Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, de prix Nobel de la paix en 2019 à chef de guerre contre une partie de son peuple en 2021. © belga image

« Le conflit se retourne contre Abiy Ahmed »

L’embourbement au Tigré et les accusations de ciblage ethnique ruinent l’idée du Premier ministre éthiopien d’une offensive éclair menée dans l’indifférence de la communauté internationale, selon Sonia Le Gouriellec, maître de conférences à l’Université catholique de Lille.

La conception du « fédéralisme unitaire » du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed conduisait-elle inévitablement à un conflit armé avec les Tigréens?

Tous les Etats fédéraux dans le monde connaissent des tensions entre pouvoir central et régions. C’est aussi le cas en Belgique, je crois. En Ethiopie, le fédéralisme ethnique mis en place par le Premier ministre charismatique Meles Zenawi (1995-2012) a fonctionné parce que celui-ci était autoritaire. A son décès (NDLR: en août 2012, aux cliniques Saint-Luc à Bruxelles où il avait été hospitalisé), une transition s’est ouverte. Elle a donné lieu à de nombreuses manifestations dans tout le pays parce que les Ethiopiens voulaient pouvoir bénéficier des dividendes du développement économique du pays. L’accession au pouvoir d’Abiy Ahmed en avril 2018 a suscité chez eux un grand espoir, particulièrement chez les Oromos dont il est issu. Ceux-ci pensaient qu’il allait accéder à leurs demandes. Beaucoup ont donc été surpris qu’il ait cette vision très unitaire du fédéralisme. En premier lieu les Tigréens qui, sous les mandats de Meles Zenawi, avaient occupé le pouvoir pendant trente ans et se sentaient désormais marginalisés. Il était presque inéluctable que la cocotte-minute éthiopienne explose à un moment ou à un autre. On a assisté à une escalade verbale et à un repli des uns et des autres pendant un an. La confrontation est arrivée dans un contexte politique aggravé par la crise sanitaire. Comme le disait le théoricien militaire Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ». C’est exactement ce qui s’est passé.

Le conflit est l’occasion d’un véritable ciblage ethnique.

Abiy Ahmed ne prend-il pas beaucoup de risques dans cette opération alors qu’il était tout auréolé du prestige du prix Nobel de la paix?

Oui, c’est une catastrophe. Au départ, il a été très malin. Il a pris le prétexte de l’attaque d’une base militaire fédérale au Tigré par les Tigréens pour mener son offensive. Cela faisait pourtant quelques semaines qu’elle se préparait. Il l’a lancée le matin de l’élection présidentielle américaine, un calendrier parfaitement choisi pour qu’on ne s’y intéresse pas trop. Elle a été rapide et a duré un mois. Mais elle s’est concentrée sur les villes et n’a pas sécurisé les campagnes. Elle s’est donc prolongée en une guérilla. Si le conflit avait été limité à un mois de combats, il se serait déroulé dans une certaine indifférence internationale. Le problème est que l’armée gouvernementale s’embourbe. Le conflit traîne. Donc, le monde commence à s’en préoccuper et à se demander ce que Abiy Ahmed est en train de faire. D’autant qu’il ne s’agit pas d’une simple « opération de police ». Le conflit est l’occasion d’un véritable ciblage ethnique, au Tigré, à travers notamment des viols, et jusque dans la capitale Addis-Abeba où des fonctionnaires tigréens ont été invités à rester chez eux et où des descentes de police ont visé certaines populations. L’offensive au Tigré est effectivement en train de se retourner contre Abiy Ahmed. Je pense qu’il en a conscience.

Une voie de sortie de crise est-elle possible?

Abiy Ahmed a mis en place un autre gouvernement local avec des Tigréens plus « souples ». Tous les membres du TPLF doivent renier leur appartenance à ce mouvement et rejoindre le nouveau parti d’Abiy Ahmed. Il reste une grande inconnue. Le TPLF dispose-t-il de troupes? Quel armement a-t-il conservé? Parmi ses dirigeants, qui a été arrêté, tué? Je n’ai pas les réponses à ces questions dont dépendront la durée et l’issue du conflit.

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