Le Covid-19 a réussi à vider la ville, là où les épidémies de peste, les marées hautes à travers les siècles et la Seconde Guerre mondiale avaient échoué. © GETTY IMAGES

Venise exorcise la crise du coronavirus

Le Vif

Des incompréhensions et, parfois, un certain soulagement ont accompagné le confinement de la Cité des Doges. L’été touristique sera aseptisé. Mais personne ne songe à y renoncer.

Un spectacle surréel et magique à la fois. Avec les gondoles et les vaporetti à quai, les bateaux de croisière disparus de l’horizon, la Lagune s’est transformée en un écrin d’eau parfaitement immobile. Pendant des semaines, la Cité des Doges a donné l’impression d’être figée. Le silence était quasi absolu, rompu uniquement par le cri des goélands, le timbre des cloches et le clapotis des flots se brisant contre les palais vénitiens. Et sans les embarcations, qui remuent sans cesse les fonds sablonneux des canaux, l’eau est redevenue limpide, presque transparente.

Le Covid-19 a réussi là où les épidémies de peste, les marées hautes à travers les siècles et la Seconde Guerre mondiale avaient échoué : le virus a livré la ville aux éléments de la nature en éliminant complètement l’humain du décor.  » J’admets que mes propos relèvent du paradoxe compte tenu de mon secteur d’activité… Mais Venise avait besoin de respirer, c’était une exigence physiologique. Cette ville est si fragile et délicate. Or, elle fait l’objet d’un tourisme imposant, assidu. Cela dit, il est grand temps de repartir « , avoue Cesare Bozzetti, propriétaire d’un hôtel adossé à l’église San Bartolomeo. Propulsée vers la phase de déconfinement par Luca Zaia (La Ligue), l’intrépide et impatient gouverneur de la région Vénétie, Venise se réveille ainsi de sa léthargie.

Un hôpital sur le chantier naval

De l’autre côté de la Lagune, à Marghera, le colosse italien de la construction navale, Fincantieri, a rouvert son usine.  » Le lundi 20 avril, notre chantier vénitien a recommencé à être opérationnel. Une reprise lente avec, pour l’instant, seulement 10 % de nos employés. Un plan stratégique, conçu au cours du confinement, prévoit que, vers la fin du mois de mai, ce chantier tournera, à nouveau, à plein régime « , explique un porte-parole du groupe. Les mesures de sécurité y sont massives. Fincantieri a fait des réserves de masques pour tous ses employés, la distanciation sociale est rigoureusement respectée alors qu’un minutieux programme échelonne, tout au long de la journée, les arrivées, les pauses et les départs des ouvriers.  » Les employés qui présenteraient les symptômes classiques du Covid-19 seront immédiatement envoyés dans le petit hôpital que nous avons bâti à l’entrée du chantier « , précise le porte-parole.

C’est Venise qui a inventé le concept de quarantaine face aux épidémies.

Paolo Chervatin, cadre de l’administration publique à la retraite, est viscéralement amoureux de sa ville natale.  » Pour l’instant, ce réveil vénitien est fort timide mais se fait en vertu d’une discipline extraordinaire, presque instinctive chez tous les habitants. L’autre jour, dans un magasin, j’ai été grondé parce que je n’avais pas respecté la distance de sécurité avec un autre client « , confesse-t-il d’un ton ironique. Les calli enchevêtrées dans le complexe labyrinthe des canaux restent, la plupart du temps, désertes et silencieuses. Les bureaux de poste ont rouvert leurs portes, tout comme les librairies, mais les Vénitiens semblent avoir du mal à renouer avec les habitudes du passé.

 » Ce qui m’a vraiment marquée au cours du confinement, c’était l’absence absolue d’enfants dans la rue. Cette ville, déjà vieillissante, semblait soudain amputée de sa jeunesse. L’autre jour, enfin, j’ai croisé trois gamins « , révèle, avec un certain soulagement, Annamaria De Sabbata, une ancienne anesthésiste. Au Rialto où, pour marquer le retour à la vie, le pont qui s’élance sur le Canal Grande est illuminé, la nuit, aux couleurs du drapeau national, le marché au poisson n’a jamais fermé ses portes. Annamaria s’y est rendue régulièrement pendant le lockdown et remarque enfin la présence, plus manifeste, de commerçants et de clients locaux.

Pas de tourisme d’affaires

 » Cette ville s’est développée sur des flux touristiques inces- sants, qui ont fait exploser le marché immobilier, ont dénaturé les équilibres du commerce et profondément modifié le visage de notre tissu entrepreneurial. Cette pandémie nous contraint, aujourd’hui, à repenser notre identité et notre avenir, notre esprit d’entreprise et notre vision du monde « , déclare Paolo Chervatin. C’est Venise, petite ville de navigateurs aux élans cosmopolites, qui a inventé, face aux ravages des épidémies, le concept de quarantaine et bâti les premiers lazarets du monde. Emblème d’une courageuse ouverture mais aussi d’une prudence séculaire dictée par la mémoire historique de ses habitants, cette cité a, aujourd’hui, du mal à se reconnaître.

 » Je prévois une baisse de mon chiffre d’affaires de l’ordre de 70 % pour cette année. Nous sommes pénalisés à plusieurs égards. Il n’y a pas de tourisme d’affaires ici, comme à Rome, Turin ou Milan. Et l’aéroport local rouvrira peut-être au mois de septembre. Il faudra donc survivre sans notre précieuse clientèle étrangère et compter plutôt sur un tourisme de proximité « , commente l’hôtelier Cesare Bozzetti. Le moment du départ de son personnel, au début du confinement, restera gravé à tout jamais dans son esprit.  » J’ai encore en tête le regard, douloureusement désorienté, de mes collaborateurs qui ont quitté l’hôtel sans savoir quand ils pourraient y revenir « , se souvient-il.

Nichée entre l’eau et l’église Santa Maria dei Miracoli, la cicchetteria de Claudio n’a pas encore ouvert ses portes. Ce dernier a profité de la quarantaine pour repeindre le restaurant et repenser son offre gastronomique.  » Seulement 15 % des restaurateurs ont continué à travailler en profitant d’un système de distribution des repas à domicile qui, en raison de la morphologie de la ville, se fait à pied ou par bateau. Ce n’était pas un choix dicté par des considérations d’ordre économique mais plutôt une façon de donner un sens au vide de cette période « , pointe Claudio. Il se demande dans quelles conditions les restaurants seront autorisés à rouvrir dans la tant attendue  » phase 2  » du déconfinement.  » Nous avons souvent pensé, avec des collègues, protester officiellement contre les dispositions gouvernementales. Pourquoi nos clients ne peuvent-ils pas venir directement chez nous pour retirer des aliments préparés dans le restaurant ? Quelle différence y a-t-il entre ce scénario et les achats effectués dans un magasin alimentaire ?  » se demande, interloqué, Claudio.

 » Evoluer, c’est céder à la fatalité « , écrivait Thomas Mann, dans son roman La Mort à Venise. Aujourd’hui, la Sérénissime n’a, pourtant, pas d’autres alternatives. Les plages du Lido, imbriquées entre la Lagune et la mer Adriatique, se préparent à une saison estivale inédite. Le maire, Luigi Brugnaro (Indépendant), vient d’autoriser l’ouverture des établissements balnéaires dès le mois de mai. Il s’agit certainement du symbole le plus parlant du retour à la normale de la ville. Les vacances au temps du coronavirus risquent, toutefois, d’avoir un arrière-goût amer. L’hypothèse de l’utilisation de parois en plexiglas pour séparer les baigneurs n’a pas été retenue, mais les parasols devront être plantés dans le sable à plusieurs mètres de distance l’un de l’autre, les cabines ne pourront pas être partagées et une prise de la température sera nécessaire pour accéder à la plage. L’été vénitien sera ainsi quelque peu aseptisé mais personne, en ville, n’a l’intention d’y renoncer.

Par Silvia Benedetti.

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