La rédaction du Vif

« La vie est née de l’océan, ne laissons pas l’humanité s’y noyer » (carte blanche)

Alors que Le Vif publie un hors-série de 180 pages sur « La grande histoire des mers », Deborah Pardo, naturaliste et CEO d’Eartship Sisters, programme de leadership féminin environnemental, plaide et oeuvre pour « faire basculer la société du côté vert et bleu de la force ».

Une carte blanche écrite par Deborah Pardo, naturaliste et CEO d’Eartship Sisters.

Découvrez en plus sur cette question dans le supplément du Vif disponible en librairie et dans notre shop: La grande histoire des mers. Explorateurs, pirates, aventuriers, migrations, trésors, défis… L’évolution du monde racontée par les océans, hors-série du Vif/L’Express, 180 pages, mars 2020.

Supplément de mars 2021.
Supplément de mars 2021.© Le Vif

Planète bleue née il y a 4,5 milliards d’années, tu as donné la vie mais nul ne sait si tu es l’unique. Ce bleu qui fait toute la différence, berceau de la soupe primordiale qui a permis aux premières molécules de s’assembler, ce bleu qui compose les 2/3 de ta surface compose aussi les 2/3 de notre corps humain. Notre relation si particulière à l’océan est-elle une coïncidence ? J’en doute.

Retraçons cette relation avec celui que Françoise Gaill, chercheuse émérite au CNRS et vice-présidente de la plateforme Océan-Climat qualifie d’enjeu géostratégique du siècle.

Passé : le bilan

Si on rapporte l’histoire de la Terre à 24 heures, l’humanité ne représente que 2 secondes ! Et pourtant c’est officiel, nous formons aujourd’hui la principale force géologique qui modifie l’environnement, l’Anthropocène. Nous observons une sixième extinction de masse de la biodiversité, due directement ou indirectement aux activités humaines. La dernière date de 65 millions d’années et a entrainé la disparition des dinosaures. Elle était pourtant beaucoup plus lente…

Sur les océans, nous ne savons que peu de choses ! Seulement environ 1/3 des espèces de poissons connues sont suffisamment suivies pour estimer leur statut de conservation. On ne parle pas des invertébrés, tous ces mollusques, vers, crustacés, méduses, coraux et autres organismes planctoniques ni de tous ces végétaux aquatiques et encore moins des nombreux micro-organismes, virus et bactéries. On estime que seulement 1 espèce marine sur 10 est identifiée aujourd’hui alors que les océans représentent 99% des habitats disponibles sur terre.

On peut résumer les impacts de l’Homme autour de cinq grandes causes d’extinction de la biodiversité (d’après les travaux de l’IPBES, la Plateforme Intergouvernementale scientifique et politique sur la Biodiversité et les Services Ecosystémiques). Comme souvent, on les connait bien pour le milieu terrestre mais même les plus grands groupements d’experts ont longuement ignoré le point de vue de l’océan. Il a fallu attendre la COP 25 pour aborder le sujet et un rapport spécial du GIEC en 2019. Ces cinq facteurs déterminants sont : les changements climatiques, la dégradation des habitats, la surexploitation des espèces, la pollution et l’introduction d’espèces envahissantes.

Tous ces impacts sont assez paradoxaux sachant que nous sommes totalement dépendants de l’Océan : 40 % de l’humanité vit sur la frange côtière, une bande de 100 km de large ; 1 milliard d’entre nous dépendent de l’océan pour leur alimentation, riche en nutriments ; 1 humain sur 10 gagne sa vie grâce à l’océan ; 90 % du transport mondial se fait sur l’océan. Alors pourquoi ne prenons-nous pas soin de cette si riche étendue ?

Présent : la transition

L’exploitation des océans part d’une perception d’abondance infinie. Il y a 200 000 ans, l’espèce humaine vivait à l’état de chasseur-cueilleur en petits groupes nomades, avec une connaissance fine et un respect de son milieu naturel. Certains étaient spécialisés sur la pêche littorale et on a même découvert récemment que les Homo Sapiens qui ont colonisé l’Australie il y a 45 000 ans ont utilisé un moyen de navigation ! Ils connaissaient très bien leur environnement et vivaient en relative harmonie avec lui.

Il y a 12 000 ans arrive la révolution agricole, ce que Yuval Noah Harari (Sapiens, une brève histoire de l’humanité) nomme la plus grande escroquerie de l’Histoire. Pourquoi ne pas domestiquer des espèces animales et végétales d’intérêt et se sédentariser ? Une invention qui permet l’établissement de villes et le début de la domination de l’Homme sur la Nature – accessoirement aussi de l’homme sur la femme. Ce phénomène se ressent longtemps sur les ressources terrestres, mais petit à petit les compétences marines augmentent et lorsque la révolution industrielle démarre au 19e siècle, tout est en place pour organiser le pillage des océans à grande échelle.

Pendant 200 ans, celui-ci entraine des aberrations et des atrocités dont seule l’espèce humaine semble capable… Je travaille souvent en Antarctique et nous y voyons les vestiges des chasses industrielles aux manchots (qu’ils faisaient fondre vivants dans des chaudrons), phoques et baleines (dont des amas d’ossements nous laissent sans voix) pour alimenter en huile pour l’électricité et en nourriture pour le bétail les grandes puissances du Nord. Le moratoire international est intervenu longtemps après l’effondrement de la plupart des populations de baleines.

Depuis les années 50, nous sommes devenus particulièrement efficaces et organisés pour détruire nos océans. En plus de l’augmentation de l’effort mondial industriel de pêche, l’aquaculture prend le pas sur une pêche devenue stagnante pour cause de surexploitation des stocks à partir des années 80. En 2009, un rapport du WWF estime que 40 % de la pêche est constituée de rejets. Ceux-ci incluent les exemplaires de l’espèce visée dont la taille n’est pas conforme, d’autres espèces qui ne se mangent pas ou n’ont pas de marché, des espèces interdites ou à risque d’extinction, comme certains oiseaux, tortues ou mammifères marins.

Certains poissons sont rejetés uniquement parce que la flotte de pêche n’a pas de licence pour les ramener à terre, qu’il n’y a plus de place sur le bateau ou qu’ils ne sont pas de l’espèce que le capitaine a décidé de pêcher. On parle de MILLIONS DE TONNES de poisson rejetés à la mer, morts ou blessés chaque année. Et ces chiffres ne prennent pas en compte la pêche visant une partie de l’animal, telle que les ailerons de requins ou de raie qui sont coupés alors que les animaux sont rejetés à la mer. A l’abri des regards.

Aujourd’hui, les grands mouvements internationaux sont toujours relativement inefficaces pour adresser concrètement l’urgence de la situation, les intérêts économiques, géopolitiques et individuels passent encore avant le bien commun. Je trouve cependant que l’élan citoyen, l’engagement politique et la responsabilité des entreprises commencent à frétiller dans la bonne direction. La crise COVID a mis un bon coup de pied aux fesses de notre système mondialiste capitaliste court-termiste destructeur et inégalitaire. Maintenant que les connaissances scientifiques sont largement partagées sur l’impact des activités humaines sur l’environnement, sur les bénéfices de la Nature sur la Santé, sur les capacités de régénération des espèces animales et végétales lorsque des actions de conservation efficaces sont menées, l’heure est à l’action !

J’ai personnellement choisi de quitter la recherche scientifique il y a quatre ans alors que j’étais en post-doc au British Antarctic Survey à Cambridge, sur la voie d’une carrière prometteuse. Le déclic s’est produit quand je suis devenue maman. Puis quand la publication de mon article sur l’impact combiné du changement climatique et de la pêche industrielle sur la disparition de trois espèces d’albatros en Antarctique a été refusé par une grande revue scientifique, à cause d’une compétition futile entre directeurs de laboratoires. Enfin quand j’ai participé à une formation en leadership spécialisée pour les femmes scientifiques du monde, qui a culminé avec la plus grande expédition féminine de l’histoire en Antarctique. J’ai alors décidé de mettre mes compétences scientifiques directement au service de la société.

Voici ce qui a motivé ma transition professionnelle et qui résume assez bien LE CHOIX devant lequel se trouve l’humanité aujourd’hui. Les recherches de l’équipe de Tim Kasser, magnifiquement mises en images dans le documentaire Happy, en 2011, permettent de définir la notion de Bonheur. Trop souvent nous l’assimilons à des causes externes à notre vie : l’image, le statut, l’argent, le pouvoir, qui nous mènent à un cercle vicieux négatif dont nous sommes en train de réaliser les conséquences.

Alors que d’après les chercheurs, les vraies causes du Bonheur sont internes, liées au développement du corps et de l’esprit, au partage avec les personnes qui nous sont chères, à la contribution à un monde meilleur.

Nous sommes entrés dans une période historique de l’Humanité, celle où nous décidons collectivement de réduire l’impact de nos actions. De faire valoir notre choix de consommateur, même si d’autres personnes ne font pas attention, de prendre nos responsabilités sur tous les processus de notre entreprise, même si nous ne sommes pas dirigeants, de voter ou s’abstenir en conscience des engagements de développement durable d’un parti politique même si le système a encore besoin d’évoluer. Ne plus céder à la peur, ne plus être dans le déni, dans l’immobilisme ou l’agressivité, nous sommes tous dans le même bateau d’un monde qui pourrait effectivement être submergé.

Les solutions sont là ou en train de naitre grâce à de nombreux mouvements d’entrepreneurs sociaux dans tous les pays du monde ! J’en fais partie avec fierté en portant le mouvement Earthship Sisters : accélérateur de leadership environnemental à la voile, avec des valeurs fortes d’enthousiasme, d’authenticité, d’aventure et de partage qui permettent à chacune et chacun de révéler son potentiel pour agir concrètement en faveur de l’environnement et se connecter à soi, aux autres et à la Nature afin de faire en sorte que l’Humanité transitionne vers le cercle vertueux positif et non vers les abysses.

Futur : le dénouement

Alors comment faire basculer la société du côté vert et bleu de la force ? Il y a des jours où je me trouve plus optimiste que d’autres… Mais l’optimisme entêté (pour citer Christiana Figueres) est vital pour les vingt prochaines années qui seront déterminantes. C’est même devenu une partie intégrante de ma nouvelle vie professionnelle en tant que conférencière scientifique et inspirationnelle. Ou comment vulgariser la science pour montrer que nos biais cognitifs nous poussent à l’extinction et que nous avons TOUT en main, enfin dans nos têtes, nos coeurs et nos tripes pour réinventer le monde de demain ! C’est à ce moment précis que j’ai envie de croire que la pandémie de COVID-19 a apporté le déclic qu’il nous manquait.

Aujourd’hui il me semble que les personnes qui ont envie de vivre en pleine santé, au contact de la Nature, de manger bien, de connaitre les producteurs et la provenance de leurs produits, ou simplement de ralentir, ne sont plus juste des précurseurs intellectuels incompris, qualifiés de bobos écolos ou autres hippies. Boostés par les bons côtés du digital, une proportion grandissante de la population de nos sociétés occidentales commence à ouvrir les yeux et agir concrètement sur les conséquences de ses actes de consommateur et d’acteur économique. Nous reconstruisons nos attentes en faisant les choix qui nous permettent de rester dans le cercle vertueux positif.

Et l’océan dans tout ça ? Il est forcément intégré dans cette démarche de retour vers la Nature. Mais il est surtout pour moi un outil puissant pour accélérer cette transition environnementale aussi bien auprès des publics scolaires que du grand public, des entrepreneurs, des grands groupes et des institutions publiques. En quittant la recherche académique, déçue du faible impact qu’avaient mes recherches, j’ai réalisé que la solution réside aujourd’hui dans le développement du leadership de chacun ! J’ai alors cofondé et dirige aujourd’hui le mouvement Earthship Sisters, accélérateur de leadership environnemental… à la voile (1). Nous avons notamment un programme dédié pour que les femmes (toujours fortement sous-représentées dans les postes décisionnels) puissent prendre la barre de projets à impact et devenir des ambassadrices, entrepreneures et expertes de l’environnement.

Comment faire pour tous utiliser au maximum notre leadership au service de la Nature, pour laisser respirer l’Océan avant qu’il ne puisse plus jouer les effets tampons de notre décadence ? La responsabilité individuelle y est pour beaucoup. Que vous soyez étudiants, parents, salariés ou dirigeants, les clés sont là, l’envie est là, l’urgence est là. Je vous invite à choisir dès à présent les actions qui vous ressemblent sur le superbe site https://cacommenceparmoi.org/ qui recense 402 actions pour une éco-citoyenneté ambitieuse censée nous rapprocher d’un scénario pas trop extrême dans les projections du GIEC. Vous plongez avec nous dans le monde collaboratif de demain ? Ou vous vous laissez littéralement submerger en ne changeant pas vos modes de consommation, de travail et de relations à vous, aux autres et à la Nature ?

(1) https://earthship-sisters.fr

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