Equipe médicale italienne © BELGA IMAGE

Italie et coronavirus: retour là où « l’épidémie a explosé d’un coup »

Le Vif

L’Italie a été le premier pays massivement touché par le coronavirus en Europe. Des soignants racontent comment ils ont été submergés par ce « tsunami ». Des citoyens expliquent les débuts de l’après-confinement. Des experts analysent l’impact politique de l’abandon par l’Europe. Enquête.

 » Il n’y a pas eu de crescendo. L’épidémie a explosé d’un coup, comme une bombe atomique qui a tout emporté avec elle.  » Mario Iapicca, directeur du service d’ortho- pédie de l’hôpital de la ville de Bergame, la Wuhan d’Italie, a encore du mal à organiser ses souvenirs et à en parler sans que sa voix ne se brise. Il se revoit, au début du mois de mars, dans la salle de conférence de son centre hospitalier, aux côtés de ses collègues, toutes disciplines confondues. Une armée de médecins appelés à servir, à tour de rôle, dans les nouvelles unités Covid-19, aménagées dans la précipitation au sein de l’hôpital. La direction, submergée, demande aux chirurgiens d’être prêts à jouer le rôle des internistes, aux dermatologues, orthopédistes, gastro- entérologues de se familiariser avec les délicats équilibres des soins intensifs. La confusion et l’appréhension s’insinuent dans l’esprit de tous, mais personne ne se dérobe.  » Je me souviens encore du silence spectral dans la ville déserte et du bruit épouvantable des respirateurs qui injectaient inlassablement de l’oxygène dans les poumons de nos patients. Et je revois la queue des ambulances prêtes à déverser leur lot quotidien de malades, alors que, dans les urgences débordées, les contaminés mourraient déjà par dizaines « , ajoute-t-il.

Nous sommes comme les forces spéciales de l’armée : des soldats infatigables toujours en première ligne.

Pionnière sur le terrain de l’inimaginable, l’Italie a été le premier pays européen à être frappé de plein fouet par la violence meurtrière de la pandémie, à imposer des mesures strictes de distanciation sociale et à concevoir, dans l’angoisse et l’ignorance des débuts, une riposte sanitaire et thérapeutique à l’échelle nationale. Dans ce climat surréel, chaque matin, avec une attention méticuleuse, Mario Iapicca endossait son masque et sa combinaison de protection  » pour s’enfoncer dans la gueule du monstre  » et offrir sa contribution à  » une urgence qui avait les allures de l’apocalypse « . Le personnel médical italien a, en effet, payé un lourd tribut depuis le début de la vague épidémique. Au 28 avril, plus de 145 médecins avaient perdu la vie, emportés comme leurs patients par le virus.

 » Cette pandémie nous a pris par surprise. Pourtant, il aurait suffi de bien regarder ce qui se passait à Wuhan pour comprendre qu’aucun pays, à travers le monde, ne serait épargné. Nos gouvernements auraient dû se préparer à la lutte et s’armer en conséquence… « , déclare Filippo Anelli, président de la Fédération nationale des ordres de médecins (Fnomceo), avec une voix qui regorge d’amertume.  » Au début, nos médecins ont été envoyés, complètement désarmés, sur le champ de bataille. Sans masques, visières de sécurité ou combinaisons de protection. On défend, à juste titre, le droit à la santé pour tous. Mais, dans une incompréhensible insouciance, on ne porte toujours pas la même attention au droit à la sécurité du personnel médical « , ajoute-t-il.

Après un délicat travail de persuasion, Filippo Anelli a réussi à convaincre le ministre de la Santé, Roberto Speranza, d’organiser une distribution systématique de masques aux médecins de famille de la péninsule. Trop tard pour des dizaines d’entre eux. Le président de la Fnomceo en nomme quelques-uns, comme pour leur offrir un hommage posthume. Tous sont morts dans une douloureuse solitude, comme Maurizio Bertaccini, père de dix enfants, doté d’une personnalité lumineuse et altruiste, médecin de famille exerçant jusqu’au bout, testé quand il était déjà trop tard.  » Je me sens écrasé par le sens tragique de cet abandon. Je repense aussi à Roberto Stella, le premier médecin italien tombé face au virus. Je lui ai parlé peu avant sa mort. Il avait une voix d’outre-tombe. La maladie s’était déjà emparée de lui et l’a dévoré en quelques jours seulement « , raconte Filippo Anelli.

Le Covid-19 s’est infiltré subrepticement en Italie, peut-être dès le mois de janvier, frappant en particulier les régions au nord, la Lombardie, la Vénétie et le Piémont. Mais les premiers cas de pneumonies bilatérales, touchant le plus souvent des personnes âgées dans les petites villes et les riches campagnes de la plaine du Pô, ne sont pas compris et diagnostiqués avec exactitude. Difficile d’établir un lien entre ces retraités sédentaires et l’exotisme d’un virus né en Extrême-Orient. Quand le gouvernement de Giuseppe Conte comprend, fin février, que le pays est plongé dans une situation d’urgence nationale, il est trop tard. Le système sanitaire des régions les plus touchées, l’un des plus performants d’Europe, est déjà submergé par une onde de choc sans précédent. Les patients contaminés arrivent aux urgences en état de détresse respiratoire aiguë, destinés, le plus souvent, à une mort rapide. Mario Iapicca explique, sans la moindre hésitation, qu’aucun système sanitaire n’aurait pu être prêt à affronter efficacement  » un tsunami de telles proportions « , alors que la nature du virus est encore mystérieuse et qu’aucune approche thérapeutique ne semble initialement fonctionner.

 » Cette pandémie nous a pris par surprise. Il aurait suffi de regarder ce qui se passait à Wuhan, en Chine « , selon le président de la Fédération italienne des ordres de médecins Filippo Anelli.© GETTY IMAGES

L’hôpital vecteur de diffusion

 » L’histoire de notre premier contaminé officiel, dans la ville de Codogno, est paradigmatique. Il nous a montré tout de suite que le virus était très létal parce que, en raison de sa forte contagiosité, il circulait déjà impunément dans le coeur de nos hôpitaux, dans les cabinets des médecins traitants et au sein des domiciles des malades « , s’écrie Filippo Anelli. Ainsi, les hôpitaux de la Péninsule tout comme les maisons de retraite se sont transformés, dès le début de la vague épidémique, en de puissants vecteurs de diffusion de la maladie. Des données non officielles parlent d’un taux de contamination de plus de 25 % du personnel médical, dans les centres hospitaliers les plus touchés au nord du pays. Une situation dont la gravité est soulignée par les chiffres officiels qui, eux, font état de plus de 25 000 morts du Covid-19 en Italie.

Au début, nos médecins ont été envoyés, complètement désarmés, sur le champ de bataille.

Or, si le récent ralentissement de la dynamique épidémique, au sein des premiers foyers infectieux, soulage le personnel médical et allège quelque peu les rythmes de travail, le virus menace encore de nombreuses villes de la Péninsule.  » Nous travaillons comme jamais auparavant et nous ne comprenons pas pourquoi il y a toujours autant de positifs au Covid-19 à Milan, avec un âge moyen qui ne cesse de baisser. Il ne faudrait surtout pas devenir une « nouvelle Bergame » « , lâche, d’une voix fatiguée, Davide, ambulancier bénévole dans la métropole lombarde depuis une trentaine d’années. Il a perdu huit kilos depuis le début de la pandémie. Il confie que son horloge biologique est complètement déréglée et qu’il sent la colère monter dès qu’il croise un Milanais non masqué dans la rue. Il n’hésite pas à distribuer les masques de réserve qu’il porte toujours avec lui.

 » J’en suis à ma quarante-septième nuit de garde. C’est un choix que je m’impose et je vais continuer à servir jusqu’à mon dernier souffle, exactement comme tous mes collègues. Nous sommestous épuisés mais on se sacrifie volontiers pour notre ville, pour nos concitoyens « , précise-t-il. Conscient que la combinaison de protection qu’il porte pour se défendre du virus angoisse des patients déjà effrayés par leur imminente hospitalisation, chaque soir, avant de monter dans son ambulance, Davide dessine un grand sourire sur le masque qui lui couvrira une partie du visage.

Eviter le « triage Covid »

Et alors que les ambulances sillonnent une ville de Milan déserte, dans le département d’anesthésie et de réanimation de l’hôpital Niguarda, l’un des plus importants de la métropole, résonnent les pas légers du professeur Roberto Fumagalli. Directeur de cette unité, devenue encore plus névralgique depuis le début de la vague épidémique, il a contribué à la réorganisation de son centre hospitalier pour accueillir le plus grand nombre de contaminés. Des lits de thérapie intensive  » classiques  » ont été transformés en  » lits Covid « , alors que des pavillons désaffectés ont été aménagés pour devenir des nouvelles unités de réanimation.

Roberto Fumagalli parle d’une voix douce. Il est doté du courage humble et discret des héros anonymes. Son visage est soudain devenu familier, à travers toute l’Italie, grâce à une vidéo par laquelle il affirmait que, contrairement aux informations mensongères circulant début mars sur les réseaux sociaux, son hôpital continuait à essayer de sauver tous les malades, indépendamment de leur âge.  » Nous avons tenu notre promesse. Aucun « triage Covid » n’a été effectué. Nous continuons à faire ce que nous avons toujours fait : offrir des soins adaptés à chaque typologie de patient, en augmentant le niveau des soins, ou non, en fonction de notre expérience « , précise-t-il.

Un choix thérapeutique qui, en raison de la violence épidémique, s’est présenté bien plus souvent que d’habitude.  » Ces choix sont toujours accompagnés par une grande part d’incertitude, propre au bagage structurel de notre métier. Nous ne sommes pas infaillibles et cette pandémie, avec sa brutalité et son corollaire de morts solitaires, nous a tous écorchés vifs « . Roberto Fumagalli a l’habitude d’interagir quotidiennement avec  » ses troupes « , mais la contagiosité du virus le contraint désormais à une communication plus virtuelle.  » Je prépare des messages vidéo pour rassurer et encourager le personnel. Et nous nous écrivons des petits mots de solidarité sur un tableau placé juste devant l’entrée de notre unité. Nous avons tous peur d’être contaminés mais nous n’abandonnerions jamais notre travail. Nous sommes, en médecine, comme les forces spéciales de l’armée : des infatigables soldats toujours en première ligne.  »

Très vite, la saturation

Dans la proche région d’Emilie-Romagne, une réunion de crise a été organisée une dizaine de jours avant les premières contaminations officielles en Italie.  » La nature tumultueuse de la pandémie a, toutefois, déjoué toutes nos prévisions. Au moment du pic, nous avions déjà mis en oeuvre tous les moyens disponibles. Nous étions à deux doigts du point de saturation. Jamais, au cours de mes nombreuses années d’expérience dans le secteur sanitaire, je n’ai été confrontée ainsi à l’impossibilité de rassembler matériel, dispositifs de protection, médicaments… « , avoue Kyriakoula Petropulacos, directrice générale de la santé pour la région.

Saturation logistique mais aussi émotionnelle. Kyriakoula Petropulacos se souvient encore d’une visioconférence avec les représentants des syndicats des médecins des provinces les plus touchées.  » L’une des mes inter- locutrices, une dame connue pour sa force de caractère, a éclaté en sanglots. Les larmes coulaient sur son masque. J’ai commencé à pleurer avec elle…  » se souvient-elle. Une multitude d’images et d’émotions qui s’empilent et se super- posent, indélébiles, dans l’esprit de tous ceux qui ont été appelés à se confronter avec cet ennemi au visage insaisissable.

Par Silvia Benedetti et Gérald Papy.

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