Benjamin Six

Charlie Hebdo, révélateur de nos responsabilités

Benjamin Six Docteur en philosophie

En septembre 2012, après la sortie extrêmement controversée d’un film islamophobe, Charlie Hebdo subit une nouvelle volée de bois médiatique pour avoir continué de faire ce qu’il a toujours fait, à savoir provoquer.

A l’époque, le contexte est particulièrement tendu dans certains pays, et les autorités françaises en viennent à sécuriser les expatriés en fermant les ambassades et écoles. La rédaction de Charlie décide alors de sortir deux versions de leur hebdomadaire : l’une titrée « journal irresponsable », avec le contenu habituel, l’autre « journal responsable », dans laquelle des cadres dépourvus de dessins côtoient des titres devenus insignifiants. S’il assumait totalement son acte (Charb clamant lors d’une interview qu’il ne regrettait rien), il le fit donc en niant les conséquences qu’il pouvait avoir, confirmant à ceux qui pouvaient encore en douter son irresponsabilité revendiquée.

Dans une interview donnée par Luz quelques jours après l’effroyable tuerie de ses amis, le dessinateur explique que depuis 2007, un an après le tollé des dessins de Mohamet dans des postures pour le moins incongrues, un changement général de perception s’est opéré vis-à-vis de Charlie. Ses dessins recommencèrent à être lus au premier degré, et les procès en responsabilité virent le jour. Comment peut-on être à ce point puéril et vulgaire avec des choses au coeur d’enjeux culturels particulièrement complexes ? Pourquoi encore jeter de l’huile sur le feu (figure décrivant la naissance de l’humour selon Charb) des tensions communautaires qui divisent déjà nos sociétés plurielles ? Dans une époque où l’on en appelle de plus en plus à la responsabilité individuelle, au point de parfois perdre de vue qu’il existe aussi bel et bien des responsabilités d’ordre sociale et politique, comment admettre une telle incongruité survivante d’un esprit anarchiste né il y a un demi-siècle ?

Répondre à ces questions passe alors par la mobilisation du principe de la liberté d’expression, que leur mort a sans doute plus que jamais ravivé dans les esprits. Rien, absolument rien, hormis la loi, ne peut empêcher quelqu’un de dire ce qu’il pense, que ce soit sur le ton de l’humour ou pas. Ce principe est un des piliers de la démocratie, et un bouclier essentiel de l’individu contre des dérives étatiques. Le droit, en édictant des balises concernant pour l’essentiel l’incitation à la haine raciale, est le seul garant de son application. En plus des avis de beaucoup de connaisseurs, le fait que l’hebdomadaire n’ait jamais été condamné constitue donc déjà en soi une réfutation importante du prétendu racisme de Charlie. L’idée essentielle dans ce cadre repose alors sur un argument qui peut paraître étrange au premier regard, mais qui n’en est pas moins valide: en se moquant de tout et de son contraire, en tirant aussi bien sur le bourreau que sur le condamné, en ridiculisant sur pied d’égalité les idéaux majoritaires et minoritaires, Charlie déconstruit et désymbolise à tel point qu’il devient insoupçonnable de véhiculer un quelconque message. La seule et unique volonté dont nous pouvons l’accabler est bien celle de briser des tabous à tire-larigot, pour ne pas dire à tort et à travers. Et même si les sensibilités politiques de ses auteurs transparaissent clairement à l’occasion, il n’y a pas à proprement parler de ligne éditoriale chez Charlie.

Reste alors la question de savoir de quel droit il s’arroge la stature, presque suffisante, d’être au-dessus de la mêlée et de revendiquer la non responsabilité des conséquences de ses actes. Car si beaucoup décrivent leur inconfort vis-à-vis de Charlie en des termes phobiques, il me semble que c’est bien plus cette irresponsabilité qui est à la source de ce statut de paria de la presse (et ce du moins avant le drame et le slogan, mais pour combien de temps ?) Et c’est cette irresponsabilité qui est aussi au coeur des critiques les mieux étayées à son égard. Comment ne pas abhorrer les représentations dégradantes qu’un journal humoristique effectue d’une minorité subissant déjà, de facto et au jour le jour, une stigmatisation importante ? N’est-ce pas trop facile de se dédouaner en rejetant la responsabilité sur les grands médias qui ont relayé les portraits blasphématoires ? N’y a-t-il pas dans cet aveuglement à tirer sur tout un pervertissement du rôle de contre-pouvoir de la presse, dans le sens où la satire crée l’illusion d’un pouvoir à combattre ?

Ce qui est passionnant avec Charlie Hebdo réside moins dans la nature scabreuse de ses blagues que dans sa manière de penser constamment en dehors des schèmes de pensée adulte

C’était ce qui me gênait, et c’est en effet ce qui peut continuer à gêner. Mais malgré cela, Charlie est ce qu’il est, et il ne faut surtout pas le changer. Certains, pour se dissocier d’un slogan qui était avant tout un large geste de solidarité, ont dit que Charlie était un peu comme un grand frère remarquable dans son combat pour ses opinions. A mes yeux, Charlie est bien plus un petit frère, celui qui nous énerve et nous fait honte par son insouciance et son insolence. Mais ce qui est passionnant avec ce petit frère réside moins dans la nature scabreuse de ses blagues que dans sa manière de penser constamment en dehors des schèmes de pensée adulte. Il s’amuse avant tout avec la boîte qui contient le jouet qu’on lui offre, et c’est dans ce déplacement d’attention qu’il nous permet à nous, adultes pétris d’idées, de conceptions, de sérieux et de responsabilités, de prendre toute la mesure de ce que nous sommes devenus. Il y a sans doute un peu moins de tendresse et d’innocence dans ses yeux depuis quelque temps, mais il est toujours aussi impulsif et incontrôlable. Charlie, c’est le sale gosse dans la cour de récréation qui court partout, insulte ses camarades, fait des doigts d’honneur aux surveillants, et qui, un jour funeste, est tombé sur une brute épaisse, mal éduquée et sans foi ni loi, qui a décidé de lui refaire le portrait.

Charlie a déjà repris sa plume, et c’est le plus beau des messages qu’il pouvait faire passer en une, à la fois malicieux et attristé, mais aussi défiant et indulgent. Les leçons à tirer de sa tragédie sont à passer au crible de sa propre vision : toutes les récupérations politiques, toutes les amnésies hypocrites, tous les raccourcis sécuritaires, tous les amalgames identitaires et toutes les simplifications idéologiques ne peuvent lui faire honneur. Seuls l’éducation, encore et toujours, ainsi que le soutien du dialogue libre et démocratique, pétri dans le doute constant de ses propres convictions, constituent les réponses dignes, et responsables, à notre effroi. Car si Charlie se veut irresponsable, au nom de la satire, envers et contre tout, c’est pour mieux nous indiquer la nature de notre propre responsabilité. Enfin, il se fout bien de notre gueule surtout, tout obnubilés que nous sommes par son propre destin, alors que d’autres injustices, d’autres impérialismes, d’autres drames et d’autres massacres continuent d’avoir lieu un peu partout sur la Terre. Et de nous rappeler que nous vivons tous au sein d’un déferlement constant de haine et de drames en nous berçant de la folle illusion, ou est-ce de la saine duperie, que nous ne sommes pas responsables de toutes les conséquences de nos actes.

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