À quel point l’extrême droite est-elle dangereuse ? « Pour beaucoup de gens, c’est un passe-temps comme un autre »

Depuis que le soldat radicalisé Jürgen Conings fait la une de l’actualité, une question se pose : quel est le degré de dangerosité de l’extrême droite ? Nikki Sterkenburg a passé cinq ans à discuter avec des militants d’extrême droite et a écrit le livre Maar dat mag je niet zeggen (Mais ça on ne peut pas le dire). « Nous ne devons pas nous imaginer qu’ils ne pensent pas ce qu’ils disent. »

« C’est une grosse erreur de penser qu’on ne peut être à la fois d’extrême droite et aimable. Je dois admettre que c’est parfois difficile pour moi aussi. Lorsque vous rencontrez des personnes que vous trouvez aimables, inconsciemment, vous avez envie d’être plus conciliant. Vous allez plus rapidement penser que ce n’est pas si grave. Jusqu’à ce que vous lisiez ce que ces gens disent réellement. Là vous ne pouvez que conclure qu’ils ne peuvent réaliser leurs idées qu’en commettant des violations des droits de l’homme à grande échelle. Ils ont beau expliquer gentiment que les Pays-Bas sont censés être un pays de Blancs, en pratique, on en revient toujours au contrôle des naissances, aux déportations massives ou, dans les cas les plus cléments, à l’assimilation forcée. »

Notre confrère de Knack s’est entretenu avec Nikki Sterkenburg le lendemain de la défense de son doctorat. De 2014 à 2019, elle a fréquenté la crème de l’extrême droite néerlandaise. Ces rencontres constituent également la base de Maar dat mag je niet zeggen, le livre dans lequel elle relate ses aventures parmi les néonazis, les militants anti-islam et les adhérents d’alt-right.

Les militants dont Sterkenburg fait le portrait sont un méli-mélo d’extrémistes de droite, allant des activistes anti-islam aux néonazis purs et durs qui collectionnent des attributs nazis, en passant par les adhérents d’alt-right qui considèrent les femmes comme des incubatrices dans la lutte contre le grand remplacement. Malgré ces idées peu recommandables, de nombreux militants se sont montrés étonnamment disposés à parler à Sterkenburg. Les champions d’un ethno-état blanc se sont même souvent avérés être des gens très gentils, qui la régalaient régulièrement de tarte aux pommes et de gâteaux maison.

Le titre de votre livre fait référence à une plainte souvent entendue à droite concernant la dérive du politiquement correct. Se sentent-ils vraiment lésés ?

Nikki Sterkenburg: Pas vraiment. Ils savent très bien qu’ils s’en tirent beaucoup mieux aujourd’hui qu’il y a vingt ans. En 2003, la Fondation Anne Frank a effectué des recherches sur la façon dont les gens réagissaient sur un forum d’extrême droite, après l’assassinat de Pim Fortuyn, et lorsque les gens pensaient encore qu’il avait été tué par un musulman radical. Ce qu’à l’époque, il fallait aller chercher dans les bas-fonds d’internet, aujourd’hui, on le retrouve tous les jours sur Facebook et Twitter. C’est vraiment inquiétant de voir à quelle vitesse c’est devenu normal. Cela ne change rien au fait que la plupart des gens à qui j’ai parlé se sentent absolument menacés. Ils pensent sincèrement que leur propre peuple (Eigen Volk eerst, slogan du Vlaams Blok pendant longtemps – Ndlr) viendra en dernier et que les Pays-Bas doivent devenir un ethno-état blanc pour se défendre.

Les gens avec qui vous avez discuté n’avaient aucun problème à être qualifiés d’extrême droite.

Ils se rendent compte que ce qu’ils veulent est en conflit avec la Constitution. Dans une enquête similaire sur l’extrême droite à la fin des années 1990, presque personne n’a osé se définir comme étant d’extrême droite. Maintenant, presque plus personne ne s’y oppose.

Comment expliquez-vous ça?

Leurs idées sont plus acceptées par la société. Je pense que c’est également lié à ce que l’expression « extrême-droite » a trop longtemps été utilisée comme une insulte afin de discréditer les opposants politiques. Cependant, la cause la plus importante est qu’il n’y a pratiquement aucune conséquence aujourd’hui à se qualifier d’extrémiste de droite. Dans les années 90, si vous osiez faire votre coming-out en public, vous finissiez en isolement social. Plus maintenant. En général, il n’y a pas de problèmes avec les partenaires, les employeurs ou les personnes qui vous entourent. Pour beaucoup de gens, être d’extrême droite est un hobby comme un autre.

Sommes-nous devenus trop accommodants ?

Pour être parfaitement clair, je ne pense pas que l’isolement social des extrémistes de droite soit une bonne solution. Mais il est certainement vrai que nous sommes beaucoup trop indifférents de nos jours. Le gros problème, c’est que beaucoup de gens ne peuvent pas vraiment imaginer ce que cela signifie. Lorsqu’ils pensent à l’extrémisme de droite, ils pensent immédiatement à Adolf Hitler, aux nazis et à l’Holocauste. Si c’est la norme, beaucoup des militants auxquels j’ai parlé ne semblent évidemment pas menaçants ou extrêmes. Mais cela ne change rien au fait qu’exclure des personnes sur la base de leurs origines ou de leur religion est tout simplement une pensée d’extrême droite.

Les militants avec qui vous avez discuté étaient souvent des entrepreneurs ou des personnes de la classe moyenne ayant un emploi respectable. Vous trouviez ça étrange ?

C’est un malentendu que l’extrême droite recrute principalement parmi les personnes les moins instruites. Pendant l’entre-deux-guerres, les nazis ont principalement reçu des voix de la classe moyenne dans des communautés très unies, et non des personnes au bas de l’échelle sociale. Le soutien aux dirigeants forts est généralement plus important parmi les personnes qui ont quelque chose à perdre.

Considérez-vous la droite radicale comme un grand réseau?

Il n’existe pas de structure unique ou d’organisation centrale, mais nous constatons qu’ils travaillent ensemble lorsqu’un objectif commun est formulé. Ils manifestent ensemble, par exemple, pour le maintien du Père Fouettard, ou contre l’État islamique. Mais sans ces « grands objectifs », ils se disputent continuellement. Il y a également de nombreux militants qui « font du shopping » parmi les différents mouvements de l’extrême droite. Ils manifestent contre l’islam le samedi matin, boivent de la bière avec des amis néo-nazis le samedi soir et assistent à une conférence sur l’ethno-nationalisme le dimanche.

Nikki Sterkenburg
Nikki Sterkenburg© AURÉLIE GEURTS

Dans quelle mesure sont-ils formés idéologiquement ?

La plupart des militants font peu d’efforts pour s’immerger dans l’idéologie. Cela n’est pas exigé d’eux non plus. Il y a si peu de militants prêts à agir que la plupart des groupes acceptent n’importe qui. La motivation de nombreux militants est assez banale. Ils sont souvent à la recherche de sens, de « convivialité » et de contacts sociaux. Pour beaucoup, passer du temps ensemble est plus important que l’idéologie derrière.

Les considérez-vous comme potentiellement violents ?

Je suis convaincue que la plupart des personnes auxquelles j’ai parlé n’auraient jamais recours à la violence. En même temps, vous devez conclure que leurs opinions ne sont pas si différentes de celles de quelqu’un comme Brenton Tarrant, l’homme qui a commis l’attentat de Christchurch.

Comment considèrent-ils des terroristes comme Anders Behring Breivik ?

J’ai parlé à des gens qui avaient une fascination malsaine pour Breivik. Ils minimisaient ses crimes. « C’est vraiment si grave ce qu’il a fait ? Ces enfants sur cette île seraient de toute façon devenus des politiciens de gauche. » Cependant, je dois ajouter qu’il y a aussi des militants qui s’opposent sans équivoque à toute forme de violence.

Croient-ils qu’ils seront en mesure de réaliser leurs idées ?

Ne vous y trompez pas : ils ont l’ambition sincère de réaliser des Pays-Bas culturellement et ethniquement homogènes. Mais en même temps – et je trouve cela très difficile à comprendre – ils semblent avoir l’idée qu’ils ne réussiront jamais. Ils continuent parce qu’ils pensent qu’ils doivent le faire, mais ils ne croient pas vraiment que leurs idées sont réalisables en pratique. C’est en cela qu’ils se distinguent des mouvements djihadistes, par exemple. Même avant que l’État islamique ne proclame le califat, les musulmans radicaux étaient fermement convaincus que le califat viendrait bientôt, et que la guerre civile syrienne annoncerait le début de cette prophétie.

Leurs ambitions sont-elles sincères ? Ou est-ce juste de la frime ?

Nous ne devons pas nous imaginer qu’ils ne pensent pas ce qu’ils disent. De nombreux ethnonationalistes croient sincèrement qu’il y aura une guerre mondiale ou une guerre civile. Et quand ce moment arrivera, ils seront tous prêts à se battre. Seulement ils veulent voir exactement quand ça commence. Ils partent du principe que les Autres – à leurs yeux généralement « les musulmans » – vont déclencher la guerre et qu’ils n’ont qu’à réagir. Ils pensent qu’une spirale de violence va s’enclencher et que l’armée et la police finiront par se ranger du côté de l’extrême droite. Mais en même temps, personne n’a envie de s’y mettre trop tôt. La grande majorité des personnes auxquelles j’ai parlé n’auraient jamais recours à la violence. En revanche, je m’inquiète à propos de certains individus qui s’impatientent.

En même temps, la plupart des activistes à qui vous avez parlé sont assez pantouflards. Ils disent qu’ils sont pour la révolution, mais en même temps il leur faut payer leur hypothèque.

Ils sont en effet très pragmatiques. Ils font une analyse coût-bénéfice dans tout ce qu’ils font. Quel est l’effet ? Quels sont les avantages ? Suis-je prêt à payer pour cela ? Dans leurs déclarations, ils sont émotifs et pas toujours très cohérents, mais dans leur analyse coûts-avantages, ils sont hyper-rationnels. On l’a très bien vu avec l’attentat contre la mosquée d’Enschede en 2016. J’ai parlé à plusieurs militants qui connaissaient les auteurs et ils ont immédiatement désapprouvé cet acte. Non pas parce que cela leur posait un problème, mais parce qu’à leurs yeux, cela ne sert à rien. Les auteurs qui sont condamnés n’obtiennent généralement pas non plus le soutien de leurs partisans.

Sous-estimons-nous le danger de l’extrême droite ?

En ce qui concerne la menace de violence, absolument pas. Les services de renseignement ne sont que trop conscients du danger et en sont très proches. Mais nous sous-estimons l’impact de la droite radicale sur notre société. Chaque jour, on trouve sur les réseaux sociaux plusieurs messages qui remettent en question la présence des minorités ethniques et religieuses. Ce type de rhétorique déshumanisante a de graves conséquences sur la cohésion sociale. C’est aussi un énorme problème à l’école : il suffit de trois jeunes d’extrême droite pour que tout le climat soit gâché. Pour l’instant, c’est là que réside la plus grande menace.

En Belgique, Jürgen Conings, un soldat sympathisant de l’extrême droite, fait la une des journaux depuis la semaine dernière. Avez-vous rencontré des cas similaires ?

Je n’ai jamais rencontré son nom au cours de mes recherches. J’ai trouvé deux ex-soldats dans mes recherches. Il y en a aussi un qui a indiqué qu’il aimerait rejoindre l’armée.

Dans votre livre, vous mettez surtout en garde contre les dangers de l’alt-right. Vous les appelez « loups en costume ».

L’Alt-right est de loin le groupe le plus sinistre sur lequel j’ai fait des recherches. Contrairement aux néo-nazis, ils réfléchissent réellement à la manière d’infiltrer les partis politiques ou d’actualiser leur message afin d’obtenir l’adhésion d’un plus grand nombre de personnes. Par exemple, au lieu de parler de race, ils parlent de « notre culture et nos traditions » qui sont menacées. Les néo-nazis ne s’en préoccupent pas tant que ça. Ils se sont en fait isolés. Ils parviennent à peine à recruter des membres, et ils ont même renoncé à convaincre les autres de leurs idées. Ils veulent surtout boire de la bière et se rendre ensemble à des concerts.

Trouvez-vous l’alt-right sectaire ?

Ils s’imposent une quantité énorme de réglementations. Si vous n’êtes pas un hétérosexuel blanc alpha, vous n’avez pas beaucoup d’utilité pour eux. C’est un mouvement qui veut restreindre la liberté de l’individu, et qui ne connaît aucune clémence. Par exemple, ils sont obsédés par l’idée d’avoir le plus d’enfants possible, car ils croient au Grand remplacement. Cependant, beaucoup d’entre eux n’ont même pas le désir d’avoir des enfants. C’est un groupe où l’individu doit se soumettre complètement à l’intérêt du groupe.

Quel regard portez-vous sur un phénomène tel que Schild & Vrienden ?

Cela prouve que les messages racistes et antisémites dans les groupes de discussion ne sont plus vraiment considérés comme si mauvais. L’émission Pano a révélé que Schild & Vrienden a des idées profondément problématiques, et pourtant Dries Van Langenhove a été facilement élu au parlement. En termes d’idéologie, Schild & Vrienden est assez similaire à Erkenbrand, une association d’étude aux Pays-Bas. Cependant, Erkenbrand est beaucoup plus secret que Schild en Vrienden. Ce que fait Dries Van Langenhove en siégeant au Parlement et en participant au débat est vraiment remarquable.

Comment voyez-vous évoluer l’extrême droite ces prochaines années ?

Je pense qu’ils vont chercher d’autres alliances. On l’a vu aussi pendant les manifestations contre les mesures sanitaires: ils embraient parce que ce sont des manifestations contre le gouvernement. Ils adaptent leur message au contexte. Je soupçonne que l’extrême droite se présentera de plus en plus comme un mouvement anti-gouvernemental. Au début, l’extrême droite était antisémite, puis anti-islamique, puis anti-élite et anti-politiquement correcte, et maintenant elle se retourne progressivement contre le gouvernement.

Pensez-vous que les personnes auxquelles vous avez parlé puissent être déradicalisées ?

Cela me semble très difficile. Je ne pense pas non plus qu’il appartienne au gouvernement d’imposer certaines convictions. La raison pour laquelle les militants d’extrême droite cessent de s’engager est généralement d’ordre pratique : ils se sont fait de nouveaux amis, ou leur environnement est devenu trop gênant. Il est vraiment rare qu’ils abandonnent parce qu’ils ont changé d’avis.

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