pour m’en réjouir, mais parce que je trouve sincèrement que nous devons tirer un enseignement des erreurs de l’histoire. Délibérément, je ne me concentre pas sur les détails et j’esquisse une vision du monde plus large dans laquelle s’intègrent aussi la Chine, la Russie, le Kazakhstan ou le Pakistan. Les médias occidentaux ne s’intéressent pas du tout à la situation actuelle au Cachemire, alors que ces six derniers mois les puissances nucléaires que sont l’Inde et le Pakistan sont en train de s’y faire une guerre qui pourrait avoir des conséquences néfastes à long terme. Mais non, nous sommes trop occupés par le cirque autour de Donald Trump.

Parce que nous vivons à l’ère du narcissisme?

Mes enfants et mes étudiants grandissent dans un monde avec beaucoup moins de frontières que lorsque nous étions à l’école. Ma jeunesse a été déterminée par la Guerre froide : tout semblait clair et bien ordonné. La globalisation n’était pas encore un mot à la mode, alors qu’elle était en cours depuis 2500 ans. Aujourd’hui, les jeunes se rendent sans problème à l’autre bout du monde. Leur ordinateur leur permet d’écouter de la musique du monde entier. Gratuitement. Nous devions acheter un disque ou un CD : découvrir le monde nous coûtait de la peine et de l’argent. À présent, on peut lire des journaux de Hanoi ou de Téhéran si on veut. Ou on peut regarder des films populaires dans les cinémas indiens. Internet nous donne la liberté et la possibilité de découvrir le monde arabe ou chinois. Le tragique, c’est que pratiquement personne ne le fait.

Malgré Facebook et le reste de la Toile, nous nous ressemblons de plus en plus. Notre horizon n’a jamais été aussi large et pourtant, on se cache de plus en plus dans son cocon. Le Brexit dans mon pays l’illustre très bien. Est-ce du narcissisme ? Peut-être, mais ce terme a une connotation très péjorative. La rhétorique des défenseurs du Brexit et de Donald Trump est partiellement basée sur la réalité, car les gens perdent bel et bien leur emploi suite à la globalisation et les inégalités se creusent de manière effrayante. D’après la Banque mondiale, 800 millions de Chinois ont dit adieu à la pauvreté au cours de ces trente dernières années. Ils exercent les emplois que les ouvriers américains ont perdus. Les gagnants d’autrefois sont les perdants, et inversement. L’élection d’un homme comme Trump est une pierre jetée par la fenêtre, un appel à l’aide. « Sauvez-nous avant que le monde entier ne s’effondre. » Seulement, il n’y a pas d’autre choix que de nous adapter au nouveau monde qui est en train de naître. Mais nous devons d’abord comprendre ce qu’il se passe. Connaissez-vous un musicien chinois célèbre ? Ou un film indien tendance ? Pratiquement aucun Occidental ne s’y connaît en culture orientale populaire alors que les jeunes Chinois connaissent notre culture. La Chine envoie ses étudiants brillants dans nos universités.

Jan Stevens

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