Cette terre patriarcale et conservatrice a connu l'une des plus puissantes réactions en chaîne de la vague #MeToo après le récit télévisé d'une procureure. Ici à Séoul, le 8 mars 2018. © k. Hong-ji/reuters

Comment la Corée du Sud est agitée depuis des mois par une révolution féministe

Le Vif

En dénonçant publiquement son agresseur, en janvier 2018, la magistrate Seo Ji-hyun a déclenché une prise de conscience féministe dans ce pays réputé machiste. La guerre contre les violences sexuelles est déclarée.

Je n’aurais jamais parlé si je n’avais pas été prête à tout perdre « , confie Seo Ji-hyun, dans un café proche du centre-ville de Séoul.  » J’envisageais même de ne plus jamais sortir de chez moi après mon témoignage « , ajoute-t-elle d’une voix neutre. En dénonçant son agresseur sexuel, magistrat comme elle, dans un des journaux télévisés les plus regardés de son pays, le 29 janvier 2018, la discrète procureure a provoqué l’une des plus puissantes réactions en chaîne de la vague planétaire #MeToo ( » moi aussi « , traduit de l’anglais).

Car la Corée du Sud est agitée, depuis une année et demie, par une révolution féministe. Pour la première fois dans l’histoire de cette terre patriarcale et conservatrice, les femmes dénoncent en nombre les abus sexuels dont elles sont les cibles. Mieux, la justice se montre enfin réceptive à leurs plaintes.

Agée de 46 ans, Seo Ji-hyun est tout autant le symbole que la pionnière de ce mouvement. Un an après son témoignage, à une heure de grande écoute, elle a obtenu gain de cause, le 23 janvier dernier, devant le tribunal du district central de Séoul. Son agresseur, Ahn Tae-geun, a été condamné à deux ans de prison pour abus de pouvoir.  » J’ai ressenti un grand soulagement à l’annonce de la décision, révèle-t-elle. Le chemin fut long et difficile.  »

L’affaire remonte à octobre 2010. Alors que la magistrate assiste aux funérailles du père d’un collègue, un cadre supérieur accompagnant le ministre de la Justice s’assied à côté d’elle et lui touche longuement les fesses et les hanches.  » C’est la première fois que je le rencontrais, indique-t-elle au Vif/L’Express. Je n’arrivais pas à croire ce qui était en train de se passer, alors que nous étions entourés de tant de personnes haut placées. Elles n’ont rien fait.  »

Sous le choc, la victime se plaint en interne et exige des excuses, quelque temps plus tard, afin de tourner la page.  » Je les ai demandées par un intermédiaire, affirme Seo Ji-hyun. Je sais à quel point mon milieu professionnel est conservateur : si j’avais évoqué l’affaire en public, je n’aurais pas pu continuer à travailler.  » Sa demande reste lettre morte. En 2015, elle est contrainte d’accepter un poste en deçà de son niveau professionnel, dans un tribunal de province qu’elle ne désirait pas rejoindre, malgré des états de service impeccables.  » Il s’agit d’une vengeance de mon agresseur, précise-t-elle. Il venait d’obtenir le pouvoir de décider des mutations.  »

Ce transfert illégitime est la cause de la condamnation d’Ahn Tae-geun et non l’agression sexuelle, soumise à prescription. L’homme n’en est pas à son premier scandale. Des faits de corruption lui ont auparavant valu d’être limogé du ministère de la Justice, en 2017. Rien de nature, cependant, à apaiser la souffrance de Seo Ji-hyun. La situation devient encore plus insupportable lorsqu’elle entend dire que son agresseur, métamorphosé en grenouille de bénitier, revendique bruyamment le pardon de Dieu pour ses péchés.

Le 23 janvier 2019, un an après son témoignage, Seo Ji-hyun, 46 ans, a été reconnue comme victime par la justice.
Le 23 janvier 2019, un an après son témoignage, Seo Ji-hyun, 46 ans, a été reconnue comme victime par la justice.© R. Seung-il/polaris pour le vif/l’express

Des millions de Sud-Coréens sidérés

 » Cinq jours plus tard, à 9 heures du matin, je poste un long message sur l’Intranet des procureurs pour témoigner de tout ce qui m’est arrivé, détaille-t-elle. Beaucoup le font suivre et les médias s’en emparent tout de suite. Je reçois une invitation de la chaîne JTBC à 14 heures. Je n’hésite plus à me présenter à leur journal du soir en découvrant le contre-feu du ministère. Celui-ci assure alors, dans un communiqué, que ma mutation ne pose aucun problème.  »

L’air du temps et de longues séances chez un psychothérapeute l’ont préparée à briser le silence.  » Cet hiver-là, je m’avoue enfin que tout cela n’est pas ma faute, explique-t-elle. L’affaire Harvey Weinstein (NDLR : célèbre producteur américain de cinéma accusé de viols et d’abus sexuels par des dizaines d’actrices, après des révélations du New York Times et du New Yorker, en octobre 2017) commençait à peine, ainsi que le phénomène #MeToo. Cela m’a déculpabilisée.  »

Des millions de Sud-Coréens découvrent avec sidération le témoignage et les larmes de la magistrate sur leurs écrans.  » Sa prise de parole est venue bouleverser la mentalité coréenne et marque un tournant crucial, analyse Yun Ji-yeong, professeure de philosophie à l’université Konkuk, à Séoul. Même une procureure, une femme appartenant à l’élite, intelligente, peut être victime de harcèlement sexuel. Même le parquet se révèle être un incubateur de telles agressions…  »

Condamnés, Ahn Hee-jung, candidat à la présidence (en 2018).
Condamnés, Ahn Hee-jung, candidat à la présidence (en 2018).© seung-il ryu/nurphoto/afp

D’autres victimes emboîtent le pas de Seo Ji-hyun et n’hésitent plus à dénoncer des personnalités, dont des politiciens de premier plan. Le populaire Ahn Hee-jung démissionne en mars 2018 de son poste de gouverneur de la province du Chungcheong du Sud, accusé de multiples viols par sa secrétaire, venue elle aussi témoigner sur JTBC. Ce candidat sérieux à la présidence venait d’apporter son soutien public au mouvement #MeToo. Acquitté en première instance, il a été condamné en appel, en mars dernier, à trois ans et demi de prison.

Cinéastes, metteurs en scène, écrivains… Le monde de la culture n’est pas en reste. Quelques semaines à peine après le témoignage de Seo Ji-hyun, un poète, Ko Un, présenté comme un possible Prix Nobel de littérature, fait à son tour l’objet d’accusations. A 85 ans, emprisonné et torturé à plusieurs reprises dans les années 1970 et 1980 pour son militantisme en faveur de la démocratie, il est considéré comme un héros national. Ses agissements envers les jeunes femmes sont dénoncés dans un poème, intitulé Monstre, écrit par une autre auteure célèbre, Choi Young-mi. Elle se garde de le nommer, mais la vague #MeToo mène au dévoilement de son identité par la presse.

Quelques jours plus tard, l’exposition qu’une grande bibliothèque de Séoul consacre à l’écrivain ferme ses portes, tandis que le ministère de l’Education annonce le retrait de son oeuvre des manuels scolaires. Il contre-attaque par une plainte en diffamation, arme de dissuasion massive des victimes en Corée du Sud. Le tribunal rejette sa demande d’indemnisation de 1 milliard de wons (750 000 euros) et précise, dans ses conclusions, que les accusations dont il fait l’objet, bien que prescrites, sont fondées sur des témoignages crédibles.

Ces décisions réjouissent Lee Eun-eui. Avocate spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles, en particulier dans un cadre professionnel, elle croule sous les demandes depuis le retentissant témoignage de Seo Ji-hyun :  » Comme je ne peux pas prendre tous les cas qu’on me présente, dit-elle, j’en oriente vers d’autres cabinets.  »

Accusé, Ahn Tae-geun, l'agresseur de la magistrate (2019).
Accusé, Ahn Tae-geun, l’agresseur de la magistrate (2019).© j. yeon-je/afp

Une condamnation qui fait jurisprudence

Lee Eun-eui a fait condamner il y a peu un photographe ayant harcelé une jeune femme lors d’un shooting, avant que celle-ci acquière une certaine notoriété grâce à des vidéos YouTube. Elle a accepté de défendre une ex-judoka de 24 ans, Shin Yoo-yong, violée au lycée par son coach. Son cas n’est pas isolé : plusieurs affaires de viols de sportives de haut niveau par leur entraîneur ont fait la Une des journaux sud-coréens depuis le début de la vague #MeToo, au point que le ministère des Sports a présenté des excuses et lancé une enquête.

Devenue l’un des pays les plus développés du monde en quelques décennies à peine, la Corée du Sud peine à progresser en matière d’égalité salariale. Alors qu’elles mènent d’aussi longues études que les hommes, les femmes du pays accèdent rarement aux postes de direction. Celles qui brisent le silence en paient le prix. Lee Eun-eui en sait quelque chose. Avant l’ouverture de son cabinet, en 2014, elle a obtenu la condamnation de son ancien employeur, Samsung, qui l’avait sanctionnée pour avoir dénoncé le harcèlement sexuel de son supérieur.

Pour cette fine observatrice, plusieurs facteurs expliquent la brusque libération de la parole des Sud-Coréennes :  » Des femmes haut placées dans la hiérarchie sociale parlent pour la première fois. Internet et les réseaux sociaux donnent une résonance plus forte à leurs témoignages. Enfin, avant #MeToo, les manifestations massives pour obtenir le départ de l’ex-présidente, Park Geun-hye, accusée de corruption, ont convaincu les gens qu’en se rassemblant ils pouvaient faire bouger les choses.  »

En août 2018, la manifestation la plus suivie a réuni plus de 70 000 Sud-Coréennes venues crier leur colère.
En août 2018, la manifestation la plus suivie a réuni plus de 70 000 Sud-Coréennes venues crier leur colère.© e. jones/afp

La vague #MeToo a libéré la colère. Plusieurs manifestations féministes ont émaillé l’année 2018. La plus suivie, en août, a réuni plus de 70 000 participantes, venues dénoncer le phénomène des  » molka « , ces caméras espionnes utilisées pour filmer les femmes dans des cabines d’essayage ou encore aux toilettes. Le président, Moon Jae-in, a appelé à des sanctions plus fortes contre les personnes reconnues coupables de telles captations à caractère pornographique.

 » Presque toutes les femmes ont subi ce genre de choses, estime Seo Ji-hyun. Nous sommes victimes d’un système.  » Lee Eun-eui abonde :  » Les hommes ne considèrent pas assez les femmes comme leurs égales, mais comme des choses à protéger, ou des adversaires « , regrette l’avocate.  » Les inégalités structurent jusqu’à nos inconscients « , développe Yun Ji-yeong, qui a publié Le Féminisme ineffaçable (non traduit), deux mois après le témoignage de Seo Ji-hyun.

La vague #MeToo fait bouger les lignes. Le gouvernement progressiste de Moon Jae-in a imposé un allongement des peines et des délais de prescription en matière de harcèlement. Les tribunaux font leur part. La condamnation du gouverneur Ahn fait jurisprudence : pour la première fois, un viol a été qualifié d’abus d’autorité. Jusqu’alors, il fallait  » que la victime prouve sa résistance physique, presque jusqu’à la mort, pour qu’un viol soit reconnu « , souligne Seo Ji-hyun.

Ko Un, le poète, héros national (2016).
Ko Un, le poète, héros national (2016).© str/dong-a-ilbo/afp

Révélations et décisions de justice continuent d’alimenter l’actualité sud-coréenne. Début juillet, un célèbre présentateur de JT, Kim Sung-joon, a démissionné après avoir été pris en flagrant délit de molka dans le métro. Plusieurs chanteurs de K-pop se sont retrouvés ces derniers mois devant les tribunaux pour avoir drogué des femmes avant d’abuser d’elles et de partager des vidéos tournées à l’insu de ces dernières.

Si elle appartient toujours au parquet, Seo Ji-hyun n’a pas repris ses fonctions. Elle attend de connaître les conditions proposées par l’institution judiciaire. Depuis son passage à la télévision, elle a reçu des centaines de messages de jeunes femmes.  » J’en ai croisé beaucoup dans la rue, parfois en larmes. Elles m’ont dit que je leur avais donné du courage et de l’espoir, confie-t-elle au Vif/L’Express. J’espérais cela en prenant la parole. C’était une manière de dire à celles qui ont vécu la même chose que moi que ce n’était pas leur faute.  »

Par Clément Daniez.

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