Les secteurs américains du commerce en ligne et de la grande distribution ont le regard tourné vers Bessemer. C'est en partie leur modèle économique qui est en jeu. © GETTY IMAGES

Etats-Unis: un renouveau syndical?

Maxence Dozin
Maxence Dozin Journaliste. Correspondant du Vif aux Etats-Unis.

La décision des travailleurs d’Amazon de l’entrepôt de Bessemer de créer un syndicat pourrait bouleverser le secteur du commerce en ligne. Et doper un mouvement syndical malmené.

Amazon, deuxième plus grand employeur privé des Etats-Unis, fort de près d’un million d’employés, va-t-il devoir opérer un revirement majeur de sa politique managériale? La firme fondée par Jeff Bezos, qui a tiré profit de la pandémie pour accroître ses ventes de façon substantielle, fait face à une première tentative de syndicalisation d’une partie de ses employés, ceux de l’entrepôt de Bessemer, dans l’ Alabama, au sud du pays. Ils ont pris contact avec un syndicat pour envisager la création d’une délégation dans l’entreprise, ce qui constituerait une première dans le secteur – le résultat de leur vote, le 29 mars, est attendu à la fin de la semaine – et pourrait entraîner des bouleversements dans la grande distribution et le commerce en ligne, deux secteurs où de nombreux nouveaux acteurs tentent de tirer leur épingle du jeu en s’appuyant sur des contrats de travail « flexibles » ; notamment avec des travailleurs indépendants.

Les syndicats ont commencé à perdre leur pouvoir aux Etats-Unis presque dès qu’ils en ont acquis.

Joe Biden, le plus prosyndicats

Les quelque 6 000 employés du site de Bessemer gagnent environ quinze dollars de l’heure, soit deux fois plus que le salaire horaire minimum fédéral (7,25 dollars). Ils se plaignent, en outre, de conditions de travail « déshumanisantes » et de cadences « intenables ». Sans surprise, les personnalités de la gauche progressiste américaine, Bernie Sanders, Elizabeth Warren ou Stacey Abrams, sont montées au créneau pour encourager les travailleurs à s’affilier. Plus étonnant, le sénateur républicain de Floride Marco Rubio a exprimé son soutien à la syndicalisation des ouvriers dans une tribune au quotidien USA Today et a questionné la moralité de l’entreprise: « Amazon devrait comprendre que la guerre qu’elle mène contre les petits commerces et les valeurs propres à la classe laborieuse a participé à ce que les ponts soient coupés avec [les conservateurs]. »

Positionnement rare dans le chef d’un président en exercice, Joe Biden lui-même a rappelé que « chaque travailleur américain a le droit de s’affilier à un syndicat ». Comme le rappelle Philip Dray, professeur à la New School de New York et auteur d’un ouvrage sur l’histoire du syndicalisme aux Etats-Unis, There Is Power in a Union (Anchor Books, 2010, non traduit en français), « Joe Biden se révèle être un président étonnamment proche de la cause syndicale, incorporant notamment dans son gouvernement l’ancien syndicaliste Marty Walsh ».

Pour Jake Rosenfeld, professeur de sociologie à l’université de Washington, spécialiste de l’histoire des syndicats et auteur de You’re Paid What You’re Worth. And Other Myths of the Modern Economy (Harvard University Press, 2021, non traduit en français), « l’actuel président des Etats-Unis s’est mué en partisan le plus franc du mouvement syndical depuis plusieurs générations, bien plus que tous les présidents de gauche depuis Lyndon Johnson dans les années 1960 ». La hausse du salaire horaire fédéral à quinze dollars de l’heure, priorité de campagne du président, fait l’objet d’une très forte résistance dans le camp républicain, et ne pourra selon toute probabilité voir le jour que si les démocrates mettent fin à la pratique dite du « filibuster » (NDLR: obstruction systématique) au Sénat.

Pas encore remis de l’effet Reagan

Pour Philip Dray, « le syndicalisme et l’esprit d’initiative américain ont connu une histoire tumultueuse, le premier ayant fini par être taxé d’antiaméricain par certains. Pourtant, on peut constater qu’un parallèle évident s’observe entre les différents phases de syndicalisation du pays et l’esprit « civique » américain de participation citoyenne. » C’est dans les années 1960, quand le syndicalisme était largement répandu dans le pays, que les Américains ont battu tous les records mondiaux d’affiliations à des associations. En 1981, cependant, le président Ronald Reagan choisit, à la faveur d’une de ses premières décisions en matière sociale, de mettre fin à la grève des contrôleurs du trafic aérien, allant jusqu’à menacer ces derniers, des employés fédéraux, de licenciement. « Les années 1980 marquèrent une chute ininterrompue de l’affiliation syndicale, mais celle-ci avait déjà commencé à la fin des années 1940, estime Jake Rosenfeld. Les syndicats ont commencé à perdre leur pouvoir aux Etats-Unis presque dès qu’ils en ont acquis – sous Roosevelt dans les années 1930. Ils n’ont jamais été acceptés comme partenaires de négociation légitime par un grand nombre d’employeurs et d’hommes politiques. Même s’ils sont restés actifs dans les domaines économique et politique pendant encore quelques décennies, ils ont assez rapidement dû se battre pour leur survie, à tel point qu’ils sont aujourd’hui presque tombés en déshérence. »

Deux facteurs prépondérants soutiennent cependant la volonté actuelle d’affiliation à un syndicat: la revalorisation des travailleurs jugés « essentiels » en temps de pandémie – les Américains sont, par exemple, de plus en plus dépendants du secteur de la livraison de biens à domicile – et la reconnaissance sociétale induite par le mouvement Black Lives Matter, dans la mesure où de nombreux travailleurs payés à l’heure sont de couleur. Il n’est pas anodin qu’ Amazon ait ouvert sa branche de Bessemer, où 85% des employés sont Noirs, en mars 2020. L’entreprise a depuis connu une croissance exponentielle, terminant l’année 2020 avec un chiffre d’affaires de près de 400 milliards de dollars, un record. Amazon estime que l’affiliation à un syndicat met en danger la relation « directe » que l’entreprise entretient avec ses employés.

En cas de victoire des partisans de l’affiliation syndicale, il faudra sans doute attendre quelques années avant que la syndicalisation devienne effective et que les contrats-cadres soient adaptés. Mais, comme le conclut Jake Rosenfeld, « un « oui » des ouvriers de Bessemer ouvrirait la porte à une possible syndicalisation massive des employés de tri d’Amazon. Et même si elle devait être différée dans le temps, l’adoption de nouvelles conventions consacrerait un changement majeur au sein de l’entreprise ». Les grèves dans le secteur de la distribution ont été nombreuses en 2020 aux Etats-Unis, et beaucoup d’observateurs attendent avec intérêt de voir quelles répercussions aura la décision des travailleurs de Bessemer.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire