Herbert Hoover (à g.) - Emile Francqui : l'entente américano-belge qui transforme la générosité belge en bienfait américain. © SCIENCESOURCE/BELGAIMAGE/ HOLLANDSE HOOGTE/BELGAIMAGE

1918 : le faux élan humanitaire américain

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Comment l’élan humanitaire en faveur des Belges occupés en 14-18 a été maquillé en largesse made in USA. Un historien de l’ULB exhume l’écrit qui achève de prouver la combine.

Novembre 1918, la guerre est finie et si le ventre des Belges n’a pas désespérément crié famine durant quatre ans d’occupation, c’est à deux organismes, portés par deux hommes, qu’il le doit. L’un est Américain, s’appelle Herbert Hoover, est ingénieur des mines fortuné et s’est découvert une fibre humanitaire qui l’a poussé, dès l’agression allemande de l’été 1914, à voler au secours de la poor little Belgium à la tête d’une Commission for Relief in Belgium (CRB). L’homme au grand coeur a trouvé un partenaire solide en la personne du Belge Emile Francqui, influent directeur à la Société générale de Belgique, investi du pilotage d’un Comité national de secours et d’alimentation (CNSA).

Le duo, à défaut de s’apprécier, a fait de l’excellent boulot et, comme le rappelle Kenneth Bertrams (ULB), spécialiste en histoire économique et en histoire des sciences, leurs organisations respectives  » ont contribué de manière décisive à lutter contre la famine et la malnutrition de la population belge « . L’argent, le nerf de la guerre humanitaire, n’aura jamais manqué, même si la générosité internationale n’a eu qu’un temps et si les dons privés se sont assez rapidement raréfiés. Il a donc fallu convaincre les autorités belges en exil à Sainte-Adresse, près du Havre, de délier les cordons d’une bourse peu garnie. Comment rester de marbre face à la détresse humaine ?  » Dès janvier 1915, la majeure partie du budget du CNSA est alimentée par de l’argent public. Le gouvernement belge s’endette pour cela auprès des Français, des Anglais et des Américains « , poursuit Kenneth Bertrams.

Francqui, le puissant banquier capable de transformer du franc belge en dollar américain.

L’élan du coeur n’exclut ni n’efface le sens des affaires. Le ravitaillement n’a pas été fourni que gratuitement durant la guerre et s’est rapidement mis à produire des surplus. Cette source de profits a fini par devenir source de tensions entre les gestionnaires de l’aide humanitaire et les ministres réfugiés en France. Au sein du gouvernement, on observait d’un oeil contrarié la transformation du CNSA en un  » Etat dans l’Etat  » et la montée en puissance de son patron, l’omniprésent Francqui reconverti en  » vice-roi  » en Belgique occupée. Déjà, tout le monde pressentait que la paix revenue, il faudra désigner l’heureux destinataire du fruit non dépensé de la générosité.

En businessmen avisés, Hoover et Francqui ont vite réalisé que l’humanitaire allait rapporter gros : 150 millions de francs belges au bas mot,  » entre 200 et 250 millions d’euros aujourd’hui  » estime Kenneth Bertrams, reposent ainsi dans les caisses du Comité national de secours et d’alimentation lorsque cessent les hostilités et que le temps est venu de solder les comptes.

Le brouillon de la lettre du 28 août 1919, rédigé sur du papier à en-tête de la Société générale de Belgique : la griffe de Francqui.
Le brouillon de la lettre du 28 août 1919, rédigé sur du papier à en-tête de la Société générale de Belgique : la griffe de Francqui.© dr

Tour de passe-passe comptable

A qui le pactole ? Que ce coquet reliquat, fût-il engendré par de l’argent public, puisse revenir à l’Etat indispose Emile Francqui. Que ce bas de laine puisse tomber entre les mains de gouvernements qui ont tôt fait de retrouver leurs réflexes partisans heurte la sensibilité de l’homme d’affaires. Surtout, l’aversion que ce libéral nourrit pour les catholiques achève d’emporter sa conviction d’exploiter lui-même ce filon au service de la reconstruction. Il s’y résout avec d’autant moins de scrupules qu’il se sent l’âme d’un mécène et qu’un noble projet habite ses pensées : créer une fondation universitaire vouée à faciliter l’accès des moins fortunés à l’enseignement supérieur.

Sans un tour de passe-passe, point de salut. Faire passer cette manne publique belge sous pavillon américain, c’est encore le moyen le plus sûr de détourner le magot des caisses de l’Etat.  » Par un jeu d’écritures, il s’agit de faire croire que les bonis du Comité national de secours et d’alimentation sont des bonis de la Commission for Relief in Belgium « , explique Kenneth Bertrams. Hoover renâcle d’autant moins à la combine qu’elle lui garantit aussi un beau rôle dans cette pièce.

Fin août 1919, les deux hommes se retrouvent à la résidence de Francqui à Overijse pour peaufiner le stratagème et le faire avaler au gouvernement sous la forme d’une belle missive datée du 28 août, adressée au Premier ministre Léon Delacroix. Hoover y tient seul la plume pour faire part de sa grande générosité en faveur de l’enseignement supérieur belge : 80 millions de francs à répartir équitablement entre les quatre universités du pays (Bruxelles, Louvain, Gand et Liège), 15 millions à allouer à l’Ecole des mines de Mons et l’Ecole coloniale d’Anvers. Le solde, 55 millions, seront à affecter à la création d’une fondation au service des étudiants les plus démunis. 150 millions au total, un don du ciel pour un secteur sinistré par la guerre. Cadeau made in USA

Hoover, ce cher Ami de la Nation belge

Le 10 septembre, le Premier ministre se fait un devoir et un plaisir de communiquer au Parlement cette excellente nouvelle qui arrache aux députés, relève le compte-rendu de la Chambre, de  » vifs et unanimes applaudissements prolongés « . Le peuple belge peut être éternellement reconnaissant envers son bienfaiteur américain. Thank you, Mister Hoover. Le futur président des Etats-Unis mérite amplement le titre officiel d’Ami de la Nation belge.

En haut lieu, on feint de n’y voir que du feu. Léon Delacroix, catholique mais en très bons termes avec Francqui, n’est que faussement bluffé par ce conte de fées. Mieux vaut fermer les yeux sur le maquillage inspiré par le tout-puissant banquier. L’histoire officielle ne devra retenir que la version enjolivée des largesses américaines en faveur de l’enseignement belge.

Jusqu’à ce que le pot aux roses finisse par se découvrir. Jusqu’à ce que Liane Ranieri, biographe d’Emile Francqui, dévoile, au milieu des années 1980, l’origine avant tout belge de cette générosité. Jusqu’à ce qu’aujourd’hui, Kenneth Bertrams achève de confondre le tandem Francqui-Hoover en exhumant des archives de la Commission for Relief in Belgium conservées à Stanford, aux Etats-Unis, le brouillon de la fameuse lettre du 28 août 1919. Deux jeux d’écriture, emploi d’un papier à en-tête de la Société générale de Belgique, le crime est signé aux yeux de l’historien :  » La lettre d’Herbert Hoover a bel et bien été corédigée par Emile Francqui et atteste ainsi de son implication directe dans ce qui relève d’une forme de hold-up commis sur de l’argent d’origine belge et publique puisque cet argent aurait pu être utilisé par le gouvernement à d’autres fins dans le cadre de la reconstruction du pays.  » Et Kenneth Bertrams de déposer cette petite cerise sur le gâteau :  » Seul le Trésor américain insistera pour que les autorités belges, qui s’étaient endettées pour financer le Comité de secours et d’alimentation, remboursent leurs dettes « . Pas si sympa que ça, l’oncle Sam.

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