L'armée éthiopienne a réussi à imposer sa loi dans les grandes villes du Tigré. Mais le conflit continue sous forme de guérilla dans les zones rurales. © belga image

Ethiopie: une sale guerre à huis clos

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Quelle conception du fédéralisme pour l’Ethiopie? C’est sur cet enjeu que le pouvoir central du Premier ministre Abiy Ahmed a engagé contre le principal mouvement du Tigré un conflit sur lequel plane le soupçon du nettoyage ethnique.

Un Premier ministre qui, au nom de l’unité de son pays, engage une opération militaire contre un pouvoir régional et s’allie pour l’ accomplir à un Etat voisin dictatorial, ce n’est pas banal. Et ça l’ est encore moins lorsque le dirigeant en question, l’Ethiopien Abiy Ahmed, est le lauréat du prix Nobel de la paix 2019, qui lui a été accordé pour avoir signé un accord de paix avec cette Erythrée, aujourd’hui complice en répression. Pas vraiment de quoi unir une nation.

Le conflit du Tigré remonte à début novembre. Après l’attaque d’une base militaire par des combattants du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), l’armée gouvernementale, aidée de milices de la région amhara voisine, lance une vaste offensive, probablement préparée. Elle s’empare en quelques semaines des principales villes, dont la capitale régionale Mékélé. Les dirigeants et les troupes du TPLF sont pourchassés, arrêtés, assassinés. Après un mois de combat, le Premier ministre éthiopien croit pouvoir déclarer « l’opération de retour à l’ordre constitutionnel » terminée. Mais les faits viennent le démentir de façon implacable. Si la situation des villes est sous le contrôle des forces gouvernementales, les zones rurales continuent d’être le théâtre d’actions de guérilla de la part du TPLF. Les témoignages sur des violations des droits humains – l’ONU évoque notamment de « très sérieuses allégations de viols » – se multiplient. Ils mettent souvent en cause des soldats érythréens venus en appui de l’armée éthiopienne. Et, troisième source de critiques à l’encontre d’ Addis-Abeba, le blocus militaire de la région interdit quasi tout acheminement de l’aide humanitaire et fait planer des risques de famine au sein de la population (lire l’encadré ci-dessous). Des Tigréens ont fui au Soudan. D’autres, au moins un million, sont déplacés dans leur propre région. Le bilan en pertes humaines est incertain. Des infrastructures ont été détruites. L’accès à l’eau est problématique dans certaines zones.

Le spectre de la famine

Le Tigré a déjà connu une famine associée à une situation de conflit, également entre le Front de libération du peuple du Tigré et l’armée éthiopienne, en 1984 et 1985. Conjuguée à une autre dans le sud du pays, elle avait fait entre 200 000 et 1 million de morts. Elle avait donné lieu à une mouvement de solidarité en Occident symbolisé par le concert Live Aid. Elle trouvait son origine dans de très faibles précipitations dans la région. On retrouve les mêmes ingrédients dans la situation actuelle au Tigré. La dernière récolte n’a pas été bonne en raison de la sécheresse. Les combats et les difficultés d’accès pour les organisations humanitaires font craindre le pire. Quelque 4,2 millions de personnes seraient déjà en manque de nourriture. Une association, en Belgique, se mobilise pour venir en aide aux Tigréens. Basée à Liège, Tesfay, qui agit dans les domaines de l’éducation, du logement et de la santé, projette d’envoyer à Adigrat, ville tigréenne, un camion rempli de 6 000 kilos de sacs de blé.

L’obstination du prix Nobel de la paix

Ethiopie: une sale guerre à huis clos

En clair, le Premier ministre et prix Nobel de la paix est pris au piège de l’opération qu’il a orchestrée. Mais pourquoi celle-ci maintenant? Dans le conflit du Tigré, deux conceptions du fédéralisme, des rancoeurs passées et des intérêts contemporains s’affrontent. En avril 2018, c’est avec une volonté de réformes qu’Abiy Ahmed devient Premier ministre d’une Ethiopie (110 millions d’habitants) devenue un petit dragon économique. Il libère des opposants, favorise le retour d’autres de l’étranger, ouvre le champ politique et met fin à deux décennies de conflit avec l’Erythrée. Il entend aussi faire évoluer le « fédéralisme ethnique » en vigueur en un « fédéralisme d’union ». « Trois visions du fédéralisme cohabitent en Ethiopie, explique Sonia Le Gouriellec, maître de conférences à l’université catholique de Lille et spécialiste de la Corne de l’Afrique. Le fédéralisme ethnique, celui mis en place par les Tigréens quand ils prennent le pouvoir au début des années 1990, le fédéralisme classique et un fédéralisme avec un pouvoir central fort. Abiy Ahmed a cette vision-là. Il a développé une conception de l’organisation de l’Etat, le Medemer (NDLR: « synergie » en langue ahramique), qui prône l’intégration et ne supporte pas les divisions. » Du discours aux actes. Le Premier ministre dynamite le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien qui l’a porté à la tête du gouvernement. Celui-ci était composé de quatre formations constituées sur des bases ethniques: le TPLF tigréen, l’Organisation démocratique des peuples oromo, dont Abiy Ahmed faisait partie, le Mouvement national démocratique amhara et le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Ethiopie. Selon la volonté du nouvel homme fort du pays, cette coalition devient le Parti de la prospérité et ses composantes originelles sont sommées de remiser leurs fondements communautaires.

Un esprit de revanche

Mais le Front de libération du peuple du Tigré refuse. Cette rupture conjuguée au report des élections législatives pour cause de Covid, et aux conséquences mêmes de la pandémie, a exacerbé les tensions entre le pouvoir à Addis-Abeba et le gouvernement régional du Tigré dominé par le TPLF. Dans sa logique, le Premier ministre éthiopien ne pouvait pas laisser passer cette insubordination. Mais il ne faut pas écarter la dimension revancharde dans la politique d’Abiy Ahmed. Lui-même oromo et allié aux dirigeants amhara, il règle en quelque sorte ses comptes avec les Tigréens qui ont écrasé la vie politique pendant les trente années de « règne » du Premier ministre Meles Zenawi (1995-2012). De même, l’implication des Erythréens dans le conflit aux côtés de l’armée éthiopienne s’explique par une rancoeur

Quelque 60000 Ethiopiens se seraient réfugiés au Soudan à la suite de la guerre au Tigré. Les déplacés intérieurs sont beaucoup plus nombreux.
Quelque 60000 Ethiopiens se seraient réfugiés au Soudan à la suite de la guerre au Tigré. Les déplacés intérieurs sont beaucoup plus nombreux.© belgaimage

à l’encontre du Tigréen Meles Zenawi qui n’a jamais consenti à appliquer les termes de l’accord de paix qui avait mis fin à la guerre érythréo-éthiopienne de 1998-2000 en vertu duquel Addis-Abeba devait restituer des territoires frontaliers à Asmara.

La participation et les exactions des soldats érythréens dans le conflit du Tigré mettent pourtant en grande difficulté le Premier ministre éthiopien. « S’il devait reconnaître avoir autorisé la présence des Erythréens, le pouvoir marginalisé et totalitaire de la région, il perdrait beaucoup de soutiens internationaux, observe Sonia Le Gouriellec. Il est dans une course contre la montre pour réussir à arrêter et à éliminer les derniers chefs tigréens. » Avant que la communauté internationale exerce une pression trop forte sur Addis-Abeba ou qu’elle se rende réellement compte que l’aveuglement d’un prix Nobel de la paix a pu entraîner une famine au sein de sa propre population…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire