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L’économie en 2030: La vie en location

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Location, partage, revente : le numérique et la crise financière ont engendré de nouveaux modes de consommation et d’échange. Il n’est plus question de pouvoir d’achat, mais de  » pouvoir d’usage « .

Lundi 20 mai 2030, 7 heures. Le week-end a été joyeux, un week-end de fête et d’alcool. Clémence, 30 ans, monte dans  » son  » auto, la bouche et le cerveau encore cotonneux. Elle a fait 250 kilomètres pour assister au mariage d’une amie. Elle roule un peu trop vite. Elle doit encore passer par un car wash. Un véhicule propre, c’est mieux pour préserver son  » capital de réputation « . Comme l’avait annoncé Rachel Botsman, pionnière de l’économie collaborative, cette cote a fini par devenir  » une monnaie sociale, aussi forte que nos indices de solvabilité « . Durant ses deux jours d’escapade, la jeune femme a loué la voiture de Paul, un voisin, membre comme elle d’une plateforme d’autopartage entre particuliers. Direction Schaerbeek, son point de départ, où elle rendra la citadine. Pas le temps de traîner. Un coursier à vélo doit venir récupérer la robe griffée qu’elle a louée et portée la veille. Pas besoin de la laver, la société s’occupe du pressing et des retouches, contre un abonnement d’une centaine d’euros mensuels, qui lui permet d’avoir en permanence trois pièces de créateur dans son vestiaire. Ce qui l’a séduite ? Le circuit vertueux : louer un vêtement, qui sera utile à plusieurs personnes, puis vendu, en fin de saison, à un prix réduit et poursuivra sa vie.

 » Je n’ai besoin que d’un lit et de mon téléphone portable « , résume Clémence. Elle n’a jamais acheté d’électroménager ni d’outils.  » J’utilise le service à raclette juste quand j’en ai besoin.  » Avec les habitants de son immeuble, elle partage une série d’appareils achetés en commun, permettant de réaliser des économies et de réduire leur empreinte environnementale. Son employeur a, lui aussi, constitué un parc d’outils contre un abonnement mensuel, qu’il maintient, répare et remplace.

Après le tout-s’achète, voici, en 2030, le temps de tout-se-loue. On n’accumule plus, on s’abonne. Tout ce qui, hier, était considéré comme des produits est devenu des services. Dans son livre, L’Age de l’accès. La vérité sur la nouvelle économie (La Découverte, 2000), l’économiste Jeremy Rifkin avait anticipé ce changement de fond lorsqu’il écrivait :  » La notion d’accès va se substituer à celle de la propriété, le réseau à celle de marché.  » Désormais, le consommateur s’offre donc des accès – à l’information, aux services, aux biens – et non plus des objets. Des entreprises les mettent à sa disposition, essentiellement sous forme de forfaits.

Une économie que l’on qualifie de  » collaborative  » ou de  » partage « , qui repose sur la mise sur le marché de l’usage d’un bien que l’on possède. Une économie à large spectre regroupant la finance participative (Kisskissbankbank, par exemple), la location saisonnière de gré à gré (Airbnb), le partage de véhicules (Uber, Getaround) ou le streaming audio et vidéo… Leur point commun réside, selon les experts, dans le brouillage entre bien public et bien privé. Et ce sont évidemment les innovations technologiques qui ont accéléré cette alternative à une société propriétaire. Si le principe du troc n’est pas neuf, Internet et les systèmes peer-to-peer ont hissé la pratique à une tout autre échelle, regroupant les masses critiques d’internautes intéressés par les mêmes produits. Cette économie du partage a une allure conviviale et écologique – puisque partager et réutiliser des objets est bon pour l’environnement.

Mais la crise est également passée par là. Avant, louer était interprété comme être sans le sou, mais, à présent, la location est perçue comme maligne et intelligente. Surtout, elle permet de se doter d’un équipement ou d’accéder à un service qu’un budget trop serré interdit d’acheter.

Société zéro cash

Clémence n’a plus vu d’argent liquide depuis un an, depuis que sa grand-mère, décédée aujourd’hui, lui tendait un gros billet glissé dans une enveloppe pour son anniversaire. Fini le cash. Elle dispose de plusieurs moyens de paiement : sa carte bancaire, évidemment, qu’elle soit utilisée en magasin ou en ligne ; le paiement sans contact, qui équipe toutes les cartes ; et, surtout, son smartphone. Pour payer via son mobile, Clémence a ainsi le choix entre l’empreinte digitale, la lecture d’iris, la reconnaissance faciale ou encore, le code secret. Principal avantage : le gain de temps.

Tapi derrière ces services se trouve le paiement dématérialisé. Pour John Cryan, patron de la Deutsche Bank jusqu’en 2018, c’était une évidence :  » Le cash n’existera probablement plus dans dix ans. Ce n’est pas quelque chose qui est nécessaire, c’est terriblement inefficace et cher (1).  » En Suède, c’était déjà le cas en 2019, à peine 20 % des achats se faisait en liquide. Tout comme en Norvège, au Danemark, au Québec, en Chine et en Corée du Sud qui ont basculé récemment vers la monnaie digitale.

Il ne s’agit pas d’interdire l’argent, mais les espèces. Les Etats y ont vu un moyen de lutter contre l’économie souterraine, la fraude fiscale et le terrorisme. Tandis que les banques se réjouissent d’avoir moins d’espèces à manipuler, ce qui leur revient cher. Elles leur préfèrent les transactions électroniques génératrices de commissions et de frais bancaires. Enfin, pour les géants du Net et de l’e-commerce, les transactions en ligne sont une mine d’or, bien plus riches en données clients qu’un paiement anonyme en cash.

Mais tout cela ne va-t-il pas trop loin ?  » Le simple fait d’être offline pendant quelques minutes te rend suspect « , réagit Clémence. La jeune fille admet qu’il y a une contrepartie : le renoncement à la sphère privée.  » Autrefois, dans les tribus et les villages, la vie privée n’existait pas. Pendant des millénaires, les humains ont vécu les uns sur les autres. Tout le monde savait tout sur tout le monde. « , se console-t-elle.

(2) Lors d’une discussion sur les fintechs, les hautes technologies appliquées à la finance, au Forum mondial de Davos, en 2016.

Décroissance forcée

Finie la croissance, ou du moins celle que le monde occidental a connue, dynamique, régulière, fiable. Voilà des années qu’une majorité des économistes le dit : le retour de la croissance tient du fantasme. C’est ce que serinait déjà, en 2020, Bruno Colmant, alors directeur de la recherche chez Degroof Petercam et professeur à l’ULB et à l’UCLouvain. L’économiste pointait le risque d’une  » économie stagnante « , avec une croissance anémique. Les causes sont structurelles, et donc durables : essentiellement le vieillissement de la population, dont le coût atteint son paroxysme aujourd’hui, en 2030, entraînant des dépenses considérables et atteignant un quart du PIB. Alors qu’en Chine et dans les pays émergents, les économies sont  » jeunes, furieuses, très capitalistes et intranquilles « .  » L’absence de croissance européenne aura de graves conséquences, des troubles sociaux et politiques « , avançait Bruno Colmant. Un creusement des inégalités, des Etats-providence sous-financés, des rancoeurs à l’égard de ceux-ci qui ne peuvent pas protéger les citoyens du marché… : les ingrédients d’une explosion sociale sont réunis.  » Notre modèle de solidarité repose en effet sur la croissance. Parce que sans elle, le financement de nos institutions sociales n’est pas tenable « , avertissait en 2020 Bruno Colmant. Voilà pourquoi une économie de partage s’est développée, indispensable.

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