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Brésil: vertigineuse plongée dans l’inconnue

Le Vif

La jeune démocratie brésilienne a basculé lundi dans une grande inconnue avec son premier président d’extrême droite plus de 30 ans après la fin de la dictature, une élection qui a jeté une lumière crue sur les fractures du Brésil.

Jair Bolsonaro, qui prendra ses fonctions le 1er janvier 2019, a reçu dimanche un mandat clair avec plus de 55% des voix, devant le candidat de gauche Fernando Haddad (45%) à l’issue d’une campagne qui a coupé en deux le plus grand pays latino-américain.

Une fois installé dans le palais du Planalto à Brasilia, l’ancien capitaine, qui a souhaité dimanche après sa victoire un Brésil qui soit « une grande Nation, pour nous tous », aura fort à faire, après la campagne qu’il a menée au lance-flammes, pour recoller les morceaux d’un pays qui s’est fracturé profondément. Bolsonaro va succéder, pour quatre ans, au conservateur Michel Temer, qui se retire sur un taux d’impopularité historique et va lui laisser un pays mal en point et en plein doute. Le nouveau chef de l’Etat aura notamment besoin de négocier habilement pour s’assurer le soutien au sein d’un Parlement fragmenté.

Les principaux défis de Bolsonaro à la tête du Brésil

Dompter le Parlement

Au Brésil, plus de 30 partis sont représentés au Sénat et à la Chambre des députés, ce qui oblige le chef de l’Etat à nouer des alliances — parfois contre nature — pour obtenir une majorité franche.

Pour gagner le soutien des partis, les derniers présidents leur ont attribué des postes de ministres devenus des chasses gardées, mais Jair Bolsonaro a promis qu’il ne formerait pas son gouvernement d’après les étiquettes politiques.

Lors des législatives du 7 octobre, sa formation, le Parti social libéral (PSL) a vu son nombre de députés multiplié par six, passant de 8 à 52. Elle pourrait même devenir la première force de la Chambre avec le ralliement de parlementaires issus de petites formations.

Mais l’ancien parachutiste bénéficie surtout du soutien de puissants lobbys conservateurs, les « BBB » (Boeuf, balle et bible), qui représentent respectivement les intérêts de l’agro-business, des défenseurs de la libéralisation du port d’arme et des églises évangéliques.

Les trois réunis pèsent environ 300 députés, sachant que Jair Bolsonaro aura besoin de 308, les trois cinquièmes de la Chambre, pour faire approuver des amendements à la Constitution, comme la réforme des retraites réclamée urgemment par les marchés.

En revanche, à la différence des partis, ils ne donnent pas forcément de consignes explicites de vote et des revirements sont possibles selon les sujets, mais aussi selon la cote du popularité du chef de l’Etat.

Pacifier le pays

Il y a une semaine, Jair Bolsonaro tenait encore un discours incendiaire contre ses opposants, des « marginaux rouges » à qui il ne laissait comme choix que l’exil ou la prison.

De quoi exacerber les tensions, alors qu’il s’est déjà mis une partie de la population à dos avec de nombreux dérapages homophobes, racistes ou misogynes, ainsi que son admiration décomplexée de la dictature militaire (1964-1985).

Lors de son discours de la victoire dimanche soir, il a pourtant promis de « défendre la Constitution, la démocratie et la liberté ».

Lutter contre la violence

Jair Bolsonaro sera particulièrement attendu au tournant sur le thème de l’insécurité. C’est en promettant une poigne de fer contre la criminalité qu’il a été considéré comme un sauveur de la patrie par la plupart de ses électeurs.

Il propose notamment de faciliter l’accès aux armes pour que « les gens bien » assurent leur auto-défense et de donner une « protection juridique » aux policiers faisant usage de leurs armes en service.

Jair Bolsonaro devrait avoir maille à partir avec les organisations des droits de l’Homme, qui critiquent déjà fortement des forces de l’ordre à la gâchette facile.

Redynamiser l’économie

Les milieux d’affaires se sont rangés du côté de Bolsonaro, séduits par le profil de son gourou économique Paulo Guedes, un « Chicago Boy » ultra-libéral, et ses intentions de privatiser à tour de bras pour réduire une dette abyssale.

Son principal défi: donner un coup de fouet à une économie encore chancelante, qui a connu une des pires récessions de son histoire en 2015 et 2016 et compte près de 13 millions de chômeurs.

Gérer les conflits ruraux

Jair Bolsonaro devrait faire face à une résistance féroce du côté du Mouvement des travailleurs sans terre (MST), organisation qui réclame une réforme agraire au profit des petits producteurs.

Le programme officiel de campagne du futur président prévoit notamment de qualifier de « terrorisme » les occupations de terre, une des principaux modus operandi du MST pour faire valoir ses revendications.

Il risque aussi de devoir gérer des conflits avec les tribus indiennes revendiquant une délimitation plus claire de leurs terres ancestrales, après avoir promis de ne pas céder « un centimètre de plus » pour la démarcation de territoires autochtones.

Jair Bolsonaro devrait se rendre à Brasilia dès mardi pour s’entretenir avec M. Temer, ainsi que le président de la Cour suprême Dias Toffoli et le chef d’état-major des armées, le général Eduardo Villas Bôas.

Ce député, qui n’a fait voter que deux lois en 27 ans dans l’hémicycle et n’était guère connu que pour ses gesticulations guerrières, arrive à la tête d’un pays de 208 millions d’habitants sans aucune expérience du pouvoir, comme ses futurs ministres.

La liste est longue des Brésiliens qui ont de quoi être inquiets de l’avenir après les déclarations agressives du candidat Bolsonaro qui avait dit vouloir gouverner « pour la majorité, pas pour la minorité ».

Dans sa ligne de mire, pêle-mêle: les Noirs, les femmes, les membres de la communauté LGBT, mais aussi les militants de gauche, les Indiens, les membres du mouvement paysan des sans-terre (MST) et d’ONG, les défenseurs de l’environnement et les journalistes.

– « Fortes pressions » –

Les plus optimistes pensent que cet admirateur de la dictature militaire (1964-85) abandonnera sa rhétorique de campagne à l’épreuve du pouvoir. Mais d’autres le voient gouverner d’une manière bien plus idéologique que pragmatique, faisant prendre un virage vertigineux au Brésil.

« Il y a toujours des risques. Il est clair qu’avec ses antécédents et ses déclarations polémiques, il a attiré l’attention », note Leandro Gabiati, directeur du cabinet de consultants Dominium, à Brasila.

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« Il ne faut toutefois pas perdre de vue que le Brésil a une des démocraties les plus solides d’Amérique latine », ajoute-t-il. Mais le Brésil de Bolsonaro sera sous surveillance de la communauté internationale.

Inconnue également est la direction que prendra la 8e économie mondiale sous la baguette d’un président qui avoue sa totale incompétence en la matière.

Avec son « Chicago boy » Paulo Guedes, il « devra remettre l’économie en mouvement le plus rapidement possible, car il n’aura une marge que de six mois, ou un an », dit M. Gabiati.

Gaspard Estrada, spécialiste de l’Amérique latine à Sciences Po, estime lui aussi que Bolsonaro « aura de très fortes pressions pour donner des résultats très rapidement, puisqu’il s’est basé sur une plateforme très radicale ».

« Sur le plan économique, des privatisations, il y aura des pressions des électeurs mais aussi des marchés financiers » qui attendront beaucoup, et vite.

« Le Brésil va changer de modèle économique »

Le gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro va « changer le modèle économique du pays » grâce à un grand programme de privatisations et plus de contrôle des dépenses publiques, a affirmé Paulo Guedes, annoncé comme le futur ministre des Finances.

« Le Brésil a connu 30 ans de dépenses publiques incontrôlées, (…) suivant un modèle qui a corrompu la politique et provoqué une augmentation des impôts, des taux d’intérêt et de la dette, à la façon d’une boule de neige », a affirmé le gourou économique du président élu lors d’une conférence de presse à Rio de Janeiro. Paulo Guedes, 69 ans, qui a soutenu sa thèse à l’université de Chicago, berceau du libéralisme économique moderne, a fustigé le « modèle socio-démocrate ». « Ce modèle est très mauvais, nous sommes prisonniers de notre faible croissance », a-t-il souligné. Paulo Guedes a révélé que le gouvernement Bolsonaro se pencherait dès sa prise de fonction, en janvier, sur la réforme des retraites, très impopulaire mais considérée cruciale par les milieux d’affaires pour réduire la dette. Il a également appelé à « accélérer le rythme des privatisations » lancées sous le gouvernement du président actuel Michel Temer, qui avait déjà lancé fin 2016 une cure d’austérité, mais n’était pas parvenu à faire approuver la réforme des retraites.

– Congrès fragmenté –

Bolsonaro aura-t-il les moyens de mettre en oeuvre sa politique? C’est une autre grande inconnue. « Il sera face au Congrès le plus fragmenté de l’Histoire », relève M. Estrada.

Le futur président « sera tenté de prendre des mesures très dures, sans passer par le Parlement », où il aura beaucoup de mal à former une majorité. « Il sera confronté à des exigences très vite », dit M. Estrada, qui « craint des dérapages dès le début de son mandat ».

Jair Bolsonaro a dit par exemple qu’il déclarerait « terroristes » les militants du MST, mais on peut redouter également « une multiplication d’actes violents avec la permission, par omission, du gouvernement Bolsonaro ».

Jair Bolsonaro, candidat d'extrême droite.
Jair Bolsonaro, candidat d’extrême droite.© AFP/Mauro Pimentel

Pendant la campagne, le candidat n’a jamais condamné les violences (dont au moins un meurtre) contre des militants de gauche, se disant « non responsable » des actes de ses sympathisants.

Beaucoup craignent que la victoire, combinée au discours belliqueux de leur leader, qu’ils appellent « Le Mythe », ne décomplexe et déchaîne les franges les plus extrémistes et primaires de son électorat.

A Brasilia, Luisa Rodrigues Santana, étudiante, a voté Haddad dimanche, craignant qu’une élection de Bolsonaro puisse « libérer toute cette haine accumulée chez tout le monde ». « En tant que femme noire, de la communauté LGBT, j’ai peur », a-t-elle confié.

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