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Comment la livraison à domicile a métamorphosé le monde

Marie Gathon
Marie Gathon Journaliste Levif.be

Les grands avantages de la vente en ligne sont de rendre l’acte d’achat plus simple et de nous donner accès à une plus grande gamme de produits. Mais ce nouveau moyen de consommation a pris une telle ampleur, qu’il a profondément bouleversé le monde.

En à peine une décennie, le secteur de la livraison à domicile a littéralement explosé, aussi bien celui des paquets, que celui des repas. Pour preuve, les emballages de produits livrés à domicile représentent aujourd’hui 30 % des déchets solides générés chaque année aux États-Unis. Le carton à lui seul coûte la vie à 1 milliard d’arbres chaque année, selon les chiffres rapportés par le Guardian. Et cela ne va pas s’arrêter, puisque les prévisions sont pharaoniques : les ventes mondiales en ligne ont généré 3,4 trillions d’euros en 2017 et devraient avoisiner les 5.41 trillions d’euros d’ici 2024.

Le grand avantage de la vente en ligne a été de nous amener à faire plus d’achats tout en y réfléchissant moins – en réfléchissant moins, en particulier, à la manière dont nos achats arrivent jusqu’à nous. Cette distinction entre le produit et son transport est peut-être ce qu’Amazon nous a le plus vendu. Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, n’a jamais voulu que ses clients s’inquiètent des frais d’expédition, des coûts ou du temps que cela prendrait.

Immobilité

L’accent mis par Amazon sur la rapidité a également obligé les autres détaillants à se dépêcher, et nous a incités à croire que si la livraison n’était pas rapide, le produit n’en valait pas la peine. C’est comme si nous avions oublié qu’un produit est un objet se déplaçant dans l’espace, luttant contre la gravité, la résistance de l’air et d’autres forces de la nature. Les entreprises, elles, n’en sont que trop conscientes. Alors que l’acte d’achat se fait d’un simple clic, la vente en ligne est en train de réorganiser le monde physique de manière à ce que les livraisons soient de plus en plus rapides.

La signification de la livraison à domicile est pourtant bien plus profonde qu’on ne le pense pour nos sociétés. Pendant des milliers d’années, le progrès humain s’est mesuré à la facilité et la rapidité de notre mobilité: notre capacité à marcher sur deux jambes, puis à chevaucher des animaux, naviguer sur des bateaux, traverser la Terre et voler dans les airs. En à peine deux décennies, ce modèle a été complètement transformé. Le progrès consiste aujourd’hui à faire en sorte que notre nourriture et nos produits se frayent un chemin jusqu’à nous, individuellement. Le progrès est donc maintenant calculé sur notre immobilité.

Compression du temps

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L’autre objectif du commerce en ligne est de continuellement comprimer le temps. Dès 1999, Bezos était captivé par la perspective d’une livraison immédiate. Amazon a investi 60 millions de dollars (54 millions d’euros) dans une société appelée Kozmo.com, qui promettait de fournir « des films, des jeux, des DVD, de la musique, des magazines, des livres, de la nourriture… » vers n’importe quelle adresse de New York en une heure ou moins. La société s’est effondrée en 2001, mais Bezos a continué à méditer sur d’autres modèles.

En 2005, Amazon a créé « Prime » : un club payant afin de bénéficier gratuitement d’une livraison en deux jours. « Prime » compte maintenant plus de 100 millions de membres. Cette rapidité agit comme une drogue. Consumer Intelligence Research Partners, une entreprise d’analyse de marché, a constaté que 93% des membres « Prime » conservaient leur abonnement après un an et 98% après deux ans. « Pas pour les personnes patientes », lance un slogan « Prime ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit : un membre « Prime » sur trois a supprimé des objets de son panier d’achats après avoir été informé qu’il ne pourrait pas être livré en moins de deux jours. Cet été, Amazon a réduit de moitié le temps d’expédition « Prime » passant à un jour. En octobre, les abonnés aux États-Unis ont pu commencer à s’abonner à des livraisons gratuites de courses alimentaires en moins de deux heures.

Le temps c’est de l’argent

Des livraisons de plus en plus rapides insinuent que le temps consacré aux achats dans des magasins classique est trop long et que cela n’en vaut pas la peine. Ce temps pourrait être consacré à une activité plus utile. « Le temps, c’est de l’argent. Économisez les deux », lance un autre slogan d’Amazon Prime.

En effet, nos vies sont de plus en plus chargées et nous avons de moins en moins de temps à consacrer à nos achats. En parallèle, les délais de livraison ont été réduits. Nous dépensons donc de l’argent pour essayer de gagner du temps, alors qu’en réalité, ce temps nous allons probablement le perdre à zoner sur les réseaux sociaux. Internet nous promet du temps qu’il nous reprend.

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Une pression de plus en plus forte

Au-delà des frais que nous payons, nos commandes ont des coûts : certains sont connus, alors que d’autres commencent lentement à se manifester. Une grande attention a été portée, à juste titre, sur les conséquences que l’exécution de nos commandes peut avoir sur les travailleurs des entrepôts ou sur les chauffeurs des camionnettes de livraison. En outre, comme nos achats sont de plus en plus volumineux et livrés de plus en plus rapidement, ils exercent une pression invisible et transformatrice sur les infrastructures, sur les villes et sur les entreprises elles-mêmes.

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« Le client exerce une pression énorme sur la chaîne d’approvisionnement « , a déclaré James Nicholls, associé directeur chez Stephen George + Partners, un cabinet d’architecture industrielle. « Surtout si vous commandez une chose en cinq couleurs différentes, que vous les essayez toutes et que vous en renvoyez quatre. »

Dans la livraison à domicile, le dernier kilomètre est devenu le kilomètre le plus cher et le plus difficile de tous. Il englobe des problèmes tels que : comment bien emballer une boîte. Comment éviter les embouteillages. Que faire lorsqu’un chauffeur-livreur sonne à la porte et que personne n’est à la maison. Que faire avec les forêts de carton usagé.

Un objet peut avoir passé des semaines à parcourir la moitié du monde, d’une usine en Chine à un hangar situé à la périphérie d’une grande ville européenne. Mais les heures les plus cruciales sont celles entre le hangar et la maison de l’acheteur. C’est ce qu’on appelle le dernier kilomètre dans le jargon et il doit être le moins cher possible.

Des boîtes à toute épreuve

Un colis est en moyenne déposé 17 fois avant d’atteindre son acheteur. Dans un camion plein, la boîte du bas supporte le poids de celles du dessus. Lorsque le camion est à moitié vide, les colis glissent et s’entrechoquent lorsque la camionnette freine, comme c’est souvent le cas dans les villes.

Kim Houchens, directrice de l’unité « Customer Packaging Experience » d’Amazon qualifie les « tribulations du dernier kilomètre » de « dangers ». Son travail consiste à concevoir les boîtes en carton pour y résister. En tant que scientifique des matériaux, elle en sait beaucoup sur les conditions difficiles de transport.

Auparavant, elle a travaillé pour un sous-traitant de la Nasa qui a conçu les combinaisons spatiales et pour une autre entreprise qui a mis au point des parachutes militaires et des gilets pare-balles.

Les universités ont maintenant des laboratoires de conception d’emballages. Au laboratoire de la Rutgers School of Engineering, ils testent même « l’adhérence des étiquettes » pour voir si elles collent bien à la boîte. UPS et FedEx engagent des chercheurs internes pour étudier le carton ondulé.

L’équipe de Houchens est passée de sept membres en 2014 à 85 aujourd’hui, et travaille avec plus de 800 tailles et types de boîtes. Pour un artefact qui n’est utilisé que quelques minutes et dont la destination finale est la corbeille de recyclage, elle fait l’objet d’un volume de pensée étonnant.

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Le dilemme environnemental

La boîte en carton est le symbole des produits livrés à domicile. Cela nous rappelle le dilemme du choix entre notre consommation et la santé de la planète.

Le simple fait d’ajouter 1 mm d’épaisseur au carton, pour le rendre plus résistant, pourrait épuiser une grande forêt lorsqu’il s’agit des centaines de milliards de boîtes. Une boîte plus lourde coûte aussi plus cher à l’achat et consomme plus de carburant pour l’expédition.

Comme toute entreprise, Amazon a essayé d’atténuer l’impact de son dernier kilomètre en concevant des boîtes à la fois légères et solides. L’entreprise était connue pour ses emballages excessifs, et les médias sociaux regorgent d’exemples. Selon les chiffres du Guardian, Amazon a réduit le poids de ses emballages sortants de 25% depuis 2016. En août, la société a également annoncé qu’elle commencerait à imposer des amendes aux autres fournisseurs de sa plateforme qui suremballent leurs produits.

L’impact environnemental de tout ce papier et de ce plastique ne représente qu’une partie de l’empreinte carbone globale d’Amazon: elle équivaut à 44,4 millions de tonnes de dioxyde de carbone, comme l’avait révélé pour la première fois la société en septembre. C’est moins que Walmart (chaîne de supermarché américaine), mais plus que Apple, UPS ou le Danemark.

Les statistiques ne permettent toutefois pas vraiment de savoir si la livraison à domicile est pire pour la planète que de se rendre au magasin. En 2009, des chercheurs de l’Université Heriot-Watt d’Édimbourg ont estimé qu’un client émet 24 fois plus de dioxyde de carbone s’il parcourt 20 km en voiture pour acheter un seul article que s’il le commande en ligne.

Certes, dans le monde de la logistique, 2009 semble être une vie, surtout depuis l’avènement de la livraison en deux heures et les comportements d’essai et de retour chronique des acheteurs. En outre, tout le monde ne traverse pas la ville pour un seul achat. Beaucoup marchent jusqu’aux magasins proches de chez eux. D’autres prennent les transports en commun. Certains commandent bien plus que ce dont ils ont besoin. Certains sont si loin à la campagne que les camionnettes de livraison doivent faire des détours pour les trouver. Certains ne sont pas à la maison lorsque les camionnettes se présentent. Bref, nous faisons tous nos achats de manière différente.

Des embouteillages plus importants

En villes, les camionnettes de livraison posent des problèmes quand elles se déplacent et quand elles sont garées. En Grande-Bretagne, le nombre de kilomètres parcourus par ces fourgonnettes a augmenté de 56% depuis 2000, selon un rapport de la Society of Motor Manufacturers and Traders. (À titre de comparaison, l’augmentation du nombre de kilomètres parcourus par les voitures particulières est de 9%.) En commandant nos produits en ligne pour esquiver le trafic, nous avons en fait aggravé le trafic.

Les livraisons toujours plus rapides ont même été fatales dans certains cas. Amazon est en effet impliqué dans au moins 100 poursuites judiciaires aux États-Unis suite à des décès ou des blessures dans des accidents causés par ses véhicules. Mi-octobre, Amazon a licencié trois entreprises de livraison en raison de leur taux d’accidents.

Lorsque les camionnettes s’arrêtent pour effectuer leurs livraisons, elles causent un désordre supplémentaire. Elles se garent souvent sur des pistes cyclables ou des zones interdites de stationnement.

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Quand les produits seront partout

À terme, les clients voudront que la livraison soit si rapide que nous serons pratiquement assis sur les produits que nous allons commander. À Londres, l’industrie du commerce électronique lorgne déjà sur des biens immobiliers tombés en désuétude qui pourraient être réaffectés pour garder les stocks et trier les livraisons. Des parkings, par exemple, qui se videront au fur et à mesure que les gens conduiront moins, et qui pourront être transformés en centres de traitement pour des livraisons en une demi-heure, des tours à plusieurs étages ou encore des caves de stockage.

A Londres, une friche industrielle fait déjà saliver les investisseurs : un métro de dix kilomètres qui traverse la ville d’est en ouest. La Poste britannique (Royal Mail) a construit et utilisé ce tunnel entre 1927 et 2003 pour transporter jusqu’à 4 millions de lettres par jour. Pourquoi ne pas l’utiliser de nouveau comme réseau de livraison de colis ?

Pour 498 millions de livres sterling (580 millions d’euros), la ligne pourrait être réaffectée livrer 16.000 colis par heure, supprimant un quart du trafic quotidien de la ville. DHL et Amazon seraient notamment intéressés par l’affaire. Cette ligne, selon le bureau d’architecte londonien Chestwood, est un exemple de ce que les entreprises du web sont capables de faire pour leur profit : se servir d’un actif financé par les contribuables, construit par un service public qui a lui-même été privatisé.

L’architecte James Nicholls donne plusieurs exemples : « Plusieurs responsables de la logistique m’ont dit que si les camionnettes à moitié pleines de plusieurs entreprises continuaient d’encombrer les rues, la meilleure solution serait peut-être que chaque détaillant utilise plutôt une seule entreprise. Un seul service de livraison pour les gouverner tous – tout comme le service postal d’antan. Les casiers proposés aujourd’hui par de nombreuses startups ainsi que par Amazon et UPS – nés de la frustration de l’échec des livraisons aux clients qui ne sont pas chez eux – ressemblent à des boîtes postales ordinaires ».

Oublier les missions de l’Etat

Il ne s’agit pas pour autant d’un constat qui voudrait que les anciennes méthodes sont plus efficaces. Entre temps, des changements profonds se sont opérés dans nos sociétés. Les systèmes privés de voitures partagées nous font oublier que nous devons attendre de nos gouvernements qu’ils nous fournissent les transports publics. De même, la facilité de livraison à domicile nous fait oublier qu’il fut un temps où nous faisions partie de la chaîne d’approvisionnement, transportant nos marchandises à la maison dans des sacs ou en chargeant nos voitures. Nous étions notre propre solution du dernier kilomètre. Lorsque nous avons quitté ce rôle, c’est comme si la chaîne d’approvisionnement était devenue invisible pour nous.

C’est pourquoi nous ne réalisons pas que bientôt, l’acte d’achat sera partout autour de nous et dans notre vie. Il est déjà sous nos pouces dans nos applications et dans la plupart des camionnettes de livraison, dans la plupart des rues. Bientôt, il sera dans nos réfrigérateurs, machines à laver et imprimantes. Il sera sous nos pieds dans des canyons de stockage et des tunnels de livraison. Il nous surplombera dans des immeubles à plusieurs étages. Sous nos lits, nous aurons des hangars.

La dernière idée d’Amazon est de permettre aux coursiers d’entrer dans nos maisons et de déposer des colis lorsque nous ne sommes pas là, de les laisser ouvrir les coffres de nos voitures pour y laisser nos colis ou encore d’utiliser un buggy devant chaque maison pour prendre nos commandes et les amener à l’intérieur. Nous rentrerons du travail et nos paquets seront là, comme par magie.

Le triomphe final de la livraison à domicile sera lorsque nous ne nous rendrons même plus compte que quelque chose vient d’être livré chez nous.

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