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Allons-nous vers une crise alimentaire mondiale ?

Marie Gathon
Marie Gathon Journaliste Levif.be

La Russie, premier exportateur mondial de blés, a décidé de suspendre ses exportations de plusieurs variétés de céréales (blé, seigle, orge et maïs) jusqu’au 1er juillet, dans un contexte global d’incertitudes, les conséquences pourraient être importantes pour les pays les plus vulnérables.

Le Programme alimentaire mondial a indiqué fin avril que le nombre de personnes au bord de la famine risque de doubler en 2020 à cause du Covid-19, qui a mis à l’arrêt l’économie sur toute la planète. Et ce, pour plusieurs raisons.

1. Des travailleurs précaires

Dans le monde, 1,6 des 2 milliards de travailleurs informels sont affectés par les mesures de confinement, selon l’Organisation internationale du travail (OIT) qui estime que le confinement et les autres mesures de restriction vont accroître le nombre de personnes en situation de « pauvreté relative » (ceux dont le revenu est inférieur à 50% du revenu médian national).

Environ 60% des travailleurs informels dans le monde devraient être en situation de « pauvreté relative » suite à la pandémie, contre 25% actuellement, a détaillé une experte de l’OIT.

La plupart des travailleurs informels n’ayant pas d’autres moyens de subsistance sont donc « confrontés à un dilemme presque insoluble: mourir de faim ou du virus ».

2. Un risque de pénurie alimentaire

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Il existe également un risque de « pénurie alimentaire » sur le marché mondial à cause des perturbations liées au Covid-19 dans le commerce international et les chaînes d’approvisionnement alimentaire, ont prévenu les présidents de deux agences de l’ONU et de l’OMC début avril, alors que les mesures de confinement se généralisaient dans le monde.

« Les incertitudes liées à la disponibilité de nourriture peuvent déclencher une vague de restrictions à l’exportation », provoquant elle-même « une pénurie sur le marché mondial », déclaraient dans un rare communiqué commun le Chinois Qu Dongyu, qui dirige l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur-général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Brésilien Roberto Azevedo, dirigeant de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Pour les trois organisations multilatérales traitant de santé, alimentation et commerce mondiaux, il est « important » d’assurer les échanges commerciaux, « en particulier afin d’éviter des pénuries alimentaires ». « Nous devons nous assurer que notre réponse face à la pandémie de Covid-19 ne crée pas, de manière involontaire, des pénuries injustifiées de produits essentiels et exacerbe la faim et la malnutrition », concluaient-ils.

3. Une situation inédite

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La pénurie alimentaire est une menace pour des centaines de millions de personnes dans le monde, majoritairement en Afrique, qui dépendent des importations de denrées alimentaires et des exportations pour les payer, a également prévenu l’ONU.

« En général nous sommes confrontés à un choc d’approvisionnement comme une sécheresse ou un choc de demande comme une récession, mais ici ce sont les deux à la fois », a expliqué Arif Husain, économiste en chef du Programme alimentaire mondial (PAM). « Les deux à la fois et à l’échelle mondiale. C’est ce qui fait que c’est vraiment, vraiment inédit », a-t-il ajouté.

2.8 milliards de personnes dépendent des exportations pour manger

Chaque année les échanges de riz, soja, maïs et blé permettent de nourrir 2,8 milliards de personnes dans le monde, dont 212 millions en situation d’insécurité alimentaire chronique et 95 millions en situation d’insécurité alimentaire grave, selon le PAM.

Pour « de nombreux pays pauvres, les conséquences économiques seront plus dévastatrices que la maladie elle-même ».

L’Afrique, et en particulier l’Afrique sub-saharienne qui a importé plus de 40 millions de tonnes de céréales en 2018, est le continent le plus menacé.

La Somalie et le Soudan du Sud sont les plus exposés à une perturbation des approvisionnements en céréales, tandis que d’autres, comme l’Angola, le Nigeria et le Tchad sont tributaires de leurs exportations pour payer les importations de denrées alimentaires.

4. Le pétrole en chute libre

Les pays exportateurs de pétrole, dont les prix se sont effondrés ces dernières semaines, comme l’Iran et l’Irak, mais aussi le Yémen et la Syrie en proie à la guerre, comptent aussi parmi les plus menacés par les pénuries alimentaires.

5. Pénurie de main d’oeuvre

De son côté, la filière céréalière en France « est confrontée à des pénuries de main d’oeuvre et de camions dans un contexte de demande croissante à l’export et d’achats de panique », selon un rapport du PAM. Ces achats massifs dits de panique par d’importants négociants ou des gouvernements craignant une rupture de la chaîne d’approvisionnement et fait monter les cours.

6. La Russie suspend ses exportations de céréales

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De ce contexte tendu, la Russie, premier exportateur mondial de blés, a décidé de suspendre ses exportations de plusieurs variétés de céréales (blé, seigle, orge et maïs) jusqu’au 1er juillet.

Début avril, le pays avait d’abord décidé de limiter ses exportations de céréales à sept millions de tonnes jusqu’au 30 juin, s’attirant les critiques d’organisations multilatérales telles que la FAO, l’OMC et l’OMS. Mais ces quotas ont été « entièrement épuisés ». Les exportations de céréales seront donc suspendues jusqu’au 1er juillet 2020.

La Russie est le premier exportateur mondial de blé et l’un des principaux producteurs et exportateurs de céréales du monde.

Cette décision risque de faire monter encore les cours, déjà hauts: vendredi sur Euronext, la tonne de blé tendre se négociait 199 euros sur l’échéance rapprochée de mai et celle de maïs en juin à 165,75 euros.

Le FMI et l’OMC appellent à réduire les restrictions commerciales

Pour éviter les pénuries, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du Commerce ont exhorté les gouvernements « à s’abstenir d’imposer ou d’intensifier les restrictions à l’exportation », pour éviter que l’économie mondiale ne s’embourbe dans la récession.

Les deux organisations mettent en particulier en garde contre la tentation de prendre des mesures protectionnistes sur des biens clés pendant cette crise sanitaire comme les médicaments ou les biens alimentaires. « Ce qui a du sens dans une situation d’urgence isolée peut être gravement préjudiciable dans une crise mondiale », soulignent-elles. « Prises ensemble, les restrictions à l’exportation peuvent être dangereusement contre-productives », ajoutent-elles.

Des restrictions sur certains produits alimentaires commencent à apparaître malgré une offre importante. « L’expérience de la crise financière mondiale (2008) a montré que les restrictions à l’exportation de produits alimentaires se multiplient rapidement d’un pays à l’autre et entraînent des incertitudes et des augmentations de prix toujours plus grandes », indiquent encore les deux organisations.

Prudence

Elles rappellent que pour faire face au besoin des gouvernements dans un contexte de crises intérieures, les règles de l’OMC autorisent des restrictions temporaires à l’exportation « appliquées pour prévenir ou atténuer les pénuries critiques » dans le pays exportateur.

Mais dans le contexte actuel, les pays doivent « faire preuve de prudence ». Car de telles mesures perturbent les chaînes d’approvisionnement, font baisser la production et « acheminent à tort les produits et les travailleurs rares et essentiels loin de l’endroit où ils sont le plus nécessaires », expliquent les institutions.

Elles estiment qu’à terme, le résultat sera de prolonger et d’aggraver la crise sanitaire et économique, « avec les effets les plus graves probablement sur les pays les plus pauvres et les plus vulnérables ».

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