Le 15 janvier, à Paris, Yuriy est tabassé par les membres d'une bande, premier d'une série de faits divers impliquant de très jeunes auteurs. © DR

France: plus jeunes, plus violents?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Une série de rixes mortelles entre bandes remet la question de la sécurité au centre de l’agenda politique. Les restrictions sanitaires les expliquent-elles en partie? L’âge des agresseurs et des victimes inquiète.

Trois morts depuis le début de 2021. Le bilan de la totalité de l’année dernière déjà égalé. Des victimes et des agresseurs dont l’âge ne dépasse pas les 15 ans… Les rixes entre bandes ont remis la question de la sécurité à l’agenda politique à près d’un an de l’élection présidentielle. Droite et extrême droite se sont engouffrées dans le dossier pour mieux souligner, selon elles, les manquements du gouvernement Castex et du président Macron dans la lutte contre la criminalité. Les observateurs politiques ont rappelé la faiblesse récurrente présumée du chef de l’Etat français sur les questions régaliennes. Et l’échec supposé de l’installation d’un sarkozyste affiché, Gérald Darmanin, au ministère de l’Intérieur, où, pour labourer les terres des électeurs de l’extrême droite, il était censé faire du Sarkozy, à coups de Kärcher pour les délinquants et de louanges inconditionnelles pour les policiers. Le résultat de cet emballement médiatico-politique, on ne le connaîtra qu’au printemps 2022. Mais il est sûr que dans la perspective, dite inéluctable aujourd’hui, de la réédition d’une confrontation entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, la présidente du Rassemblement national ne peut que savourer l’émergence de ce thème dans l’actualité.

Le phénomène des bandes est réapparu depuis un moment, pas seulement depuis un an ou deux. Mais il prend, il est vrai, une ampleur assez saisissante.

Mais que dit de l’état de la France cette irruption de violences? Elle rappelle d’abord une constante. « Le phénomène de bandes est connu depuis très longtemps. En Belgique et en France, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, elles s’opposaient d’un village à un autre, notamment lors des bals populaires. Ces rixes intervillages étaient classiques », insiste l’anthropologue et sociologue David Le Breton, auteur de plusieurs ouvrages sur l’adolescence. « Le phénomène est endémique. Il est réapparu depuis un moment, pas seulement depuis un an ou deux. Mais il prend, il est vrai, une ampleur assez saisissante. » Sur le temps court, il serait pourtant difficile de dégager une orientation significative. Il y a eu 357 affrontements impliquant des bandes dans l’Hexagone en 2020, soit 25% de plus qu’en 2019. Mais il y en avait eu 400 en 2010, ce qui témoignerait d’une relative stabilité.

Trois tués

Depuis le début de l’année, une série de « faits divers » impliquant des bandes a occupé la chronique judiciaire. Ils ont tous pour cadre Paris ou sa région. Paris, XVe arrondissement, le 15 janvier: Yuriy, 15 ans, est passé à tabac par plusieurs jeunes sur la dalle de Beaugrenelle. Il dément que son agression ressorte d’un conflit entre bandes.

Saint-Chéron, dans l’Essonne, au sud-ouest de Paris, le 22 février: Lilibelle, 14 ans, est tuée en voulant s’interposer dans une bagarre entre des bandes de Saint-Chéron et de Dourdan.

Boussy-Saint-Antoine, dans l’Essonne, le 23 février: un garçon de 14 ans est tué d’un coup de couteau dans le cadre d’une confrontation entre les bandes de jeunes d’Epinay-sous-Sénart et Quincy-sous-Sénart.

Bondy, Ile-de-France, le 26 février: Aymane, 15 ans, est tué par balle dans un centre sportif par deux jeunes arrivés à moto.

Créteil, Ile-de-France, le 13 mars: cinq adolescents sont mis en examen, dont un pour « tentative de meurtre » pour avoir « corrigé » des plus jeunes de leur bande qui s’étaient fait humilier par des membres d’un groupe rival.

Des joutes de virilité

En définissant son cadre, le professeur de l’université de Strasbourg explique d’autres constantes de cette tendance. « Ce ne sont pas des bandes de filles qui s’affrontent. On est face à des formes classiques de joutes de virilité pour montrer qu’on est plus forts que les autres, qu’on est des caïds. C’est le triomphe d’une culture de rue qui marque une crise profonde du lien social. Ces jeunes ne se construisent pas dans un « être ensemble » général qui inclurait la société tout entière. Ils se définissent contre. Et contre qui? Paradoxalement contre ceux de la rue ou du quartier d’à côté. C’est une identité minimale, par défaut et purement territoriale qui fait que le jeune n’a pas cette capacité de se projeter dans un ensemble plus large pour se dire, par exemple, qu’il est le citoyen d’une ville, d’un pays… »

Ces rivalités de bandes sont polysémiques, selon l’anthropologue. Elles peuvent êtres motivées par la défense de l’économie informelle du quartier, un trafic de drogue par exemple, par la volonté de maintenir un monopole sur un lieu, ou par des questions plus « futiles ». Les réseaux sociaux facilitent la convocation et le rassemblement des membres de la bande pour mener une action punitive. Mais ils ne changeraient pas fondamentalement la donne, selon David Le Breton. La précocité des agresseurs, âgés de 14-15 ans dans les dossiers observés depuis début 2021, trancherait en revanche avec le profil habituel des auteurs. « Des tout jeunes commencent à être emportés par ce mouvement. Des « anciens » avaient d’ailleurs anticipé ce phénomène en disant être inquiets de leurs petits frères plus radicaux qu’eux. » Mais la disposition au passage à l’acte violent peut aussi être l’objet d’une transmission. La mise en examen de cinq jeunes le samedi 13 mars à Créteil, au sud-est de Paris, en témoigne. Ils ont été arrêtés pour avoir tiré au taser et à l’arme à plomb sur les plus jeunes, âgés de 12 ans, de leur propre bande pour les endurcir après que ceux-ci se sont fait humilier par leurs alter ego d’un groupe rival.

Une manifestation en soutien à la famille de Aymane tué le 26 février à Bondy par arme à feu.
Une manifestation en soutien à la famille de Aymane tué le 26 février à Bondy par arme à feu.© belga image

L’entre-soi renforcé par le confinement

Dans l’analyse de cette multiplication d’affrontements entre bandes, il importe aussi de considérer un élément circonstanciel, la crise sanitaire et ses contraintes. « Le confinement a quand même précarisé davantage ces populations, explicite David Le Breton. Le confinement, ce n’est pas seulement rester chez soi et avoir peu de marge de manoeuvre pour se déplacer. Pour énormément de gens et de jeunes de ces quartiers, il implique aussi la suppression des petits boulots à travers lesquels ils parvenaient à exister, à gagner de l’argent. Autre élément, la fermeture physique des écoles. L’établissement scolaire constitue tout de même une sorte de détour pour se détacher un peu de soi, pour voir le monde d’un autre point de vue. Le confinement a accentué encore l’entre-soi des territoires aux dépens de l’ouverture que permettent l’école et les lieux de pratique sportive et culturelle, insiste le sociologue de l’université de Strasbourg. Dans ces lieux, le jeune croise des gens qui viennent d’un peu partout, dans une géographie différente de celle de sa rue ou de son quartier. Ces rencontres jouaient un petit rôle de garde-fou que l’on a perdu pendant des mois à cause du confinement. Et l’après n’a pas rétabli toutes les activités qui permettent de se retrouver ensemble autour des stades de foot ou d’autres sports qui sont des lieux de sublimation essentiels où l’on peut se laisser aller, crier… Ce ne sont que des hypothèses mais ce contexte a pu contribuer à ce que certains jeunes pètent les plombs et en viennent à s’affronter plus facilement entre eux pour des raisons futiles. »

Plus structurellement, du reste, la raréfaction des services publics dans certains quartiers, conjuguée à la disparition de la police de proximité et sa substitution par un corps plus répressif adepte du contrôle répété a aussi fragilisé la vie quotidienne dans ces territoires. David Le Breton en fait remonter la responsabilité à l’époque de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et président. « Il a privilégié la volonté de réprimer sur celle de prévenir et d’accompagner. On a vu beaucoup de prisons se construire, les policiers de proximité disparaître, l’argent donné aux associations qui travaillaient dans les quartiers se tarir… » Somme toute, le diagnostic pourrait être perçu comme optimiste. Des décisions politiques qui contribueraient à retisser du lien social seraient, dans cette hypothèse, susceptibles d’inverser la tendance.

Une « désagrégation sociale »

Le criminologue Alain Bauer est moins confiant en l’avenir et plus sévère sur le constat. Interrogé dans l’émission Quotidien sur TMC, il affirme observer en France un processus de « désagrégation sociale ». Il établit l’émergence de cette tendance à une dizaine d’années quand la courbe des violences, des homicides, des coups et blessures volontaires, et des tentatives d’homicides a commencé à augmenter pour atteindre à la fin 2020 son plus haut niveau depuis 1972. Selon le professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers à Paris, une phase de désagrégation de la société est atteinte lorsque la violence devient le nouveau système de régulation, pas seulement au sein des bandes et chez les adolescents, mais dans toute la société. Si telle est la perspective qui se dessine pour la France, c’est plus qu’une surenchère politicienne de campagne électorale dont les Français auront besoin pour la prévenir.

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