Abdulrazak Gurnah © GETTY IMAGES

Abdulrazak Gurnah: « Je souhaite faire contrepoids aux récits héroïques de l’impérialisme » (entretien)

Abdulrazak Gurnah n’avait que 19 ans lorsqu’il a quitté le paradis troublé de sa jeunesse à Zanzibar pour trouver refuge au Royaume-Uni. Pour le prix Nobel 2021, « la littérature peut être porteuse de messages ».

Un entretien mené par Tobias Rapp.

Quelques semaines avant d’apprendre qu’il recevrait le prix Nobel de littérature, Abdulrazak Gurnah se demandait encore ce que lui et ses livres allaient devenir. Agé de 73 ans, l’auteur compte dix romans à son actif, dont le succès fut plutôt mitigé malgré deux sélections de finaliste du prestigieux Man Booker Prize. Le coup de fil de l’institution suédoise l’a donc pris par surprise. Il a d’abord pensé à une blague. Après quelques interviews, il s’est réfugié à la Barbade, où vit la famille de sa femme.

Le 10 décembre, vous avez reçu le prix Nobel de littérature. Le jury a souligné la façon dont vous décrivez le sort du « réfugié, pris en étau entre les cultures et les continents ». Est-ce une bonne description de votre travail?

C’est une certaine vision de mon travail. Celle que le jury de l’ Académie a souhaité mettre en avant. Bien entendu, elle ne s’applique pas à l’ensemble de mon travail, ce qui, j’en suis certain, n’était pas l’intention de l’Académie. Je décrirais mes romans autrement, mais je ne contredirai pas l’ Académie. Le concept de « réfugié » est complexe. Si vous prenez les jeunes Africains qui souhaitent se rendre en Europe – il s’agit essentiellement d’hommes – ce ne sont pas des réfugiés dans le sens traditionnel du terme. Ils risquent leur vie en quittant l’Afrique et en traversant la Méditerranée, mais la plupart ne fuient pas la guerre et ne sont pas des réfugiés politiques. Ils fuient ce que j’appellerais « l’oppression économique ». Peut-être faudrait-il élargir la définition du mot « réfugié » afin de l’adapter à cette nouvelle réalité.

Devoir quitter son pays est une des expériences les plus pénibles de notre époque.

Vous avez quitté l’Afrique lorsque vous étiez jeune. Pourquoi êtes-vous parti?

En 1964, Zanzibar était en pleine révolution, qui fut suivie par une période de chaos. Lorsque j’ai quitté Zanzibar en 1967 pour me rendre en Angleterre, je ne me considérais pas comme un réfugié.

Où avez-vous grandi?

Mes parents vivaient à Malindi, sur la côte ouest de Zanzibar. J’ai eu une jeunesse heureuse. Nous étions bien.

Quand avez-vous appris l’anglais?

A l’école primaire, les cours étaient donnés en swahili. Je n’ai appris l’anglais que lorsque je suis allé à l’école secondaire (NDLR: Zanzibar faisait alors partie de l’Empire britannique). A l’époque, ces écoles n’étaient pas très nombreuses à Zanzibar, l’enseignement ne disposait que de moyens financiers limités. La bataille pour y être admis était féroce. Dans le secondaire, tous les professeurs étaient européens et les cours se donnaient en anglais. J’ai donc dû apprendre très vite à parler anglais.

Vous étiez adolescent quand la révolution a éclaté à Zanzibar.

J’avais 13 ans. Ce sont les années les plus noires que Zanzibar ait connues, avec beaucoup de violence de la part des autorités et des expulsions massives de citoyens. Ce fut une lutte de pouvoir sans merci, dans l’ombre de la guerre froide. De nombreux conseillers politiques venaient d’Europe de l’Est, certains de Chine. Les experts en sécurité étaient originaires d’Allemagne de l’Est. Vous pouvez vous imaginer les conséquences.

Votre famille a des origines arabes. La révolution représentait-elle un danger pour vous?

Un de mes oncles, qui travaillait dans la police, a passé plusieurs années en prison. Mes parents n’ont pas été inquiétés, mais des enseignants ont été tués et certains de mes condisciples n’ont pas survécu à cette période. La révolution a fait des milliers de morts.

Vous êtes parti en Angleterre en 1967…

J’avais 19 ans et je n’avais qu’une envie: partir. Je ne connaissais l’ Angleterre que par les livres et par ce que j’avais appris à l’école, mais rien de tout cela ne correspondait à la réalité complexe du pays où je me suis retrouvé. Par exemple, l’hostilité avec laquelle j’ai été accueilli. J’étais confronté tous les jours au fait que je n’étais pas l’un d’eux. Je me suis très vite rendu compte de ce que j’avais laissé derrière moi à la maison.

Est-ce pour cette raison que vous êtes devenu écrivain?

Ce ne fut pas un choix délibéré. Au début, j’écrivais pour moi, en secret. Mais l’écriture a pris une place de plus en plus importante et, un jour, je me suis demandé comment mettre de l’ordre dans mes pensées. Comment je pouvais structurer les notes que j’avais accumulées. L’écriture est progressivement devenue une forme d’artisanat, d’art.

Avez-vous immédiatement commencé à écrire en anglais?

A l’école, j’étais déjà assez bon en anglais. Et j’ai toujours aimé écrire. Non pas que je voulais devenir écrivain, mais j’étais content quand nous devions préparer des rédactions en classe. Pour moi, lire et écrire ont toujours été indissociables. A Zanzibar, il n’était pas facile de trouver des livres en anglais, je lisais donc tout ce sur quoi je pouvais mettre la main, des romans de James Bond à Tolstoï. En Angleterre, j’ai pu lire tout ce que je voulais!

Vous vous êtes lancé dans l’écriture à partir d’un sentiment de perte.

Dans un certain sens, oui. C’est une des expériences les plus pénibles de notre époque que de devoir quitter son pays. Vous devez reconstruire totalement votre vie, ce qui pose des questions fondamentales. De quoi vous souvenez-vous? Comment vous en souvenez-vous?

Vous écrivez en anglais, mais certains passages de vos livres sont en arabe, en swahili ou en allemand.

Cela s’explique par mes origines: l’océan Indien. Cet univers a son propre cosmopolitisme. Les gens s’y sont toujours rendus pour échanger des marchandises, des récits et des recettes. Il existe des liens très forts entre la côte orientale de l’Afrique, le sud du monde arabe et l’Inde, jusqu’à la Chine. Avant l’arrivée des puissances coloniales européennes, les flottes chinoises traversaient déjà l’océan Indien. Sur les plages du Kenya, vous pouvez encore trouver des tessons de poteries chinoises. J’ai grandi dans une ville où l’on parlait de nombreuses langues. Le swahili est utilisé partout, y compris à Oman. Pour décrire ces processus transculturels, les historiens ont inventé le terme « entangled history » (NDLR: histoires emmêlées). Au lieu de mettre en évidence les différences entre les cultures, ils insistent plutôt sur leur enchevêtrement.

Est-ce ainsi que vous travaillez? En imbriquant les histoires?

Oui. Les histoires ne se sont jamais isolées. Prenez la Tanzanie, un pays au passé colonial allemand. On en trouve encore des vestiges dans les villes et dans les villas où vivaient les Allemands. Mais hormis les bâtiments, ce sont surtout les récits sur les Allemands qui ont survécu. Quand j’étais enfant, j’entendais les personnes âgées ayant connu cette période raconter leurs histoires. Pendant la Première Guerre mondiale, mon grand-père a dû servir dans la Schutztruppe, l’armée coloniale. J’essaie de sortir ces récits de l’oubli, de raconter la façon dont le colonialisme a changé le monde, d’expliquer l’impact qu’il continue d’avoir sur les populations et la façon dont elles le vivent.

Abdulrazak Gurnah se sent chez lui tant à Zanzibar qu'en Angleterre. Ses deux cultures font partie de lui.
Abdulrazak Gurnah se sent chez lui tant à Zanzibar qu’en Angleterre. Ses deux cultures font partie de lui.© BELGA IMAGE

Est-ce que cela vaut aussi pour vous?

Mon roman Paradis se termine avec un officier colonial allemand qui arrive en ville avec un groupe d’askaris, des soldats qui servaient dans l’armée coloniale. Ils recrutent des jeunes hommes pour la Schutztruppe. En réalité, cette scène devait être la scène d’ouverture du livre. Mais je n’ai jamais réussi à aller plus loin. Jusqu’à ce que je me rende compte qu’avec cette scène, je voulais découvrir comment nous avions pu en arriver là. Afterlives, mon dernier roman, parle aussi de ce qui s’est passé ensuite. Comment ces hommes ont fait une guerre qui n’était pas la leur.

Aujourd’hui, l’ Allemagne semble davantage s’intéresser à son passé colonial.

Je n’ai pas l’impression que l’histoire coloniale pose le moindre problème à l’Allemagne. Les crimes inimaginables commis par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale pèsent beaucoup plus lourd dans la mémoire. Il ne s’agit pas uniquement des conséquences de ces crimes, mais aussi de plusieurs millions de personnes déracinées qui ont dû reprendre leur place dans la société, du partage de l’Allemagne… Ce n’est pas une excuse pour oublier le passé colonial, mais cela explique pourquoi les Allemands s’y intéressent moins. Si les choses sont en train de changer, je m’en réjouis. Mais il y a toujours une certaine résistance lorsqu’on fait remonter à la surface les chapitres les plus sombres de l’histoire. Le même débat a lieu au Royaume-Uni, mais il a commencé bien plus tôt. En Allemagne, il est probablement plus facile d’en parler puisque les personnes qui portent la responsabilité des méfaits coloniaux ont toutes disparu.

Souhaitez-vous participer à ce débat par l’intermédiaire de vos livres?

La littérature peut certainement être porteuse de messages. Un livre peut aider les lecteurs à comprendre certaines choses. Tout le monde n’aime pas lire des livres d’histoire sur le colonialisme. Ils préfèrent généralement les romans. La littérature peut jeter des ponts entre le discours académique et la perception d’un sujet par le grand public. Il est important que quelque chose soit fait pour contrer les récits des « héros » de l’impérialisme. C’est ce que j’essaie de faire dans mes livres.

Certains critiques voient dans votre roman Paradis des motifs tirés du livre de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres.

Au coeur des ténèbres parle du colonialisme européen. Conrad fait entreprendre à son narrateur un voyage qui l’entraîne au plus profond du continent africain, et plus il avance, plus celui-ci devient sauvage et barbare. Le voyage du narrateur est aussi un voyage dans le temps. Conrad nous ramène à un stade antérieur du développement humain. C’est l’image que de nombreux Européens avaient de l’Afrique et des Africains. Malgré tout, il est possible de faire une autre lecture du livre de Conrad, de le voir comme une critique du colonialisme. Mais j’avais une autre histoire en tête avec Paradis.

Le voyage entrepris par le personnage principal de votre livre se déroule également à l’intérieur des terres, et le monde qu’il traverse est assez violent.

Il y avait de la violence, mais bien d’autres choses également. Les gens voyageaient, commerçaient, discutaient, se mariaient. Le coeur des ténèbres est un endroit dont on ne revient pas. Si vous vous y rendez, vous le payez de votre vie ou de votre santé mentale. Mais à l’école, j’avais un ami originaire de ce que Conrad qualifiait de « coeur des ténèbres ». J’ai voulu écrire sur la raison pour laquelle ses parents l’avaient envoyé à Zanzibar. A partir d’une autre perspective, et aussi sur les raisons pour lesquelles les Européens, du moins pendant tout un temps, ont connu tant de succès et si peu de résistance en Afrique.

Comment évoluez-vous entre vos deux cultures, africaine et européenne?

J’ai l’impression qu’elles font partie de moi. Je me sens chez moi en Angleterre et à Zanzibar. Il n’y a pas de conflit entre ces deux appartenances.

Bio express

  • 1948: Naissance, à Zanzibar, le 20 décembre.
  • 1967: Quitte Zanzibar pour Londres.
  • 1982: Décroche son doctorat à l’université du Kent.
  • 1987: Premier roman, Memory of Departure.
  • 1994: Paradise, traduit en français en 1999 (Paradis), présélectionné pour le Booker Prize.
  • 2005: Desertion, traduit en 2009 ( Adieu Zanzibar), présélectionné pour le Booker Prize.
  • 2020: Afterlives
  • 2021: Prix Nobel de littérature.

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